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Le trésor de la culture chrétienne née de la foi

La catéchèse de Benoît XVI du 21 mai 2008 sur un chantre-prédicateur syrien du VIème siècle, Romain le Melode (6/7/2014)

Dans la préface au livre L'Esprit de la musique, que j'ai reproduite hier (Le Pape musicien), faisant allusion à une catéchèse de Benoît XVI consacrée à Romain le mélode, chantre-prédicateur syrien du VIème siècle, Henri de Villiers parlait d'un "texte passionnant pour ses implications sur la musique ecclésiastique, et que j’ai découvert ici avec un réel plaisir", ajoutant:
"Ce texte pourrait se révéler d’accès difficile puisqu’il requiert quelques connaissances précises d’histoire liturgique, mais le Pape le rend très accessible grâce à son admirable sens pédagogique".

Je me souvenais parfaitement de cette catéchèse particulièrement éblouissante du 21 mai 2008, que j'ai relue avec plaisir, dans ma traduction d'alors (j'ai juste rajouté la note sur le synaxaire, que je n'avais pas traduit à l'époque, laissant la forme italienne "sinassario"), et que je propose à nouveau ici:

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Chers frères et soeurs,

Dans la série des catéchèses sur les Pères de l'Église, je voudrais aujourd'hui parler d'une figure peu connue : Romain le Melode, né vers 490 à Emesa (aujourd'hui Homs) en Syrie.
Théologien, poète et compositeur, il appartient à la grande troupe des théologiens qui ont transformé la théologie en poésie.
Pensons à son compatriote, Saint-Ephrem de Syrie, qui a vécu deux cents ans avant lui. Mais pensons aussi à des théologiens de l'Occident, comme Saint Ambroise, dont les hymnes font encore aujourd'hui partie de notre liturgie et nous touchent toujours le coeur; ou à un théologien, à un penseur de grande vigueur, comme Saint Thomas, qui nous a offert les hymnes de la fête du Corpus Domini de demain; pensons à Saint Jean de la Croix et à tant à d'autres.
La foi est amour et donc crée poésie et musique. La foi est joie, donc elle crée la beauté.

Ainsi Romain le Mélode est un de ceux-la, un poète et un compositeur théologien. Ayant appris les premiers éléments de la culture grecque et syriaque dans sa ville natale, il se rendit à Berito (Beyrouth), en y perfectionnant son instruction classique et ses connaissances réthoriques. Ordonné diacre permanent (en 515), il y fut prédicateur durant trois ans. Ensuite il se se transféra à Constantinople vers la fin du règne d'Anastasio I (518), et là il s'établit dans le monastère prés de l'église de Theotókos, "Mère de Dieu".
C'est là qu'eut lieu l'épisode-clé de sa vie : le Sinaxaire [1] nous informe de l'apparition en rêve de la Mère de Dieu et du don du charisme de la poésie.
Marie, en effet, lui enjoignit d'avaler un feuillet enroulé.
En se réveillant le lendemain matin - c'était la fête de la Nativité du Seigneur - Romain se mit à déclamer depuis l'ambon: « Aujourd'hui la Vierge a donné le jour au Transcendant » (Hymne "Sur la Nativité").
Il devint ainsi chantre-prédicateur jusqu'à sa mort (après 555).

Romain reste dans l'histoire comme un des auteurs d'hymnes liturgiques les plus représentatifs.
L'homélie était alors, pour les fidèles, l'occasion pratiquement unique d'instruction catéchètique. Romain se pose ainsi comme témoin éminent du sentiment religieux de son époque, mais aussi d'une manière vivante et originale de faire la catéchèse.
À travers ses compositions nous pouvons nous rendre compte de la créativité de cette forme de catéchèse, de la créativité de la pensée théologique, de l'esthétique et de l'hymnographie sacrée de ce temps. Le lieu dans lequel Romain prêchait était un sanctuaire à la périphérie de Constantinople : il montait à l'ambone, le point au centre de l'église et parlait à la communauté en recourant à un mise en scène plutôt sophistiquée: il utilisait des représentations murales ou des icônes disposées sur l'ambone et recourait aussi au dialogue. Ses homélies étaient des "métriques" chantées, appelées "contaci" (kontákia). Le terme kontákion, "petite verge" , semble renvoyer au bâtonnet autour duquel on enroulait un manuscrit liturgique ou de toute autre sorte. Les kontákia au nom de Romain qui nous sont parvenues sont au nombre de quatre-vingt-neuf, mais la tradition lui en attribue mille.

Chez Romain, chaque kontákion est composé de strophes, généralement de dix-huit à vingt-quatre, avec un nombre égal de syllabes, structurées sur le modèle de la première strophe (irmo); les accents rythmiques des vers de toutes le strophes sont modelés sur ceux de l'irmo. Chaque strophe s'achève sur une ritournelle (efimnio) généralement identique pour créer l'unité poetique. En outre, les initiales des strophes indiquent le nom de l'auteur (acrostiche), précédé souvent de l'adjectif "humble" . Une prière faisant référence aux faits célébrés ou évoqués conclut l'hymne. Une fois la lecture biblique terminée, Romain chantait le Proemio, généralement en forme de prière ou de supplique. Il annonçait ainsi le thème de l'homélie et expliquait la ritournelle à répéter en choeur à la fin de chaque strophe, qu'il déclamait en cadence à voix haute.

Un exemple significatif nous est offert par le kontakion pour le Vendredi de Passion: c'est un dialogue dramatique entre Marie et son Fils, qui se déroule sur le chemin de la croix. Marie dit: « Où vas-tu, fils ? Pourquoi accomplis-tu si vite le cours de ta vie ? /Jamais je n'aurais cru, ô fils, te voir dans cet état,/et jamais je n'aurais imaginé qu'à tel point de fureur seraient parvenus les impies/jusqu'à mettre les mains sur toi contre toute justice ». Jésus répond : « Pourquoi pleures-tu, ma mère? [...]. Ne devrais-je pas souffrir ? Ne devrais-je pas mourir ? /Comme donc pourrais-je sauver Adam? ». Le fils de Marie console sa mère, mais il la rappelle à son rôle dans l'histoire du salut : « Dépose donc, mère, dépose ta douleur /il ne te convient pas de gémir puisque tu fus appelée "pleine de grace" ; » (Marie au pied de la croix, 1-2 ; 4-5).

Romain adopte non pas le grec byzantin solennel de la cour, mais un grec simple, proche du langage du peuple. Je voudrais ici citer un exemple de sa façon vive et très personnelle de parler du Seigneur Jésus : il l'appelle "source qui ne brûle pas et lumière contre les ténèbres" et il dit : « J'ose te tenir dans ma main comme une lampe/qui porte, en effet, une lueur parmi les hommes est éclairé sans brûler. /Illumine-moi donc, Toi qui est la Lueur qui ne s'éteint pas » (la Présentation ou la Fête de la rencontre, 8).
La force de conviction de ses prédications était fondée sur la grande cohérence entre ses mots et sa vie. Dans une prière il dit : « Rends claire ma langue, mon Sauveur, ouvre ma bouche/et après l'avoir remplie, transperce mon coeur, afin que mes actes soient cohérents avec mes paroles » (Mission des Apôtres, 2).

Examinons à présent quelques-uns de ses thèmes principaux.
Un thème fondamental de sa prédication est l'unité de l'action de Dieu dans l'histoire, l'unité entre création et histoire du salut, l'unité parmi l'Ancien et Nouveau Testament.
Un autre thème important est la pneumatologie, c'est-à-dire la doctrine sur l'Esprit Saint. Dans la fête de la Pentecôte il souligne la continuité qu'il y a entre le Christ monté au ciel et les apôtres, c'est-à-dire l'Église, et il en exalte l'action missionaire dans le monde: « [...] avec une vertu divine ils ont conquis tous les hommes /ils ont pris la croix du Christ comme une plume,/ils ont employé les mots comme des filets et avec eux ont pêché le monde/ils ont eu le Verbe comme hameçon pointu/comme un appât est devenue pour eux/ la chair du Souverain de l'univers » (Pentecôte 2 ; 18).
Un autre thème central est naturellement la christologie.
Il n'entre pas dans le problème des concepts difficiles de la théologie, si discutés à cette époque, et qui ont tellement déchiré l'unité pas seulement parmi les théologiens, mais aussi parmi les chrétiens au sein de l'Église. Il prêche une christologie simple mais fondamentale, la christologie des grands Conciles.

Mais surtout il est proche de la piétié populaire - du reste, les concepts des Conciles sont nés de la piété populaire et de la connaissance du coeur chrétien - et ainsi Romain souligne que le Christ est vrai homme et vrai Dieu, et en étant vrai homme-Dieu est une seule personne, la synthèse entre création et Créateur: dans ses mots humains nous entendons parler le Verbe de Dieu lui-même. « Il était homme - dit-il - le Christ, mais il était aussi Dieu,/et pourtant pas divisé dans deux: il est Un, fils d'un Père qui est un seul » (la Passion 19).

Quant à la mariologie, reconnaissant à la Vierge pour le don du charisme poétique, Romain la rappelle à la fin de presque tous les hymnes et il lui dédie ses kontáki les plus beaux : Nativité, Annonciation, Maternité divine, Nouvelle Eve.

Les enseignements moraux, enfin, se rapportent au jugement dernier (les dix vierges [II]). Il nous mène vers cet instant de vérité de notre vie, de la confrontation avec le Juge juste, et donc il exhorte à la conversion dans la pénitence et dans le jeûne. Du côté positif, le chrétien doit pratiquer la charité, l'aumône.
Il met l'accent sur la primauté de la charité sur la continence en deux hymnes, les Noces de Cana et les Dix vierges. La charité est la plus grande des vertus : « [...] dix vierges possédaient la vertu de la virginité intacte/mais pour cinq d'entre elles, le difficile exercice demeura sans fruit/Les autres brillèrent par les lampes de l'amour pour l'humanité,/pour ceci l'époux les invita » (les dix Vierges, 1).

Humanité vibrante, ardeur de la foi, profonde humilité parcourent les chants de Romain le Melode.
Ce grand poète et compositeur nous rappelle tout le trésor de la culture chrétienne, née de la foi, née du coeur qui a rencontré le Christ, le Fils de Dieu. De ce contact du coeur avec la Vérité qui est Amour naît la culture, est née toute la grande culture chrétienne. Et si la foi reste vivante, cet héritage culturel lui-même ne devient pas une chose morte, mais il reste vivant et présent. Les icones parlent encore aujourd'hui au coeur des croyants, ce ne sont pas des choses du passé. Les cathédrales ne sont pas des monuments médiévaux, mais des maisons de vie, où nous nous sentons "chez nous" : nous y rencontrons Dieu et nous nous rencontrons les uns avec les autres.
La grande musique - le grégorien ou Bach ou Mozart - n'est pas chose du passé, mais vit de la vitalité de la liturgie et de notre foi. Si la foi est vivante, la culture chrétienne ne devient pas "passé" , mais reste vivante et présent. Et si la foi est vivante, aujourd'hui encore nous pouvons répondre à l'impératif qui se répète toujours de nouveau dans les Psaumes : "Chantez au Seigneur un chant nouveau".
Créativité, innovation, chant nouveau, culture nouvelle et présence de tout l'héritage culturel dans la vitalité de la foi ne s'excluent pas, mais ils sont une unique réalité ; ils sont présence de la beauté de Dieu et de la joie d'être ses enfants
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[1) Sinaxaire (en grec antique Συναξάριον, synaxarion, de συνάγω, synagein, «réunir») est le nom donné par le christianisme oriental à un recueil d'hagiographies, assimilable au ménologue de cette même tradition, ou au martirologue de l'Eglise latine.

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