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L'Europe dans la crise des cultures (IV)

Quatrième partie de la conférence prononcée par le cardinal Ratzinger au Monastère de Subiaco, le 1er avril 2005: signification et limites de la culture rationaliste contemporaine (17/7/2014)

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L'Europe dans la crise des cultures (IV)
(Discours et conférences de Vatican II à 2005", Documentation catholique, traduction de Fr. Michel Taillé).

SIGNIFICATION ET LIMITES DE LA CULTURE RATIONALISTE CONTEMPORAINE
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Il nous faut maintenant examiner ces deux questions.

La première est donc : en est-on arrivé à une philosophie qui soit universellement valide, qui ait finalement atteint un niveau tout à fait scientifique, et dans laquelle s'exprime la raison commune à tous les humains ? À cela il faut répondre que, indubitablement, on en est arrivé à d'importantes acquisitions qui peuvent prétendre à une validité générale : le point acquis que la religion ne peut pas être imposée par l'État mais ne peut être accueillie que dans la liberté ; le respect des droits fondamentaux de l'homme, qui sont les mêmes pour tous ; la séparation des pouvoirs et le contrôle du pouvoir.

Pourtant, il n'est pas pensable d'estimer que ces valeurs fondamentales, que nous considérons comme généralement valides, puissent être réalisées de la même façon quel que soit le contexte historique. Les présupposés sociologiques d'une démocratie basée sur des partis ne sont pas assurés dans toutes les sociétés, comme on le croit en Occident ; par exemple, une totale neutralité religieuse de l'État est à considérer comme une illusion en ce qui concerne la plus grande partie des contextes historiques.

Ce qui nous amènera aux problèmes soulevés par la seconde question. Mais il faut d'abord éclaircir le point de savoir si l'on peut retenir les philosophies modernes des Lumières, considérées dans leur ensemble, comme étant le dernier mot de la raison commune à tous les hommes. Ces philosophies se caractérisent par le fait d'être positivistes, et par là antimétaphysiques, si bien que, finalement, Dieu ne peut y avoir aucune place. Elles sont basées sur une autolimitation de la raison positive, qui est adaptée au milieu technique mais qui, au contraire, lorsqu'elle est généralisée, constitue une mutilation de l'homme. Il en découle que l'homme n'admet plus aucune instance morale indépendante de ses calculs, et, comme nous l'avons vu, que le concept même de liberté, qui, de prime abord, pourrait sembler indéfiniment extensible, mène finalement à l'autodestruction de la liberté.

Il est vrai que les philosophies positivistes contiennent d'importants éléments de vérité.

Ces éléments sont pourtant fondés sur une autolimitation de la raison, qui est typique d'une situation culturelle bien déterminée, celle de l'Occident moderne, et qui ne peut certainement pas être le dernier mot de la raison. Bien qu'ils semblent être totalement rationnels, ils ne sont pas l'expression de la raison elle-même, mais ils sont, eux aussi, liés culturellement, liés à la situation de l'Occident contemporain, et par conséquent ils ne sont pas l'expression de cette philosophie qui un jour devrait être valide pour le monde entier.

Mais surtout il faut dire que cette philosophie des Lumières, avec sa culture correspondante, est mutilée. Elle se coupe consciemment de ses propres racines historiques, se privant par là des forces fécondes dont elle est elle-même née, elle abandonne ce qu'on peut appeler la mémoire fondamentale de l'humanité, sans laquelle la raison perd son orientation. En réalité, à l'heure actuelle le principe retenu est que la capacité de l'homme est la mesure de son action. Ce que l'on est capable de faire, on peut aussi le faire. Un savoir-faire n'est plus séparé du pouvoir-faire, parce que ce serait contraire à la liberté, valeur suprême et absolue.

Mais l'homme sait faire tant de choses, et il sait toujours faire davantage ! Et si cette capacité de faire ne trouve pas sa mesure dans une norme morale, elle devient, comme on peut déjà le constater, un pouvoir de destruction. L’homme sait utiliser des hommes comme « magasins » d'organes pour d'autres hommes, et donc il le fait ; il le fait parce que cela semblerait être une exigence de sa liberté. L’homme sait fabriquer des bombes atomiques, et donc il le fait, étant disposé, en vertu du même principe, à les utiliser. Même le terrorisme, finalement, se fonde sur cette manière d'« auto-autorisation » de l'homme, et non pas sur les enseignements du Coran.

Le détachement radical de ses racines qu'opère la philosophie des Lumières devient ainsi, en dernière analyse, une oblitération de l'homme. L’homme, au fond, n'a aucune liberté, nous disent les porte-parole des sciences de la nature, en contradiction totale avec le point de départ de toute la problématique. Il ne doit pas croire être quelque chose d'autre que tous les autres êtres vivants et donc il doit être traité comme eux, nous disent même les porte-parole les plus avancés d'une philosophie nettement coupée des racines de la mémoire historique de l'humanité.

Nous nous étions posé deux questions : la philosophie rationaliste (positiviste) est-elle strictement rationnelle et par là-même est-elle universellement valide, et est-elle complète ? Se suffit-elle à elle-même ? Peut-elle, ou même doit-elle carrément, reléguer ses racines historiques dans le magasin du pur passé, qui, en conséquence, dans un tel contexte, ne pourraient avoir qu'une validité subjective ?

Aux deux questions nous devons répondre nettement par la négative. Cette philosophie n'exprime pas l'aboutissement de la raison humaine, mais en exprime seulement une partie, et, par cette mutilation de la raison, ne peut être considérée comme entièrement rationnelle. En cela elle est également incomplète, et ne peut se rétablir que par une reprise du contact avec ses racines. Un arbre sans racines se dessèche.

Ce disant, on ne nie pas tout ce que cette philosophie dit de positif et d'important, mais bien plutôt on affirme le besoin profond qu'elle a de perfectionnement et achèvement.

Il nous faut donc revenir sur les deux points controversés du préambule de la Constitution européenne.

Mettre de côté les racines chrétiennes ne se révèle pas être l'expression d'une tolérance qui respecterait de la même façon toutes les cultures, voulant n'en privilégier aucune, mais voulant plutôt absolutiser un mode de penser et un mode de vivre qui, entre autres choses, s'opposent radicalement aux différentes cultures historiques de l'humanité.


La véritable opposition caractéristique du monde contemporain n'est pas celle qui existe entre diverses cultures religieuses, mais entre, d'une part, l'émancipation radicale de l'homme vis-à-vis de Dieu, des racines de la vie, et, d'autre part, les grandes cultures religieuses. Si on doit en venir à un choc des cultures, ce ne sera pas par un choc des grandes religions - depuis toujours en lutte les unes contre les autres mais qui finalement ont aussi toujours su vivre les unes avec les autres - mais ce sera par un choc entre cette émancipation radicale de l'homme et les grandes cultures historiques.

Ainsi, le refus lui-même de référence à Dieu n'est pas l'expression d'une tolérance qui veut protéger les religions non théistes et la dignité des athées et des agnostiques, mais plutôt l'expression d'une conscience qui voudrait voir Dieu effacé définitivement de la vie publique de l'humanité et cantonné au milieu subjectif des cultures résiduelles du passé.

Le relativisme qui constitue le point de départ de tout cela devient ainsi un dogmatisme qui croit être en possession de la connaissance définitive de la raison, et en droit de considérer tout le reste comme seulement un stade de l'humanité au fond dépassé et, en conséquence, pouvant être relativisé. En réalité, cela signifie que nous avons besoin de racines pour survivre, et que nous ne devons pas perdre Dieu de vue, si nous voulons que la dignité humaine ne disparaisse pas.

A suivre
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