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L'Europe dans la crise des cultures (I)

Première partie de la mémorable conférence prononcée par le cardinal Ratzinger au Monastère de Subiaco, le 1er avril 2005 (12/7/2014)

     
     

Le 1er avril 2005, la veille de la mort de Jean Paul II, le cardinal Ratzinger était au monastère Sainte Scholastique à Subiaco, pour y recevoir le prix "Saint Benoît pour l’Europe".
Il y prononçait une conférence mémorable sur le thème "L'Europe dans la crise des cultures".
Ce texte majeur a été disponible en français sur internet, mais le lien est malheureusement désormais brisé.
Il a été publié dans un hors-série de la DOCUMENTATION CATHOLIQUE sur Joseph Ratzinger, intitulé "Discours et conférences de Vatican II à 2005", dans la traduction de Fr. Michel Taillé.

Dans ce document, le futur pape Benoît XVI traçait une impressionnante analyse de la culture des Lumières et rationaliste qui constitue « la contradiction la plus radicale non seulement du christianisme, mais des traditions religieuses et morales de l'humanité», est en train de façonner l'Europe vers «un dogmatisme de plus en plus hostiles à la liberté». Ce manifeste de Ratzinger sur l'Europe a enrichi le dossier sur lequel les cardinaux ont planché et se sont concertés durant les jours de préconclave et constitue donc un document historique important pour la compréhension de la nouvelle direction de l'Église en Europe pour le troisième millénaire. (cf. ici)

Je suis en train de numériser le texte et je vais le proposer à mes lecteurs "par épisodes" pour une lecture de vacances aussi stimulante que passionnante.

L'Europe dans la crise des cultures. Introduction

Nous vivons des temps de grands périls et de grandes opportunités, pour l'homme et pour le monde, des temps qui sont aussi ceux de grande responsabilité pour nous tous. Au cours du dernier siècle, les possibilités de l'homme et sa maitrise de la matière ont augmenté dans une proportion inimaginable. Mais son pouvoir de régenter le monde ne comporte également rien de moins que le pouvoir de le détruire, au point parfois de susciter l'horreur. A ce propos, nous pensons spontanément à la menace du terrorisme, cette guerre nouvelle sans fronts et sans frontières. La crainte qu'il puisse arriver à posséder des armes nucléaires et biologiques n'est pas sans fondements, et elle a conduit, même à l'intérieur des États de droit, à recourir à des systèmes de sécurisation semblables à ceux qui jusqu'alors n'existaient que dans les dictatures. Persiste malgré tout le sentiment que toutes ces précautions ne pourront jamais réellement suffire, puisqu'un contrôle global n'est ni possible ni désirable.

Moins visibles, mais non moins inquiétantes pour autant, sont les possibilités d'auto-manipulation acquises par l'homme. Il a sondé les profondeurs de l'être, il a déchiffré les composantes de l'être humain, et désormais il est lui-même en mesure, pour ainsi dire, de « construire » l'homme, qui ainsi vient au monde non pas comme un don du Créateur, mais comme un produit de notre activité, un produit qui, par conséquent, peut être sélectionné en fonction des exigences que nous avons nous-mêmes fixées. Ainsi, sur cet homme, ce qui brille ce n'est plus la splendeur de son être image de Dieu, par laquelle lui sont conférées dignité et inviolabilité, mais seulement la puissance des capacités humaines. Il n'est plus rien d'autre que l'image de l'homme. De quel homme ?


UN DESEQUILIBRE ENTRE LES POSSIBILITES TECHNIQUES ET I’ENERGIE MORALE

A cela s'ajoutent les grands problèmes planétaires : l'inégalité dans la répartition des biens de la terre, la pauvreté croissante et même l'appauvrissement, le dépouillement de la terre et de ses ressources, la faim, les maladies qui menacent le monde entier, le choc des cultures. Tout cela montre qu'à l'accroissement de nos possibilités ne correspond pas un égal développement de notre énergie morale. La force morale ne s'est pas développée de pair avec le développement de la science, et même elle s'est affaiblie, parce que la mentalité technique confine la morale dans l'enceinte de la subjectivité, alors que, au contraire, nous avons besoin d'une morale publique, d'une morale qui sache répondre aux menaces qui pèsent sur l'existence de nous tous. Le vrai et plus grave péril de ce temps réside justement dans ce déséquilibre entre les possibilités techniques et l'énergie morale. La sécurité dont nous avons besoin en présupposé de notre liberté et de notre dignité ne peut, en dernière analyse, procéder de systèmes techniques de contrôle, mais elle ne peut découler précisément que de la force morale de l'homme : quand elle est absente, ou bien quand elle est déficiente, le pouvoir de l'homme se transformera toujours en une puissance de destruction.

Il est vrai que de nos jours existe un nouveau moralisme, dont les mots-clés sont « justice, paix, préservation du créé », autant de mots se réclamant des valeurs morales essentielles qui nous sont effectivement nécessaires. Mais ce moralisme reste vague ; aussi glisse-t-il, presque inéluctablement, vers la sphère politique partisane. C'est principalement une prétention utilisée contre les autres et trop peu un devoir personnel de notre vie quotidienne. En effet, que signifie « justice » ? Qui définit la justice ? Qu'est-ce qui sert la paix ? Dans ces dernières décennies, nous avons amplement vu dans nos rues et sur nos places comment le pacifisme peut dévier vers une anarchie destructrice et vers le terrorisme.

Le moralisme politique des années soixante-dix, dont les racines ne sont pas totalement mortes, était un moralisme qui réussissait à fasciner même des jeunes remplis d'idéal ; mais c'était un moralisme qui visait un but erroné parce que dépourvu d'une rationalité sereine et parce que, en dernière analyse, il plaçait l'utopie politique au-dessus de la dignité de chaque homme individuellement, montrant qu'il pouvait même en arriver, sous couleur de grands objectifs, à mépriser l'homme. Le moralisme politique, nous l'avons vu et nous le vivons toujours, non seulement n'ouvre pas la voie à une régénération, mais il la ferme.

Il en est par conséquent de même pour un christianisme et pour une théologie qui réduisent le cœur du message de Jésus, le Royaume de Dieu, aux « valeurs du Royaume » en identifiant celles-ci aux grands discours du moralisme politique, tout en les proclamant synthèse des religions. Mais, ce faisant, on pratique l'oubli de Dieu, bien que ce soit lui précisément le sujet et la cause du Royaume de Dieu. À sa place ne restent plus que de grandes paroles (et valeurs) qui se prêtent à des abus de toute sorte.

A suivre
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