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L'Europe dans la crise des cultures (II)

Deuxième partie de la conférence prononcée par le cardinal Ratzinger au Monastère de Subiaco, le 1er avril 2005: l'Europe et ses racines (12/7/2014)

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L'Europe dans la crise des cultures (I)

     
     
L'Europe dans la crise des cultures (II)
(Discours et conférences de Vatican II à 2005", Documentation catholique, traduction de Fr. Michel Taillé).

L'EUROPE ET SES RACINES

Ce rapide coup d'œil sur la situation du monde nous amène à réfléchir sur la situation du christianisme aujourd'hui, et par là même également sur les fondements de l'Europe, cette Europe qui fut un temps, pourrait-on dire, le continent chrétien, mais qui fut aussi le point de départ de cette nouvelle rationalité scientifique. Celle-ci nous a dotés de grands pouvoirs mais a fait aussi se lever de grandes menaces. Certes, le christianisme n'est pas né en Europe, et par conséquent on ne peut pas qualifier de religion européenne la religion du milieu culturel européen. Mais c'est tout de même bien de l'Europe qu'il a, historiquement parlant, reçu sa marque culturelle et intellectuelle la plus féconde, et pour cette raison, il reste intimement lié à l'Europe de façon toute spéciale.

Il est vrai d'autre part que cette Europe, depuis le siècle de la Renaissance et de manière plus poussée depuis le siècle des Lumières, a développé cette rationalité scientifique qui, non seulement à l'époque des découvertes aboutit à l'unité géographique du monde, à la rencontre des continents et des cultures, mais qui, maintenant et plus profondément, grâce à la culture technique rendue possible par la science, imprime sa marque sur le monde entier, et même, en un certain sens, l'uniformise. Et dans le sillage de cette forme de rationalité, l'Europe a développé une culture qui, d'une manière jusqu'alors inconnue de l'humanité, exclut Dieu de la conscience publique, soit en le niant purement et simplement, soit en jugeant son existence indémontrable, incertaine, et donc relevant du domaine des choix subjectifs, une donnée de toute façon sans pertinence pour la vie publique.

Cette rationalité, que l'on pourrait qualifier de purement fonctionnelle, a causé un bouleversement de la vie morale absolument sans précédent dans les cultures existant jusqu'alors, puisqu'il soutient que seulement ce qui peut se prouver par l'expérimentation est rationnel. Comme la morale appartient à une sphère totalement différente, elle disparait en tant que catégorie en soi, et elle doit être retrouvée d'une autre façon, dans la mesure où, malgré tout, elle s'avère nécessaire sous une forme ou une autre. Dans un monde fondé sur le calcul, c'est le calcul des conséquences qui détermine ce qu'il convient de considérer comme moral ou pas. Et ainsi disparait la catégorie du bien, telle qu'elle a été clairement mise en évidence par Kant. Rien en soi n'est bien ou mal, tout dépend des conséquences que l'action peut laisser prévoir.

Donc, si, d'une part, le christianisme a trouvé en Europe sa forme la plus féconde, d'autre part, il faut dire aussi qu'en Europe s'est développée une culture qui constitue la contradiction sans conteste la plus radicale non seulement du christianisme mais également des traditions religieuses et morales de l'humanité. A partir de là, on peut comprendre que l'Europe vive un véritable « essai de traction » ; ce qui explique aussi la radicalité des tensions auxquelles notre continent doit faire face. Mais cette question soulève également, et surtout, la question de la responsabilité que nous autres, Européens, devons assumer en ce moment historique : dans le débat autour de la définition de l'Europe, autour de sa nouvelle forme politique, ce n'est pas une quelconque bataille nostalgique qui se joue, le regard fixé sur le rétroviseur, mais bien plutôt une grande responsabilité pour l'humanité d'aujourd'hui.

Portons un regard plus approfondi sur cette opposition entre les deux cultures qui ont donné son caractère à l'Europe.

Dans le débat sur le préambule de la Constitution européenne, cette opposition s'est manifestée en une controverse sur deux points : la question de la référence à Dieu dans la Constitution, et celle de la mention des racines chrétiennes de l'Europe. Étant donné que, dans l'article 52 de la Constitution, les droits institutionnels des Églises sont garantis, nous pouvons être rassurés, dit-on. Mais cela signifie que, dans la vie de l'Europe, celles-ci trouvent leur place dans un contexte de compromis politique, tandis que, dans le contexte des fondements de l'Europe, l'empreinte de leur contenu ne trouve aucunement place.

Dans le débat politique, les raisons données à ce non sont superficielles, et il est évident que, plutôt que d'expliciter les motifs réels, elles les cachent. L’affirmation que la mention des racines chrétiennes de l'Europe blesse la sensibilité de nombreux non-chrétiens d'Europe est peu convaincante, puisqu'il s'agit avant tout d'un fait historique que personne ne peut sérieusement nier.

Certes, ce rappel historique fait également référence au présent, du fait que, par la mention des racines, sont indiquées les sources de l'orientation morale qui en dérive, et donc est mis en évidence un facteur d'identité de cette réalité qu'est l'Europe. Qui s'en offenserait ? L’identité de qui serait menacée ?

Les musulmans, qui à ce propos sont souvent et volontiers mis en cause, ne se sentent pas menacés par les bases morales de notre christianisme mais bien par le cynisme d'une culture sécularisée qui nie leurs propres bases religieuses. Nos concitoyens juifs non plus ne se sentent pas offensés par notre référence aux racines chrétiennes de l'Europe, dans la mesure où ces racines elles-mêmes proviennent du mont Sinaï : elles sont l'écho de la voix qui s'est fait entendre sur la montagne de Dieu et elles nous unissent dans les grandes orientations fondamentales données à l'humanité par le décalogue. Il en est de même en ce qui concerne la mention de Dieu : ce n'est pas cette mention qui offenserait les fidèles d'autres religions, mais plutôt la tentative de construire la communauté humaine absolument sans Dieu.

A suivre
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