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Une Eglise qui ne juge plus

La souffrance de Mgr Luigi Negri, écartelé entre sa loyauté compréhensible envers le pape et ses doutes sur le nouveau cours de l'Eglise. Traduction de son éditorial de la Bussola (16/12/2014)

(...) aujourd'hui la chrétienté semble ne plus être en mesure de porter des jugements pertinents, mais je dirais plus. Certains secteurs de la chrétienté disent que ce n'est pas absolument nécessaire de porter des jugements, et même que la formulation de jugements représenterait quelque chose de pathologique, car elle mettrait en crise la radicalité et la pureté de la foi, la souillant avec des circonstances de caractères historique et donc contingentes.

Cela signifie que l'idéal est une Eglise sans capacité de jugement, une Église réduite de façon individualiste à certaines pratiques spirituelles, certaines émotions individuelles ou une certaine pratique caritativo-sociale. Ce sont les choses contre lesquelles Benoît XVI met en garde l'Eglise au début de son encyclique Deus caritas est, quand il dit que le christianisme n'est ni une série de pratiques spirituelles, ni des sentiments, ni un projet à caractère caritativo-social, mais c'est un rencontre avec une personne, le suivre Lui, changer de vie en Lui, communiquer cette vie nouvelle aux hommes.
     

Mgr Negri parle en termes nostalgiques de Jean-Paul II et Benoît XVI, et il fait une seule allusion à François:

(..) je voudrais rappeler que François, lors de la rencontre avec les évêques italiens en mai dernier a dit: «Vous avez été investis par le tsunami du gender. Et qu'avez-vous fait? Rien». François a dit 250 à évêques italiens «vous deviez juger le gender et vous ne l'avez pas fait»

On peut évidemment penser que les évêques italiens (et d'autres...) n'ont pas fait leur travail - c'est sans doute vrai. Mais aussi que le pape s'est défaussé sur eux, leur laissant la tâche ingrate, et se réservant les applaudissement des médias qui n'ont déjà que trop tendance à opposer les épiscopats "réactionnaires" au pape ouvert et miséricordieux. C'est trop facile.

     

LA CRISE DE L'EGLISE, LE BESOIN DE SAINTETÉ
14 décembre 2014
http://www.lanuovabq.it
(notre traduction)
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L'Eglise se vit. Nous devons partir de cette certitude pour comprendre le temps que l'Eglise et la société sont en train de vivre. De l'Eglise, on ne parle pas comme d'un objet à partir de ses propres présupposés de caractère philosophique, idéologique, culturel ou autre. L'Eglise se vit. Pour l'Eglise, on souffre, pour l'Église, on se réjouit, surtout on essaie de donner notre contribution significative et créative.

Eh bien, le scandale de la situation actuelle de l'Eglise - et j'utilise délibérément le mot «scandale» - c'est que l'Église a été jetée en pâture à la presse. L'Eglise est un instrument manipulable et manipulé par la presse, une presse qui en Italie (et ailleurs!) est à 90% d'empreinte laïciste et anti-catholique. Nous en sommes donc au paradoxe que la mentalité laïciste est maîtresse dans notre propre maison, prétendant décider qui sont les vrais orthodoxes et qui sont les hétérodoxes, quelle est la position correcte et quelle est la position du Saint-Père, pour qu'ensuite chacun prétende, ou se vante d'un crédit auprès du Saint-Père. Et donc, nous assistons impuissants à une manipulation qui est avilissante, c'est-à-dire qu'elle avilit la foi de notre peuple. Parce que nos gens ont une expérience de foi réelle et personnelle qui n'a rien à voir avec le plan d'Eugenio Scalfari et d'autres.

Ceux-ci peuvent être des outils qui indiquent une position, mais le dialogue - comme l'a dit à plusieurs reprises Benoît XVI au Synode sur l'évangélisation - est l'expression d'une identité forte. Forte non pas de moyens, mais forte de raisons. S'il y a une identité forte, il est inévitable que cette identité, en prenant position, rencontre des hommes, des situations, des conditions, des problèmes, des difficultés; donc entre en dialogue avec ceux qui ont une autre position. Mais s'il n'y a pas d'identité, le dialogue est une illusion. Le dialogue est la conséquence d'une identité, il ne peut pas être l'objectif. L'objectif est l'évangélisation.

C'est un moment bien défini par cette déclaration de Paul VI à Jean Guitton , quelques mois avant sa mort: «À l'intérieur du catholicisme semble prédominer parfois une pensée de type non-catholique, et il peut arriver que cette pensée non-catholique au sein du catholicisme devienne demain la plus forte. Mais elle ne représentera jamais la pensée de l'Église. Il faut que subsiste un petit troupeau, aussi petit qu'il soit». C'est une déclaration qui requiert d'assumer un critère de jugement auquel fait suite un comportement.

Je veux rappeler cette belle phrase de la Lettre de saint Jacques : «Mes frères, regardez comme un sujet de joie complète les diverses épreuves auxquelles vous pouvez être exposés, sachant que l'épreuve de votre foi produit la patience. Mais il faut que la patience accomplisse parfaitement son oeuvre, afin que vous soyez parfaits et accomplis, sans faillir en rien.» (Jacques 1: 2-4).

Tel est le temps dans lequel nous vivons. Dire que c'est un temps d'épreuve, cela ne signifie pas analyser ou programmer une solution de cette crise. Il est pour grandir en sainteté. Dieu permet certaines choses afin qu'en assumant une position véritable face au Christ et à l'Eglise on devienne "parfait". Pour moins, cela ne vaut pas la peine de discuter de l'Eglise, comme cela ne vaudrait la peine de discuter de rien.

1. Voici donc une première observation, qui est aussi un des noeuds centraux du chemin conciliaire accompli par l'Eglise sur elle-même, sur sa propre identité, qui s'est exprimé dans Lumen Gentium, constitution dogmatique du Concile Vatican II et qui a ensuite trouvé son extraordinaire approfondissement dans le magistère de Jean-Paul II. L'Eglise est un événement de peuple. L'Eglise n'est pas une structure de médiation entre un message chrétien et le peuple. L'Eglise est le peuple de Dieu, le peuple généré par son Esprit, par l'Esprit du Seigneur crucifié et ressuscité qui se communiquant à ceux que le Seigneur choisit, fait d'eux un peuple. Un peuple qui ne naît pas de la chair et du sang, c'est à dire de dispositions naturelles, mais naît de l'Esprit, qui est donc irréductible à toute autre formulation de peuple. Ce fut la grande expérience des premiers siècles, car la tentative d'aplatir l'Eglise sur la réalité juive, sur la réalité grecque, sur la rélité des peuples barbares, a été démentie: "il n'y a plus ni esclave ni libre ni homme ni femme car vous n'êtes qu'un seul en Jésus Christ".

Le christianisme est l'Eglise, et le Christ parvient jusqu'à toi en te rencontrant dans l'unité des siens. Qu'est-ce qui rend présent le christianisme dans le monde? L'unité des siens, présents dans la réalité, en liaison vitale avec l'évêque et le Pape. Ce sont des pages écrites par Don Giussani, avant Lumen Gentium. C'est quelque chose qu'on doit toujours à nouveau reconquérir. Ce n'est pas acquis et cela ne dépend pas des conditions.

Qu'arrive-t-il dans cette rencontre avec le Christ dans les siens? Qu'arrive-t-il chez la personne? C'est l'expérience de la nouveauté qui arrive. Mais quelle est la nouveauté? La nouveauté de la vie est l'expérience d'une correspondance imprévisible mais réelle entre cette rencontre et mon humanité. Si la foi ne génère pas cela, elle est un ajout postiche à la vie. Car la vie exige l'éternité, toute la vie exige l'éternité. La vie veut l'éternité, la rencontre avec le Christ est la certitude ici et maintenant, comme le disait souvent le Pape Jean-Paul II; ici et maintenant cela arrive, il t'arrive de te sentir révélé dans ton moi le plus profond.

Le Christ rencontre le monde car il le rencontre en moi en premier lieu, car la participation à la même réalité humaine et historique nous unit. Apporter le Christ dans notre milieu (nell'ambiente), dans le monde, cela signifie investir la réalité humaine du morceau de société dans laquelle nous sommes appelés à vivre de la nouveauté de notre communauté. L'expérience que le Christ est la réponse à la vie doit devenir de jour en jour encore plus vraie pour nous, et à travers nous elle doit investir la vie de nos frères les hommes.

Cela s'appelle mission, la présence de l'Eglise comme nouveauté de vie qui tend à se communiquer aux hommes. Et la mission revêt nécessairement le visage du jugement. Car le jugement est la rencontre entre la conception de vie, la réalité de vie nouvelle que nous vivons et la réalité humaine, historique, où vivent les hommes. Ainsi est née la culture. Investir le monde avec la sereine hardiesse d'apporter la vérité du Christ. L'investir d'un jugement qui n'est pas notre capacité, est un devoir de conscience. Comparer tout ce qu'on rencontre avec la nouveauté du Christ que nous avons rencontré.

C'est un point fondamental. Il n'y a pas d'âge dans la vie qui nous dispense de cela, pas de responsabilité culturelle, sociale, politique, économique, ecclésiastique, aucune situation qui nous dispense de la constante reproposition de l'avènement du Christ aux hommes afin que moi-même je comprenne de plus en plus.

Il faut reprendre à ce propos cette intuition de Jean-Paul II qui définit la mission comme l'auto-réalisation de l'Eglise. Pas une série d'initiatives se plaçant à côté d'une Eglise qui a déjà sa consistance dans sa structure organisationnelle, dans sa pensée. Non, la mission est essentielle afin que l'Eglise soit elle-même. L'Eglise n'a pas le problème de juger le monde et de changer le monde, elle a la tâche de juger le monde afin que ses fils et ceux qui se convertissent puissent vivre leur responsabilité de transformer le monde. Ce n'est pas l'institution ecclésiale qui transforme le monde, c'est le peuple chrétien qui en entrant dans la société avec une approche ultime déterminée donne sa contribution à l'amélioration de la société.

2. Nous arrivons maintenant à la deuxième observation. Qu'est-ce que la crise actuelle de la chrétienté (et par chrétienté, on doit entendre une expérience de peuple chrétien jouant son identité à ce moment de l'histoire)?
Dans la période qui s'étend aux deux pontificats de Jean-Paul II et Benoît XVI, l'Eglise était une réalité qui jugeait, et agissait en conséquence. Et ainsi, elle donnait sa contribution, majoritaire ou minoritaire peu importe, elle donnait sa contribution pour favoriser la lecture de la situation et une ligne de développement adéquate au moins celle que l'on pouvait penser adéquate. Ce n'était pas un jugement abstrait, idéologique, c'était la tentative d'investir la situation d'une certitude du jugement qui naissait de la certitude de la foi.

Comme l'a dit George Weigel, à Jean-Paul II a été donnée la fortune de changer le cours de l'histoire. Jean-Paul II en vertu de sa seule foi, et de son extraordinaire capacité à revivre toute la grande expérience ecclésiale de la Pologne et en elle la grande expérience du catholicisme, a montré que le communisme n'était pas invincible. Même la chrétienté, jusqu'à l'époque de Jean-Paul II, agissait, écrasée par un terrible hypothèse: qu'ils allaient de toute façon gagner. Et étant déjà écrit que c'étaient eux qui allaient gagner - par la puissance politique, économique, militaire - il s'agissait de sauver ce qui était sauvable. Cette expression revint en permanence dans certains milieux de la chrétienté italienne et détermina des choix de type ecclésial, comme la soi-disant Ostpolitik, menée sur le fil du «sauver ce qui était sauvable».
Le magistère de Jean-Paul II et Benoît XVI a donné au christianisme le sens d'une unité réelle, et d'un jugement, et de la nécessité du jugement.

Sur cela, aujourd'hui, il y a une crise. Elle n'est pas niable: aujourd'hui la chrétienté semble ne plus être en mesure de porter des jugements pertinents, mais je dirais plus. Certains secteurs de la chrétienté disent que ce n'est pas absolument nécessaire de porter des jugements, et même que la formulation de jugements représenterait quelque chose de pathologique, car elle mettrait en crise la radicalité et la pureté de la foi, la souillant avec des circonstances de caractères historique et donc contingentes.

Cela signifie que l'idéal est une Eglise sans capacité de jugement, une Église réduite de façon individualiste à certaines pratiques spirituelles, certaines émotions individuelles ou une certaine pratique caritativo-sociale. Ce sont les choses contre lesquelles Benoît XVI met en garde l'Eglise au début de son encyclique Deus caritas est, quand il dit que le christianisme n'est ni une série de pratiques spirituelles, ni des sentiments, ni un projet à caractère caritativo-social, mais c'est un rencontre avec une personne, le suivre Lui, changer de vie en Lui, communiquer cette vie nouvelle aux hommes.

Il y a des problèmes très graves dans cette résistance au jugement.
La première implication est d'avoir hissé le drapeau blanc sur le problème de la vie.
Après avoir combattu pendant des décennies pour que la vie soit au centre de la famille et de la société, pour qu'elle soit considérée telle qu'elle est, indisponible à tous, sinon à Dieu et donc comme une valeur irréductible à toute autre condition, à reconnaître et à défendre dans toutes les phases de la conception à sa fin, nous avons commencé avec notre silence à laisser de grands espaces, des espaces de plus en plus larges, à une manipulation à la fois intellectuelle, morale et politique. Aujourd'hui, l'idée est devenue majoritaire que la vie est une série de procédures de caractère bio-physiologique qui peuvent être connues scientifiquement et manipulées technologiquement.

Ce silence sur la vie, est ensuite confirmé par un silence presque absolu sur ce qui est la folie du «gender», c'est-à-dire la suppression de la différence sexuelle, de toute indication naturelle, pour un retour de la sexualité à l'instinct pur, avec la construction de projets l'éducation en ce sens. Dans les écoles italiennes circulent un «projet amour», reconnu par les autorités scolaires qui doivent garantir la bonne école; des projets qui sont démentiels: où l'on définit l'équivalence homme-femme, la présence simultanée dans la même réalité personnelle de deux orientations sexuelles qui doivent être favorisées l'une après l'autre.

Aspects de folie, mais qui sont devenus omniprésents. Et à l'égard desquels il y a une certaine réactivité des familles. Les familles sont en position sainement réactive, mais presque sans moyens ni instruments. Sans instruments d'approfondissement, et sans un guide sinon partiel, sinon dans certains endroits. Mais comme tous ici se disent amis du pape et qu'ils portent la position du Saint-Père, je voudrais rappeler que François, lors de la rencontre avec les évêques italiens en mai dernier a dit: «Vous avez été investis par le tsunami du gender. Et qu'avez-vous fait? Rien». François a dit 250 à évêques italiens «vous deviez juger le gender et vous ne l'avez pas fait» ce qui signifie également qu'on ne pourra pas continuer à représenter une Eglise italienne qui ne traite pas de la question du gender: parce que c'est dévastateur, cela dévaste la conscience et le cœur de notre peuple. Le silence sur cela est l'expression d'une absence totale de foi.

Relié à la vie et au gender, il y a aussi le thème des «nouveaux droits». Il s'agit de la réduction des droits à l'instinct, idéologique ou bio-physiologique, pour laquelle le droit est ce que chacun croit, qu'il veut essayer d'être, avec la perte total du sens de la nature. La nature n'est pas une série d'objets, la nature est une réalité vivante, subordonnée à l'homme, mais vivante. Et dans le dialogue entre l'homme et la nature, l'homme acquiert des valeurs, des enseignements, que tout seul il ne serait pas en mesure de produire avec sa seule intelligence. Voilà pourquoi la conscience entre en relation avec la nature, et surtout la conscience humaine est l'unique point où ce dialogue avec la nature acquiert la physionomie de la loi relative à la nature. C'est pourquoi Benoît XVI dans la dernière période de son pontificat a rappelé en permanence la nécessité de récupérer la vérité de la nature, de la loi naturelle, pour que les droits ne deviennent pas simplement une série d'options de caractère individualiste dans le pire sens.

Ces trois batailles, que je viens de décrire, sont essentielles pour la foi. Si on continue pendant encore quelque temps, sans une capacité à être présent dans ce débat, sans apporter une contribution significative à ce débat, ce sera le triomphe de la pensée unique dominante, qui a pour caractéristique justement la volonté de nier la présence chrétienne comme une présence authentique.

Il est nécessaire de passer de la foi aux œuvres, de ne rien soustraire à l'impact avec la foi. Les anciens Pères de l'Église disaient que «ce qui n'a pas été assumé par le Verbe n'a pas été sauvé». S'il y a une chose dans l'expérience humaine, sociale, sur laquelle la foi chrétienne ne donne pas de jugement, cela signifie qu'il y a une réalité du monde qui, restant sans la rencontre avec le Christ se sauve quand même et ainsi le Seigneur n'est plus le Rédempteur. L'Instrumentum laboris du premier Synode sur l'évangélisation, rédigé par Paul VI, disait au contraire que «la foi est le salut de l'homme, de tout l'homme et de tous les hommes».

Alors, il y a une remarque de conclusion. Une certaine chrétienté qui a mûri son propre chemin de foi, ne doit pas accepter une relecture partielle ou falsifiée de l'histoire de la chrétienté italienne. Qui n'est pas l'histoire de gens refusant accepter le fait de n'avoir plus aucune hégémonie et qui pour retrouver cette hégémonie ont mené la bataille sur le divorce, l'avortement et d'autres. Batailles inutiles - dit-on - car elles seraient certainement perdues. En réalité, pour plus d'une génération, ce furent des batailles pour la foi, pour la maturité de la foi. Défaite ou victoire, c'était pareil dans le sens où elles ont permis à tous la maturation de la foi.

La crise de l'Eglise n'est pas une crise ponctuelle, c'est une grande crise. Mais on n'a pas besoin d'une analyse qui cherche à établir les responsabilités. L'Église est à Dieu, l'Église ne disparaît pas, la modalité selon laquelle Dieu conduit son Eglise dépasse nos capacités. Mais nous avons la tâche de faire une véritable expérience d'Eglise, dans le chemin que la Providence nous a fait rencontrer. Faisons ce que Dieu nous a demandé de faire et alors Dieu prendra ce que nous faisons et lui donnera le poids. Les modes et les temps, c'est lui qui les choisit, à nous revient la clarté de notre position, qui vient de la loyauté avec notre conscience et notre histoire, et de cette capacité de compagnie qui, si nous la réalisons dans la pratique de notre condition, rend le chemin moins ardu. Nous rappelant ce qu'a dit Le Métastase: «Avoir un compagnon de douleur, diminue l'angoisse.»

* Archevêque de Ferrare-Comacchio