Page d'accueil

Une interview du cardinal Scola

au Corriere della Sera, à la veille de la fête de Saint-Ambroise. Il parle de tout, mais il faut peut-être lire entre les lignes. (4/12/2014)

A l'occasion de la Saint Ambroise (le 7 décembre), l'archevêque de Milan délivre habituellement un message très attendu.
C'est sans doute la raison pour laquelle le cardinal Scola vient d'accorder cette interview au Corriere della Sera.
Vu l'importance de celui qu'on présente habituellement comme un "disciple" de Benoît XVI, et surtout le principal challenger de Jorge Mario Bergoglio au conclave de mars 2013, ce qu'il dit revêt forcément une certaine importance, qui dépasse largement les confins de son diocèse, même si celui-ci est "le plus grand du monde".
Ici, il parle du Synode, de la famille, de la communion aux divorcés-remariés, des homosexuels, du pape François, des problèmes des mégapoles, de l'immigration, du racisme (sans citer le mot), de la ligue du Nord... et même Marine Le Pen est évoquée - par le journaliste qui l'interroge.
Ses propos sont irréprochables pour quiconque les lit (autrement qu'entre les lignes): pas une virgule ne dépasse qui puisse susciter la polémique. Il donne des gages à la fois aux conservateurs (sur la doctrine, la défense de la famille, le "non" théorique à la communion aux divorcés-remariés) et aux progressistes (pastorale, accueil des homosexuels). Et c'est justement là où le bât blesse: ce sont des propos de centriste.
On objectera qu'il ne peut pas faire autrement.
Cet argument vaudrait (et encore!) s'il était un prêtre lambda. Mais il est un cardinal, quelqu'un qui a rçu la barrette rouge comme symbole du sang des martyrs.

Aujourd'hui, les chefs religieux (et tout spécialement les catholiques) ne sont audibles que s'ils sortent des clous. Autrement dit s'ils provoquent, s'ils choquent, s'ils suscitent la polémique, en un mot, s'ils ne sont pas "politiquement corrects". Ce n'est pas le cas du cardinal Scola, qui s'insère parfaitement dans ce catholicisme de "basse intensité" dont nous avons parlé hier (Vers une religion de basse intensité ?).
Cela dit, le 7 décembre 2012 (Benoît XVI régnant encore, ceci explique peut-être cela) le cardinal avait prononcé à l'occasion du 1700e anniversaire de l'"édit de Constantin" un discours de Saint-Ambroise qui avait eu un certain écho médiatique. Justement parce qu'il avait osé s'en prendre (pour le dénoncer) au modèle de laïcité à la française: benoit-et-moi.fr/2012(III)/articles/la-lacite-a-la-franaise-est-nefaste

Le titre de l'article est parfaitement arbitraire. Et il ne fait même pas débat: le pape ne changera évidemment pas la doctrine, puisqu'il ne le peut pas. Il procédera différemment. Il a déjà commencé.

     

«PAS DE COMMUNION AUX DIVORCÉS, JE PENSE QUE C'EST CE QUE LE PAPE VA DÉCIDER»
Le Cardinal Angelo Scola: la fidélité à la doctrine est nécessaire
Aldo Cazzullo
2 Décembre 2014
www.corriere.it
----

- Cardinal Scola, au Synode, l'Église s'est divisée. Une majorité et une minorité ont émergé. Est-ce normal? Ou est-ce inquiétant?
« Le mot division est déplacé. Des positions différentes ont émergé. Il y a eu une confrontation, parfois serrée, toujours tendant à la communion. Ce n'est pas une nouveauté. Il suffit de penser aux Conciles».

- Quelle est votre position?
« Personnellement, j'ai suggéré de penser la question par la racine, à la lumière d'une réflexion anthropologique sur la différence sexuelle et, sur le plan théologique, en approfondissant le rapport Eucharistie-mariage. Et j'ai fait une proposition qui va dans le sens indiqué à plusieurs reprises par le Pape, de rester fidèle à la doctrine, mais de rendre les vérifications de nullité de mariage plus proches du cœur des gens et plus rapides. J'ai lancé l'idée d'impliquer l'évêque plus directement dans les procédures.

- Sans que les fidèles doivent payer?
« À cet égard, plusieurs légendes urbaines circulent. La CEI garantit depuis longtemps le financement des tribunaux et a introduit des avocats publics gratuits. Aujourd'hui en Italie, quiconque veut ouvrir une cause de vérification de nullité peut le faire même s'il n'a pas d'argent. Si ensuite il y a des avocats qui se font abusivement payer, cela doit être durement sanctionné».

- Mais sur le point de la communion pour les divorcés remariés, quelle est votre position?
« J'en ai discuté intensivement, en particulier avec les cardinaux Marx, Danneels, et Schönborn qui étaient dans mon "cercle mineur", mais je ne parviens pas à saisir les raisons adéquates d'une position qui d'un côté affirme l'indissolubilité du mariage comme hors de toute discussion, mais de l'autre semble la nier dans les faits, faisant presque une séparation entre la doctrine, la pastorale et la discipline. Cette façon de soutenir l'indissolubilité la réduit à une sorte d'idée platonicienne, qui reste dans l'empyrée et ne entre pas dans la réalité de la vie. Et cela pose un problème sérieux d'éducation: comment pouvons-nous dire aux jeunes qui se marient aujourd'hui, pour lesquels le "pour toujours" est déjà très difficile, que le mariage est indissoluble, s'ils savent que malgré tout, il y aura toujours une voie de sortie? C'est une question qui a été peu soulevée, et cela m'étonne beaucoup ».

- Donc, au Synode, vous avez voté avec la minorité?
« Plutôt avec la majorité, même si je ne raisonnerais pas en ces termes: sur des propositions qui n'ont pas obtenu les deux tiers, il peut y avoir eu un vote transversale. La position du magistère m'a semblé, dans les rapports des "circoli minori", certainement la plus suivie».

- Et si au contraire, à la fin du Synode, le Pape prenait une position que vous ne partagez pas?
« Je crois vraiment qu'il ne la prendra pas. Mais de ce débat est déjà sortie, et sera renforcée, une attention à la fois aux divorcés remariés et aux homosexuels, qui jusqu'à présent n'existait pas. Les bénéfices de ce débat synodal animé sont déjà évidents. D'autant plus qu'il a fait émerger un contenu fondamental: la famille en tant que sujet, et non plus seulement objet, de l'annonce de l'Evangile. La famille est appelée à témoigner de la beauté d'affronter le quotidien avec le regard de la foi: affections, travail, repos, douleur, mal, procréation et éducation, construction d'une vie bonne. En somme, pour faire une réelle expérience de l'Eglise sortant d'elle-même».

- Le Pape pourra également laisser inchangée la doctrine, mais il est indubitable qu'il a déplacé l'accent sur d'autres questions, en particulier sur le social.
« Nous devons reconnaître: le style - mais le style, disait Lacan, c'est l'homme - de ce Pape a représenté pour nous européens une pro-vocation, au sens étymologique du terme. Il nous a mis en face de l'urgence d'assumer différemment notre devoir de chrétiens. Et cela porte en soi une dose salutaire de déstabilisation, parce que si n'on n'est pas provoqué, on ne change pas. De toute façon, j'ai vu dans le Synode, mais aussi dans les congrégations de pré-conclave, une épaisseur millénaire de communion. Qui nous demande instamment à tous de voir dans le ministère pétrinien le pilier qui garantit l'unité de l'Eglise. Il peut y avoir un dialogue animé, et même dialectique, et des moments de malentendu, mais à la fin, nous convergeons tous. Le style du Pape demande à chacun de nous, fidèles, l'humilité de l'écouter beaucoup et d'entrer dans son point de vue. Partant de son expérience latino-américaine, qui a derrière elle une culture et une théologie sur lesquelles nous, Européens, étions au minimum peu informés, le Pape souligne des aspects que nous étions peut-être habitués à affronter d'une manière un peu plus "assise", un peu plus bourgeoise».

- Vous avez dit que l'Eglise a été lente à s'ouvrir aux homosexuels. Ruini vous a répondu que la vague libertaire refluera, comme c'est arrivé avec la vague marxiste. Êtes-vous d'accord?
« Il y a vingt ans, j'ai écrit que la révolution sexuelle mettrait la proposition chrétienne à l'épreuve peut-être plus que la révolution marxiste. Aujourd'hui, cela se vérifie. Il pourra y avoir un reflux, on en voit déjà des signes, par exemple aux États-Unis il y a des associations de jeunes qui choisissent d'arriver vierges au mariage. Et il y a dans nos terres une réalité de base, encore importante, qui voit la fidélité à la famille en termes de plus en plus conscients et se dispose à des modes de fraternité, à l'hospitalité, aux familles d'accueil, à l'adoption. Je partage avec le cardinal Ruini l'idée que l'opinion publique ne coïncide pas du tout avec l'opinion médiatique. Mais le juste chemin est celui qui consiste à payer de sa personne. Nous, dans le respect des procédures de la société plurielle, nous ne pouvons pas nous exonérer de prendre des positions publiques, et donc de proposer des lois que nous considérons comme les meilleures (ndt: plutôt les moins pires!). Aujourd'hui, le risque le plus grave est de détruire la filiation à travers la GPA (les mères porteuses), qui implique d'avoir des enfants orphelins de parents vivants, avec l'énorme charge de problèmes que cela produit déjà».

- Donc, vous pensez que cela a encore un sens de parler de valeurs non négociables? Vous savez que le pape ne se reconnaît pas dans cette expression.
« Je ne voudrais pas paraître présomptueux, mais je ne ai jamais utilisé. J'ai toujours parlé de principes "irrinunciabili" (auxquels on ne peut pas renoncer). Dans tous les cas, avec l'expression "non-négociable", on ne voulait pas dire que nous ne sommes pas prêts au dialogue avec tout le monde; mais il y a justement pour nous des principes "irrinunciabili", comme l'oxygène pour la vie. Je suis convaincu que dans une société plurielle, l'opération mentionnée par Ratzinger dans son dialogue avec Habermas est nécessaire. Je place intégralement ma vision dans une société qui enregistre la présence de personnes avec des visions différentes, et je poursuis toujours la confrontation. Mais je ne peux pas renoncer à certains principes; si ma position n'est pas acceptée, je ferai appel à l'objection de conscience».

- A quels points faites-vous allusion?
« Nous devons nous décider à penser la triade droits-devoirs-lois sous forme unitaire. On ne peut pas faire des lois équitables, sans référence aux droits et devoirs pris ensemble. Aujourd'hui la triade n'est pas présentée comme une unité. Tous inclination subjective prétend être même un droit fondamental. Juste au moment où l'on invoque la plus grande liberté, on construit un maillage de plus en plus serré de lois qui la réduisent».

- Nous sommes à la veille de votre discours de Saint-Ambroise. Milan vit aujourd'hui la détérioration des banlieues et la révolte sociale.
« Je ferai référence à la thèse de François sur la "méga-city" de Buenos Aires. La force de Buenos Aires - dit le Pape - est que c'est un polyèdre: toutes les faces sont peut-être inégales, mais le polyèdre reste solidement un. Milan n'est pas une "méga-city", mais c'est désormais une métropole, où certaines zones de la banlieue sont devenues un concentré de marginalisation très grave. Mes curés de la Caritas disent que dans ces situations, il n'y a que 20 à 25% de la population qui soit composée de personnes ayant un revenu stable et sûr. Il n'y plus un seul sujet capable de contenir les phénomènes d'occupation de maisons, de sans-abris, de Roms, de petite ou grande misère. Paradoxalement, chez nous le problème peut devenir moins contrôlable que les bidonvilles ou favelas ou villas miserias, parce que les phénomènes de marginalisations à Milan sont inégalement répandus (littéralement "en taches de léopard"). Je viens d'aller à Baggio et Forlanini et j'ai vu des rangées de blocs d'appartements dans lesquels ces questions sont explosives, mais à Corvetto j'en ai vu d'autres, et encore à Quarto Oggiaro; avec le paradoxe scandaleux qu'il y a des maisons sans habitants et des habitants sans maisons».

- Quelle impression vous fait Salvini (député européen, secrétaire fédéral de la Ligue du Nord) allié avec Marine Le Pen?
« Je pense qu'il a maintenant un projet national, nous devons donc comprendre de quelles demandes profondes part sa proposition. Parmi notre peuple, la crainte est grande, et il serait abstrait de croire que le phénomène migratoire, avec le croisement rapide de modes de vie si fortement différents, n'augmente pas la peur. Mais la peur est mauvaise conseillère: il faut l'écouter en profondeur, et donner les raisons de la surmonter. Si au contraire la peur est ignorée, elle devient colère, et la colère est le terrain fertile pour l'idéologie, la colère peut devenir violence ou résignation narcissique. Cela s'applique à tous, y compris nous, chrétiens ».