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Voilà comment est le Pape

Une interview majeure de Sandro Magister (14/11/2014)

Original en italien ici: www.italiaoggi.it
Ma traduction.

Le christianisme mis dans la bouche de Bergoglio n'est plus provocateur, il ne pose pas de problème comme avant, il peut être traité avec courtoisie, supériorité, détachement. Le christianisme compte moins.
(...) En somme, d'une situation de confrontation; ou de conflit, nous sommes passés au désintérêt.
     

LE PAPE DÉSORIENTE BEAUCOUP D'ÉVÊQUES
... parce qi'il joue sur plusieurs plans et souvent, il se contredit
Goffredo Pistelli
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Il célèbre cette année 40 ans de chroniques vaticanes, Sandro Magister. Ses premiers articles sur L'Espresso datent de 1974. Et aujourd'hui encore, dans les colonnes [de l'Espresso], et sur le site de l'hebdomadaire, il continue à raconter l'autre côté du Tibre et l'Église tout entière, de manière extrêmement documentée mais sans aucune révérence.

Et lui, né à Busto Arsizio (ville de Lombardie) en 1943, diplômé en philosophie et en théologie à la Cattolica (l'Université catholique de Milan), des pontifes romains, il en a suivi beaucoup! Sur le dernier, François, ses chroniques se différencient du mainstream des vaticanistes, et il n'hésite pas à en souligner les contradictions.

* * *

Question. Magister, le pape Bergoglio, ces derniers mois, a connu un succès planétaire, mais un certain nombre de décisions ont émergé, qui laissent songeurs. Par exemple, lui qui s'est présenté comme évêque de Rome, au Synode sur la famille a été jusqu'à rappeler les codes du droit canon qui affirment pouvoir pétrinien.
Réponse. Certes, dans son discours de clôture.

Q. Il a tracé les lignes d'une vision partagée et ouverte du gouvernement de l'Eglise, et il a nommé un commissaire pour les Franciscains de l'Immaculée de façon plutôt dure et a muselé les conférences épiscopales ...
R. Certaines, comme celles d'Italie, sont de fait anihilées (anéanties).

Q. Et parlant aux mouvements populaires, il a paru faire écho à certaines analyses de Toni Negri sur le travail, comme vous l'avez écrit dans le blog Settimo Cielo (cf. Le Pape activiste politique), puis il a accepté le «licenciement» de 500 calligraphes, peintres et imprimantes dont l'Aumônerie du Vatican a décidé de se passer.
R. En effet, cette histoire jure un peu ...

Q. ... tout comme jurent les positions «ultragarantistes» (ndt: dans le sens juridique, favorable à la garantie des droits civils), sur la justice et la prison, avec son choix de faire incarcérer préventivement l'ancien nonce à Saint-Domingue, en attente du jugement pour actes de pédophilie (cf. settimo Cielo)
R. C'est ce qui s'est passé.

Q. Eh bien, vous qui êtes vaticaniste de longue date, quelle idée vous êtes-vous faite?
R. Qu'il y a des contradictions et qu'elles représentent un jugement fondé, basé sur l'observation de plusieurs mois, inhérentes à la personnalité de Jorge Bergoglio.

Q. Et quelles conclusions en tirez-vous?
R. C'est une personne qui, tout au long de sa vie, et maintenant encore en tant que pape, agit simultanément sur plusieurs registres, laissant des portes ouvertes et, à première vue, a de nombreuses contradictions. Mais celles que vous avez mentionnées, toutefois, ne sont pas les seules.

Q. Pouvez-vous m'en signaler d'autres...
R. Voilà un pape extrêmement loquace, qui téléphone, qui accoste les personnes les plus diverses et les plus éloignées, mais qui reste muet sur le cas d'Asia Bibi.

Q. Le pakistanaise condamnée à mort pour apostasie, depuis un certain temps en prison ...
R. Oui, sur cette histoire François n'a pas prononcé un mot. Tout comme sur les filles nigérianes enlevées, et sur l'acte incroyable d'il y a quelques jours au Pakistan, sur ces époux chrétiens, brûlés dans un four.

Q. Ce sont des histoires qui concernent la relation avec l'islam, sur laquelle nous reviendrons. Mais ces contradictions, certains commencent à les définir comme «jésuitisme» dans le sens d'une pensée changeante.
R. Dit ainsi, c'est une qualification péjorative et inacceptable, même s'il est vrai que la spiritualité des jésuites a démontré dans le passé savoir s'adapter aux situations les plus différentes et parfois en conflit les unes avec les autres.

Q. La gestion du récent Synode est également apparue comme contradictoire...
R. Une gestion soigneusement calculée par le Pape et non pas laissée au hasard comme on a voulu nous le faire croire, et qui enregistre d'autres éléments contradictoires.

Q. Comme quoi?
R. Bergoglio a dit, et à plusieurs reprises, qu'il ne voulait pas transiger avec la doctrine, rester dans la tradition de l'Eglise. Mais ensuite, il a ouvert des discussions, comme celles sur la communion pour les personnes remariées, qui touchent les pierres angulaires du magistère.

Q. Pourquoi?
R. Parce qu'il est inexorable que la communion aux remariés débouche sur l'acceptation des secondes noces et donc la dissolution du lien sacramentel du mariage.

Q. Je ne suis pas vaticaniste, mais le sentiment, vu de l'extérieur est qu'il se répand un peu de confusion, et pas seulement dans les hiérarchies. Mais aussi dans des milieux qui ne peuvent certainement pas être définis comme traditionalistes ...
R. Ceci ne fait aucun doute. Il y a des personnalités d'importance notable, et certainement pas lefebvristes, qui le font comprendre, même si elles ne le disent pas en termes drastiques d'opposition. Même le cardinal Raymond Leo Burke, l'ancien préfet de la Signature apostolique, récemment démis, ne l'a pas fait, parce qu'il n'y a pas de courant hostile a priori au pape. Bien sûr, il y a des manifestations évidentes de malaise.

Q. Quelques exemples?
R. Prenons l'épiscopat des Etats-Unis, c'est-à-dire les évêques de l'un des pays qui compte le plus de catholiques au monde. Cette conférence épiscopale, au cours des dernières années, a exprimé une ligne cohérente et combative sur le terrain public, y compris contre certaines décisions de Barack Obama sur les questions éthiques. Une ligne partagée par de nombreux prélats d'importance. Un collectif, plutôt qu'une somme d'individus, disons un noyau dirigeant.

Q. Et donc, les Américains?..
R. Ils sont plutôt mal à l'aise. C'est le cas de cardinaux et d'archevêques, Timothy Dolan de New York, Patrick O'Malley de Boston, Jose Gomez à Los Angeles ou Charles Chaput à Philadelphie. Un épiscopat dont provient Burke lui-même, qui n'est certainement pas confiné à des circuits traditionalistes marginaux, mais qui continue de faire partie d'une des plus solides Églises nationales.

Q. Et également la CEI, comme nous l'avons dit précédemment, semble un peu en difficulté.
R: Il y en a, des difficultés, pour se mettre au pas de ce pape. Avec un président, Angelo Bagnasco, qui semble le plus en difficulté de tous.

Q. Aussi parce que son successeur a déjà été désigné en la personne de l'archevêque de Pérouse, Gualtiero Bassetti, créé cardinal par Bergoglio.
R. Mais il me semble que même Bassetti est parmi les évêques italiens qui sont mal à l'aise.

Q. Parmi les italiens, les plus explicites ont peut-être été le Milanais Angelo Scola et le bolognais Carlo Caffara.
R. Ils l'ont été en s'exprimant avant et pendant le Synode. Mais c'était inévitable compte tenu de la décision du pape de confier au cardinal Walter Kasper, l'ouverture de la discussion, et donc, en pratique, l'ouverture des hostilités.

Q. Pourquoi?
R. Parce que Kasper repropose aujourd'hui, telles quelles, les thèses vaincues en 1993 par le binôme Jean-Paul II et Joseph Ratzinger, ce dernier dans le rôle de préfet du Saint-Office.

Q. Oui, le Pape a lancé Kasper, il a fait secrétaire spéciale du synode Mgr Bruno Forte, qui, durant les travaux a pesé, au point de susciter les réactions de certains père du synode, mais ensuite, à la fin, François est intervenu, fustigeant les uns et les autres. Presque comme un vieux DC (démocrate chrétien) contre les extrémistes des deux bords.
R. C'est un autre des formes récurrentes d'expression de ce pontife: bastonner d'un côté et de l'autre. Pourtant, si l'on veut faire un inventaire, ses bastonnades aux traditionalistes, aux légalistes, aux défenseurs rigides de la doctrine aride, semblent beaucoup plus nombreuses et ciblés. Mais quand il s'en prend aux bien-pensants (buonisti), on ne sait jamais de qui il parle.

Q. Le Synode a lancé de plus en plus le directeur de la Civiltà Cattolica, le père Antonio Spadaro.
R. Il se pose désormais comme porte-parole du Pape et le magazine jésuite, qui avait entamé un déclin progressif (déjà sous sa direction, alors qu'il s'occupait beaucoup du web et des réseaux sociaux), est à présent l'expression du sommet suprême du Vatican. Surtout après la première grande interview avec le pape jésuite. Tandis que le «nègre» de François est Manuel Fernandez, le recteur de l'Université catholique de Buenos Aires, que le pape a fait archevêque. C'est avec Fernandez que François a écrit Evangelii Gaudium, tout comme dans le passé, il avait écrit avec lui le document d'Aparecida, au Brésil, en 2007, quand l'ex-archevêque de Buenos Aires conduisit au port la conférence des évêques latino-américains, un document qui pour beaucoup, est l'anticipation de cette papauté.

Q. Face à un grand consensus, il y en a aussi, comme l'écrivain Antonio Socci, qui contestent la validité de l'élection du pape. Avez-vous lu son livre 'Non è Francesco?'
R. Je l'ai lu en une soirée, d'une seule traite, bien qu'il compte plus de 300 pages.
Et pas pour la thèse de l'invalidité de l'élection, à cause de l'annulation d'un tour de scrutin au conclave, en raison d'un bulletin blanc en trop. Une thèse à mon avis inconsistante.

Q. Alors, pourquoi la lecture était-elle intéressante?
R. Pour ce qui fait le succès du livre, au point de le propulser au sommet des ventes, dépassant même les livres de et sur Bergoglio. A savoir qu'il reconstruit, avec des faits et des mots incontestables, les contradictions que nous avons mentionnées.

Q. Un livre dont personne ne parle, comme s'il risquait de nuire à la popularité de François, qui est énorme. Malgré ce consensus, cependant, la pratique religieuse n'augmente pas, et on voit même une aversion croissante, y compris publique, au catholicisme. Bergoglio oui, le reste non.
R. Même la popularité de ses prédécesseurs, ne l'oublions pas, était très forte. Jean-Paul II a connu un succès dans le monde entier et pas seulement quand il a affronté la maladie. Et Benoît XVI, entre 2007 et 2008, a atteint des sommets dans les sondages, même si on l'oublie. Son voyage aux États-Unis a été le point culminant, avec une réception ample et positive, y compris par l'opinion publique laïque.

Q. Alors, quelle est la différence?
R. Que ses prédécesseurs étaient populaires, surtout dans l'Eglise, même s'ils étaient âprement contestés par les pointes dures de l'opinion publique non chrétienne. Tandis que la popularité la plus frappante de François est hors de l'Eglise, même si elle ne cause pas de vagues de convertis. Et même, avec lui il y a une certaine complaisance dans la culture étrangère ou hostile au christianisme.

Q. Dans quel sens?
R. En voyant que le chef de l'Eglise se déplace vers leurs positions, qu'il semble comprendre et même accepter. L'histoire des entretiens répétés avec Eugenio Scalfari l'illustre: le pape accepte que le fondateur de la République, autrefois le plus dur opposant du pape, puisse publier tout ce qu'il veut de ces entretiens.

Q. En fait, Scalfari lui-même a déclaré qu'il avait également publié ce que Bergoglio n'avait pas dit.
R. Tout à fait. Mais dans tout cela, il n'y aucune approche du christianisme. Le christianisme mis dans la bouche de Bergoglio n'est plus provocateur, il ne pose pas de problème comme avant, il peut être traité avec courtoisie, supériorité, détachement. Le christianisme compte moins. Qu'il suffise de dire que le président du conseil, Matteo Renzi, un catholique, se moque (se fiche) de ce que fait la CEI. En somme, d'une situation de confrontation ou de conflit, nous sommes passés au désintérêt.

Q. Avec le monde musulman, François est silencieux. Et le secrétaire d'État Pietro Parolin, parlant récemment à l'ONU, a été très prudent. Certains parlent d'une grande prudence et, quand ils le font, ils citent le discours de Benoît XVI à Ratisbonne, qui a provoqué des réactions et même des morts (ndt: un mort, en fait).
R. C'est une prudence poussée à l'extrême, mais, dans la pratique, je n'en vois pas les avantages, je ne pense pas qu'elle soit une aide, même petite ou partielle, pour les chrétiens de ces régions. La crainte, on peut la comprendre, si on la mesure à la proportionalité de l'effet, elle ne vaut que si elle produit moins de dégâts. La situation me rappelle le silence de Pie XII sur les juifs.

Q. Une controverse historique, mais récente ...
R. Papa Pacelli a tout fait pour sauver les Israélites, également personnellement au Vatican, maintenant nous le savons. Mais il hésitait à dénoncer ouvertement la chose, craignant que cela passe comme aux Pays-Bas, où la dénonciations de quelques évêques a été suivie de persécutions encore pires.

Q. Pourtant, le silence persiste.
R. Sauf le cardinal Jean-Louis Tauran, préfet du dialogue interreligieux, qui ne ménage pas les jugements, même sévères.

Q. Quel est le problème?
R. Il est qu'il y a dictateurs comme l'Isis, dont on s'empresse de dire qu'ils n'ont rien à voir avec l'islam, mais qui sont alimentés par un islamisme radical qui n'a pas résolu la question de la rationalité et donc de la relation entre la foi et la violence. Voilà exactement ce qu'a dénoncé Papa Ratzinger à Ratisbonne. Et en effet, le seul véritable dialogue entre le christianisme et l'islam est né de ce discours, avec la lettre des 138 savants musulmans.

Q. Bien que la visite de la Mosquée bleue à Istanbul, l'année suivante, ait été considérée comme une réparation de Benoît XVI.
R. Ratzinger pouvait faire ce geste, justement pour avoir dit ces choses à Ratisbonne. Son jugement n'était pas énigmatique, on le comprenait très bien, il l'avait exprimé avec une clarté cristalline.

Q. Et François, il est clair?
R: Parfois pas. Quand à Bethléem il s'arrête devant le mur qui sépare Israël des territoires et reste en silence absolu: on ne sait pas ce qu'il veut dire. Et quand à Lampedusa il crie «honte!», et on ne sait pas qui devrait avoir honte. L'Italie qui a sauvé des milliers de vies? Pourquoi ne le dit-il pas? Souvent, il y a des mots et des gestes qui sont délibérément laissés dans l'incertitude.

Q. On n'a pas le temps de parler des affaires vaticanes, comme celle d'Ettore Gotti Tedeschi, qui a été démis de l'IOR sous la Secrétairerie du cardinal Tarcisio Bertone, mais dont l'honnêté a émergé à plusieurs reprises. Y compris par le non-lieu de la justice italienne.
R. On lui refuse la réhabilitation. Il a demandé une entrevue au pape mais elle lui a été refusée.

Q. L'Eglise «hôpital de campagne» garde parfois ses portes bien fermées.
A. Tout à fait.