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Charlie : interview du Père Ardura

Le religieux français, récemment nommé par le pape consultant à la Congrégation pour la cause des Saints, s’entretient avec Giuseppe Rusconi du site Rosso Porpora. Traduction de Anna (25/1/2015)

Sur le Père Ardura, lire cette brève notice sur le site Riposte catholique.
Il est le postulateur de la Cause en Béatification du serviteur de Dieu Jean-Baptiste Fouque (1851-1926) un prêtre français engagé dans l'action sociale.

Les idées qu'il exprime sont largement partageables.... mais peuvent se discuter, et j'imagine que quelques passages peuvent faire sursauter certains - à tort ou à raison!

L'article commence comme d'habitude par un résumé de Giuseppe Rusconi (en bleu).

Le Père Ardura: Charlie offense. Peut-être regrette-t-il la foi qu'il n'a pas

Un entretien sur les événements de France avec le père Bernard Ardura, président du Comité Pontifical de Sciences Historiques.
www.rossoporpora.org
Giuseppe Rusconi
22 janvier 2015
Traduction Anna
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Selon le religieux français, prémontré, la liberté d'expression de la satire ne peut pas comprendre l'offense aux sentiments plus intimes de la personne raillée. "Charlie Hebdo" est l'expression d'une mentalité essentiellement antisociale, mais cache peut-être le regret d'une foi qui lui manque. On ne lutte pas contre le terrorisme avec le laïcisme, mais avec une plus solide éducation des jeunes et l'intensification d'un véritable dialogue interreligieux.

Né à Bordeaux il y a 66 ans, le père Bernard Ardura est, depuis 2009, président d'un important organisme vatican: le Comité Pontifical des Sciences Historiques. A ce titre, il a traité récemment par exemple de sujets tels les 100 ans depuis le début de la Première Guerre Mondiale (avec une attention aux efforts de paix du Saint Siège), les 1700 ans depuis l'Edit de Constantin (relations entre Etat et Eglise, laïcité), les contenus de la Ostpolitik du Vatican à l'égard de l'Europe de l'Est sous le communisme. Avant 2009, il a été notamment secrétaire du Conseil Pontifical de la Culture et consultant du Conseil Pontifical pour le dialogue interreligieux. Il est donc plus que qualifié pour répondre à nos questions sur les événements survenus en France en début janvier, en particulier l'attaque contre l'hebdomadaire Charlie Hebdo; sur la relation entre liberté d'expression et dignité humaine; la sauvegarde du dialogue avec l'islam; la nécessité d'une véritable éducation au respect de l'autre dans sa diversité. Il n'est certes pas sur la même longueur que la garde des sceaux Christiane Taubira (mère du tristement célèbre "mariage pour tous") ni du premier ministre britannique David Cameron (membre du parti dit "conservateur"): tous deux pensent qu'à la "satire" du genre Charlie Hebdo aucune limite ne doit être posée, et qu'elle doit pouvoir bafouer même les religions…

Giuseppe Rusconi: Père Ardura, entrons dans le coeur du discours. Après le sanglant attentat du 7 janvier à l'hebdomadaire français Charlie Hebdo, plusieurs journaux (dont même certains catholiques) ont titré en gros caractères: "Attaque à la liberté"…Croyez-vous qu'il s'agissait effectivement de cela?

Père Ardura: Lorsque les circonstances sont particulièrement dramatiques, je pense que l'on doit faire bien attention à ne pas simplifier abusivement les événements, afin aussi de ne pas susciter des opinions fausses.

Que voulez vous dire par là?

Il est évident que la liberté d'expression est certes une valeur, mais qu'elle n'est pas intangible. La même chose pourrait se dire de la liberté artistique. On ne peut pas oublier que l'Etat est garant des libertés individuelles, dont fait partie évidemment la liberté d'expression. Ceci implique que l'Etat doit lui-même défendre et protéger aussi les autres valeurs civiles, doit tenir compte de la sécurité des citoyens, de la paix sur son territoire, de la justice, de l'égale dignité pour tous. Force est de constater alors que la protection globale des libertés individuelles entraîne un effet de limitation réciproque. En d'autres mots: la politique de l'Etat doit se présenter toujours comme un compromis entre les différentes formes de liberté.


La liberté de presse doit-elle aussi être associée à l'exercice d'une responsabilité spéciale?

La liberté de presse est en substance elle aussi un pouvoir, parce que la presse a la capacité de contribuer à façonner l'opinion publique d'un Pays et est elle-même et en même temps l'expression de cette opinion publique. La liberté de presse ne peut donc pas être sans limites, elle ne peut pas être dissociée du sens de responsabilité à l'égard du Pays où elle opère: en démocratie, aucun pouvoir sans freins n'est légitime, puisque dans ce cas il se transformerait facilement en dictature.

Et pourtant, père Ardura, nous avons lu sous des plumes du monde catholique (par exemple des revues comme "Jesus" et "Il Regno"), solidaires des caricaturistes de "Charlie Hebdo", des phrases comme: "L'ironie et la satire ne sont pas ennemies des croyants. Elles peuvent au contraire les aider à se libérer de la présomption de 'posséder' le Très Haut, jouant ainsi une fonction 'anti-idolâtre'. Et encore, d'une autre signature jésuite française (la revue "Etudes"): "Afin de manifester notre soutien aux confrères assassinés, nous avons fait le choix de reproduire quelques couvertures de Charlie Hebdo qui se rapportent au catholicisme. (…) La liberté d'expression est un élément fondamental de notre société". Quelles réflexions pouvez-vous proposer sur de telles affirmations?

La satire est une forme particulière de pédagogie, le dessinateur ne peut donc pas faire abstraction de l'amour envers celui qui par sa plume est fustigé: 'Castigat ridendo mores', disaient les latins. Je crains toutefois qu'en de nombreux cas la satire se soit transformée, ces dernières années, en expression de haine camouflée en humour.

Pouvez-vous donner un exemple?

J'ai clairement en mémoire les dessins qu'un hebdomadaire satirique (Ndr: La couverture du même Charlie Hebdo disait ainsi, avec finesse: Bienvenue au pape de m….)
dédia au Pape Jean-Paul II à l'occasion d'une de ses visites pastorales en France. C'étaient des caricatures "sexuelles" d'une rare vulgarité. Elles n'étaient certes pas mues par une intention pédagogique positive, mais par une haine profonde à l'égard de la religion et de l'Eglise. J'entends par cela souligner que la critique et la satire ne peuvent pas être considérées telles si elles blessent la dignité des personnes en en offensant les convictions profondes. Celui qui agit de telle façon ne fait qu'humilier celui qu'il veut frapper; il sème ainsi la haine et aggrave des situations déjà en soi précaires.

Pour faire une parenthèse à propos du monde juif, c'est ce que pensent aussi, entre autres, le Grand Rabbin de Rome Riccardo Di Segni, (qui le 15 janvier a déclaré, sous les applaudissements, à la Lateranense, "ne pas être Charlie") ainsi que le Président de la Communauté juive de Rome Riccardo Pacifici, "dégoûté" par les caricatures de l'hebdomadaire. La rédaction survécue de "Charlie Hebdo", soutenue par le gouvernement français, par la plus grande partie de la culture officielle et par de nombreux médias, continue toutefois de produire des caricatures sordides comme dans l'édition de mercredi 14 janvier, dans laquelle ont paru entre autres - selon une tradition consolidée - des caricatures anti-catholiques aussi crues qu'offensantes…

Ces journalistes sont les fils d'une mentalité foncièrement anti-sociale. Pourquoi continuent-ils avec leurs caricatures si offensantes? Visent-ils quelque chose de positif? Il me semble que non, ils ne fomentent que la haine. Il est même possible qu'une telle insistance cache un regret, de ne pas pouvoir partager avec d'autres ce que d'autres ont la chance de vivre, c'est à dire la foi. Laquelle n'est pas une assurance pour la vie, mais bien source d'espérance et de sérénité, fondée sur la certitude que nous ne sommes pas seuls ni abandonnés, mais aimés pas un Dieu que nous pouvons appeler "Père".

On peut légitimement penser que ceux qui oeuvrent dans Charlie Hebdo sont historiquement et émotionnellement liés à 68 et se trouvent dans ce climat qui se traduisait souvent en un mépris absolu de celui qui pensait autrement… Une autre question se pose alors au sujet de la fonction de cette satire dans la lutte au terrorisme…

Sommes-nous sûrs qu'une telle expression soit le meilleur instrument de lutte? Pas du tout: il faut, à mon avis, créer un tout nouveau climat de respect réciproque. Le Pape François vient de le réaffirmer avec force jeudi 15 janvier, sur l'avion l'amenant du Sri Lanka aux Philippines: "On ne peut pas provoquer, on ne peut pas insulter la foi des autres". Il est fondamental de se concentrer sur une éducation approfondie des jeunes afin de leurs transmettre les valeur de tolérance, de respect de l'autre, des différences, et d'accroître des formes de coopération quotidienne, sur le terrain, avec tous les interlocuteurs.

Le ministre français de l'Education nationale, la controversée Najat Vallaud-Belkacem, a déjà annoncé des cours obligatoires de formation à la laïcité, afin de combattre les "fondamentalismes" religieux. Nous lisons dans Le Monde que certains invitent à considérer parmi les "fondamentalismes" non seulement celui islamique, mais également par exemple celui (présumé) de quiconque affirme publiquement que le mariage est entre homme et femme, ouvert à la procréation. En quelques mots: avec la "lutte aux fondamentalismes" on vise par exemple, de la part de quelques uns, à criminaliser ultérieurement le grand phénomène de la "Manif pour tous" (qu'on a déjà plusieurs fois essayé de réprimer)…

En proclamant la laïcité, il faut bien la distinguer du laïcisme. La laïcité prévoit la séparation des compétences entre Etat et Eglise. Ce n'est pas l'ignorance de l'un envers l'autre, elle suppose au contraire une relation de confiance réciproque, sur laquelle se fonde la coopération publique pour le bien commun de la société. Dans ce sens la laïcité est l'expression d'une démocratie mature, fondée sur la solidarité.

Bien autre chose le laïcisme…

Le laïcisme exclut par principe toute référence religieuse dans la vie publique. Il procède donc par exclusion et dans ce sillage il devient intransigeant, assumant peu à peu les caractères de ce qu'on appelle fondamentalisme. "Charlie Hebdo" est l'expression du laïcisme. Pas vraiment la voie juste pour lutter contre le fondamentalisme idéologique des terroristes.

Pourquoi l'appelez-vous "idéologique"?

Je refuse de considérer ces terroristes comme des fondamentalistes religieux. Le faisant, je consentirais à que l'Islam soit considéré comme une religion en soi violente (??).

Mais les terroristes affirment s'appuyer sur pas mal de passages du Coran…

Il est vrai que dans le Coran il y a des passages, des éléments qui peuvent être utilisés afin de justifier une action violente. Je voudrais néanmoins souligner que, depuis les temps de Mahomet, presque 1500 ans de civilisation se sont écoulés (??) et nous connaissons tous aujourd'hui de vrais musulmans qui vivent leur foi avec sincérité, dévotion, cohérence et des intentions pacifiques.

Les faits de Paris ont renforcé les tenants du "choc des civilisations" qui demandent parfois même l'expulsion des musulmans de l'Europe…

Si je ne me trompe, la première fois que nous avons entendu cette expression ce fut au début de la deuxième guerre contre l'Irak en 2003, lorsque le président américain Bush parla d'un "conflit de civilisation" pour justifier l'invasion d'un Pays arabe. C'était une expression malheureuse et injuste, car le conflit en Irak était purement politico-militaire sur fond d'intérêts économiques. Une expression qui augmenta la frustration de nombreuses populations arabes, jusqu'alors presque toujours dominées et humiliées par les puissances occidentales. Dans une minorité des ces populations s'est ainsi consolidé un désir de vengeance face au développement d'un Occident qui ne les a jamais traitées avec la dignité due aux êtres humains.

La France a d'ailleurs ressenti dans sa chair entre 1954 et 1962 ce que signifie d'être haïs par un peuple arabe: pensons à la révolte algérienne…

Je me souviens que le Général De Gaulle lui-même n'hésitait pas à affirmer à propos de l'insurrection arabe qu'elle ne devait pas être approuvée, mais qu'on pouvait certes l'expliquer au vu de comment les colons traitaient les arabes (??).

Dans quelle mesure comptait et compte l'élément religieux dans l'attitude d'une partie des arabes contre l'Occident?

Je pense que dans ce cas comme dans d'autres l'élément religieux compte plus comme un contour que comme un élément fondamental. Dans cette même optique je considère l'horrible attaque au supermarché kasher de la Porte de Vincennes. Dans l'imaginaire de la minorité musulmane dont nous venons de parler, le juif représente l'ennemi par excellence: en réalité, les deux, juifs et arabes descendent d'Abraham, ils sont frères parmi les plus proches et c'est pourquoi il arrive parfois que la haine entre frères soit la pire.

D'après vos propos, père Ardura, on a l'impression que le dialogue interreligieux avec les musulmans, loin d'être interrompu, doit s'intensifier comme réaction humaine et rationnelle aux actes de terrorisme…

Il faut créer de nouvelles occasions de coopération, en créer le plus possible afin d'être côte a côte au service de la société, au delà de toute question théologique. Tous, chrétiens et musulmans (et juifs aussi, bouddhistes, hindouistes, ecc…) nous devons viser concrètement le bien commun, sans de grands discours mais avec une action incisive. Cela aussi avec un instrument fondamental, l'éducation des jeunes…

Avez vous lu que la minute de silence demandée le 8 janvier dans les écoles de France pour les victimes du jour avant a été grièvement perturbée dans au moins 200 établissements, avec des élèves se refusant de rester dans la classe, qui couraient dans les couloirs célébrant les terroristes…sans compter les dizaines de milliers de hosannas sur facebook et twitter… La justice française s'est d'ailleurs vite mise au travail, accusant d' "apologies de terrorisme" une longue série de suspects, quelques-uns condamnés en référé à des peines qui sont loin d'être légères…

C'est justement ce que je disais. Sans un effort d'éducation massif et bien ciblé, de la part d'un Etat laïque et pas d'un Etat laïciste, la situation va s'aggraver. Par conséquent il est d'autant plus nécessaire d'éduquer à accepter, respecter, apprécier ce qu'il y a dans l'autre. Une tâche titanique mais incontournable si nous voulons sauvegarder, en l'occurrence en France (mais pas seulement), la coexistence civile et vraiment concrétiser ces fraternités et solidarités si souvent proclamées.

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P.S. L'interview est paru en version papier dans le "Giornale del Popolo" (quotidien catholique de la Suisse italienne) du jeudi 22 janvier 2015 et (en version anglaise) dans le mensuel catholique états-unien "Inside the Vatican" du février 2015.

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