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Famille, sexualité, morale, salut

Entretien avec Mgr Livio Melina (*), président de l'Institut pontifical Jean-Paul II pour les études sur le mariage et la famille, sur l'hebdomadaire Tempi. Traduction de Anna (6/2/2015)

Jésus ne fit pas de sondages lorsqu'il proposa le pardon des ennemis, l'indissolubilité du mariage, l'eucharistie ou la parole de la croix

Se défaire de la pensée mondaine ou "devenir culture".

www.tempi.it
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Monseigneur Livio Melina est Recteur d'un des plus influents groupes de réflexion du Vatican, l'Institut Pontifical Jean-Paul II pour les Etudes sur le mariage et la famille. L'Institut, qui a sa maison mère à Rome et onze sièges dans le monde, a été fondé en 1981 par le même Saint Jean-Paul II, le Pape de la famille, comme l'a défini son successeur François.
Avant Melina (en fonction depuis 2006), au sommet de la plus typique des créatures wojtyliennes, se sont succédé Carlo Caffarra, actuel archevêque et cardinal de Bologne, et Angelo Scola, archevêque et cardinal de Milan (et avant eux, Mgr Fisichella).
A part la direction du "Jean-Paul II", Melina, 62 ans, prêtre d'Adria (Province de Rovigo, Vénétie), enseigne la théologie morale et est professeur associé à Washington D.C. et Melbourne. Directeur scientifique de la revue Anthropotes, auteur prolifique, membre et consulteur de diverses académies vaticanes (Académie Pontificale de Théologie, Conseil Pontifical pour la Famille et Conseil Pontifical pour les Opérateurs Sanitaires), collaborateur à des revues historiques de théologie (Revue Théologique des Bernardins et Communio), Melina est aussi correspondant de l'Académie d'Education et d'Etudes Sociales (AES) de Paris.

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Selon le cardinal de Milan Angelo Scola, le contexte historique actuel est caractérisé par un "érotisme qui se répand". Est-ce la conséquence de ce qu'on appelle la "révolution sexuelle"?

La révolution sexuelle peut se définir comme une série de ruptures du contexte naturel et culturel dans lequel l'expérience de l'amour humain était vécue dans la tradition catholique: rupture du lien entre sexualité et mariage (avec une sexualité extra-conjugale); rupture du lien entre sexualité et procréation (au moyen de la contraception et de la reproduction artificielle), rupture du lien entre sexualité et amour (avec une sexualité "liquide").
Le sexe est devenu ainsi un électron libre et omniprésent, qui envahit la scène de l'existence actuelle avec la force d’une auto-évidence qui s'impose. Je me souviens que don Giussani (ndt: fondateur de Communion et Libération) a dit une fois qu'afin de détruire la mentalité chrétienne du peuple, dans le premier après-guerre, les communistes avaient commencé à diffuser la pornographie, faisant ainsi du chantage à l'homme dans son point le plus faible. Dans les années 60 Marcuse signala le même phénomène d'instrumentalisation de l'éros dans la société consumériste avancée, qui vise à "l'homme à une dimension"…
Sur le christianisme pèse en effet un fort préjugé puritain: de ce fait on identifie le christianisme avec la morale, la morale avec un système d'interdictions, et on pense que ces interdictions existent surtout en matière sexuelle, de sorte qu'au terme de cette série de fausses équations le christianisme est assimilé à la répression sexuelle.
Comme le remarqua très intelligemment le Pape Benoît XVI dans l'encyclique Deus caritas est: sur le christianisme pèse l'accusation nietzschéenne d'avoir empoisonné l'expérience plus belle et attrayante de la vie.
Survient ensuite ici une espèce de complexe de culpabilité des clercs, encore accru par les déplorables scandales de pédophilie. A la fin, non seulement est ainsi enjoint à l'Eglise le silence sur ce thème, mais aussi à l'intérieur de l'Eglise on finit par penser qu'il est mieux de se taire afin de ne pas faire obstacle à l'évangélisation. Le thème culturellement le plus imposant, le plus décisif du point de vue éducatif, est ainsi abandonné à la mentalité mondaine qui imprègne aussi les fidèles, qui en raisonnant de ces choses n'expriment désormais plus un sensus fidelium théologiquement significatif, mais une mentalité mondaine, à laquelle nous devrions tous nous convertir pour adhérer à la nouveauté du Christ, qui seule nous libère. Jésus ne fit pas de sondages lorsqu'il proposa le pardon des ennemis, l'indissolubilité du mariage, l'eucharistie ou la parole de la croix: il savait très bien ce que ses disciples pensaient. Il dit plutôt: " Voulez-vous vous en aller, vous aussi?".


Et donc, qu'est-ce qui est en jeu aujourd'hui?

Il faudrait méditer les paroles du pape Ratzinger dans un de ses derniers discours: celui du 22 décembre 2012 pour les vœux de Noël à la Curie romaine. Il dit que dans les mutations et déformations qui menacent la famille, avec la prétention des soi-disant présumés "nouveaux droits", avec la redéfinition du mariage, avec l'abrogation de la paternité et de la maternité, rien moins que l'identité humaine est en jeu: sans les relations constitutives qui nous donnent identité - fils, père, mère, époux et épouse, frère et sœur - l'homme est un individu fragile, manipulable par le pouvoir. Mais la question est aussi radicalement théologique; ce qui est en jeu, c’est le langage originel de l'humain, dont s'est servi Dieu dans la Révélation pour nous parler. Quels mots vont nous rester pour parler de Dieu sans le lexique de ces relations familiales?


Parmi les questions publiques les plus débattues il y a certainement le thème de la différence/indifférence sexuelle. Au point que, tentés par une certaine éducation sentimentale, les catholiques eux aussi peinent souvent à affirmer avec certitude que le mariage est entre un homme et une femme.

La différence sexuelle, qui marque le corps dans ses fibres les plus intimes et l'oriente dans un mode spécifique de relation, représente une référence anthropologique fondamentale, avec un caractère prononcé de vocation. C'est un appel: ce n'est pas qu'une donnée biologique aléatoire, ni un facteur établi de manière exhaustive dans la biologie. C'est une invitation à une réponse et à un chemin qui exige une éducation pour assumer la forme d'un lien dans lequel se réalise le don de soi dans l'amour, avec caractère d'exclusivité, totalité et irrévocabilité d'une promesse et avec une surabondance intrinsèque d'ouverture à la vie dans la procréation. La perte de l'idée qu'il existe une nature humaine commune non manipulable, qu'il y ait des liens originels donnant identité et mission à la vie (comme cela arrive dans l'idéologie du genre), rend impossible de penser à un bien commun de la société. Une chose est le respect dû à toutes les personnes indépendamment de leur orientation sexuelle, autre chose sont les droits de la famille authentique, fondement du bien commun de la société. Comment peut-on ne pas comprendre que c'est la famille composée d'un homme et d’une femme, durablement enracinée dans le mariage et engagée dans l'éducation des enfants qui crée ce "capital social" d'attitudes, de culture et de vertus sur lesquels se fonde le vivre ensemble? Comment ne pas comprendre que si cela manque, le lien social se brise?

Comme l'attestent de nombreuses réponses au questionnaire de préparation au Synode des évêques sur la famille, il y a parmi les fidèles une grande confusion au sujet de la morale et de la conception de l'homme. Une confusion exaspérée par le bombardement médiatique technologique de plus en plus envahissant.

La morale a mauvaise réputation aujourd'hui dans la société et même dans l'Eglise. Le discours courant a facilement comme objectif escompté le "moralisme". Non sans raisons: si on pense à la morale comme à une série d'interdictions qui limitent la liberté et prétendent violer la conscience, cela ne peut que justifier une aversion instinctive. Mais est-ce vraiment cela, la morale? D'ailleurs, lorsqu’on ne parvient pas à distinguer entre moralisme et authentique expérience morale, on finit dans l'arbitraire du subjectivisme, dans la subordination à ce qu'établissent les statistiques sur l'opinion prédominante ou dans un nouveau légalisme des règles, plus oppressant ("ne pas fumer dans les parcs publics", "ne pas devenir obèses", "ne pas manger la viande des animaux", "ne pas jeter les ordures dans la mauvaise poubelle "…).
A la racine de cette réputation négative de la morale, il y a la fracture entre la personne et ses actions. Nos actions, comme l'écrivit Karol Wojtyla dans Persona e atto (En français: Personne et acte), sont expression de notre personne et en même temps elles nous construisent, elles sont nos parents, selon une observation suggestive de Saint Grégoire de Nisse: en agissant, en effet, non seulement nous provoquons des changements dans le monde extérieur, mais nous devenons ce que nous faisons, changeant avant tout nous-mêmes par nos choix. Celui qui vole devient un voleur et celui qui ment devient un menteur. Nous ne sommes pas un sujet abstrait construit indépendamment de notre agir: nous sommes un moi-en-action, qui réalise librement le don originel de son être à travers ses actions, dans les relations avec les autres et dans un contexte culturel qu'il contribue à configurer. C'est pourquoi nos actions ont toujours une dimension morale.

Mais la société plurielle contemporaine est marquée par la coexistence de différentes visions du monde. Comment concevoir le rapport entre morale et lois?

C'est une question cruciale. La morale exige en effet de se fonder dans une vision globale de la vie, dans une anthropologie, dans une conception de l'homme et de Dieu, tandis que les lois de nos sociétés pluralistes ont besoin de bénéficier du consensus de tous. En revanche, alors que la morale a comme perspective celle du bien de la personne, la loi civile a comme idéal celui de la justice dans la coexistence entre les hommes, ce qui est un objectif plus limité. L'appel au partage d'une série de principes universels de justice fondés sur la raison commune, même étant encore théoriquement argumentable, n'est pas praticable d'un point de vue pragmatique, compte tenu du pluralisme et de la perplexité post-moderne sur l'universalité de la rationalité humaine.
Comment procéder alors? Il me semble qu'on puisse convenir avec le Cardinal Scola sur deux conditions préalables à une coexistence publique.
Il faut en premier lieu reconnaître que, au-delà du pluralisme des visions, la coexistence avec les autres représente un bien à préserver et cultiver, et cela exige le respect pour la liberté et les droits des personnes. N'est pas liberté celle qui croit pouvoir tout railler, même ce qui est sacré pour l'autre.

En deuxième lieu, au sujet des nombreuses questions controversées, il faut parcourir de manière pragmatique la voie du dialogue ouvert entre les différentes identités. La clarté dans la proposition de sa propre vision des choses, sans présomption de l'imposer aux autres, mais aussi sans la censure d'une laïcité suspicieuse et hostile à la religion, permet une confrontation ouverte dans laquelle pourra par la suite, démocratiquement, s'imposer la solution concrète qui parvienne à convaincre davantage de sa propre bonté.

Face à la diffusion de la mentalité laïciste, qui tend à expulser Dieu de la vie concrète de l'homme, par quel critère les chrétiens doivent-ils tenter une pensée et une action publique à offrir à la réflexion commune?

L'affirmation de Saint Jean Paul II que "la foi doit se faire culture" n'est pas un choix stratégique, qui n'est valable qu'en certains moments historiques. Elle est la description d'une exigence intrinsèque, incontournable, de l'identité chrétienne, qui doit s'exprimer dans l'action et doit donc se confronter avec les grandes questions culturelles qui s'agitent dans la société. S'il ne le fait pas, non seulement le chrétien manque à son devoir spécifique de mission dans le monde et se transforme en sel insipide, qui sera tôt ou tard piétiné par les passants, mais lui-même ne pourra pas non plus comprendre le sens de cette foi qu'il professe mais qu'il a reléguée dans l'intimisme.
Lui-même, sans s'en apercevoir, sur les questions anthropologiquement et socialement décisives, finira dans une soumission aux "schémas du monde", comme le dit Saint Paul et le répétait souvent don Giussani, sur la base de la fameuse Lettre aux chrétiens de l'Occident écrite en début des années 70 par le théologien tchèque Josef Zverina.

Pour les chrétiens la raison ultime de la défense des valeurs est le Christ même. Pourquoi peuvent-ils le proposer aussi aux non croyants?

Au lieu de parler de "valeurs" je préfère parler de "biens". Le discours des valeurs renvoie en effet à la perception subjective de la conscience, tandis que le bien est quelque chose qui se donne objectivement dans la réalité et est accessible à la raison selon un ordre et une hiérarchie.
La question que vous posez concerne dernièrement le lien entre rencontre avec le Christ et expérience de l'humain. La rencontre avec le Christ se produit dans son aptitude à transformer la vie et la rendre plus conforme à ce que chaque homme attend. C'est comme cela qu'elle est à même de convaincre de son opportunité et même de sa vérité. C'est une vérification que toute personne doit sans cesse faire dans le vif des défis de sa propre existence et que la communauté des disciples de Jésus peut elle-même proposer avec humble fierté à la communauté des hommes. Les hommes, même les non chrétiens, peuvent ainsi reconnaître que quelques biens, qui se sont révélés historiquement dans un contexte chrétien, correspondent vraiment à ce qu'ils peuvent eux aussi apprécier comme valable et donc adopter, même sans adhérer à la foi, qui est la source de leur émergence historique.
Ainsi en a-t-il été historiquement avec la primauté de la personne par rapport à l'Etat, partant aussi du témoignage des martyrs chrétiens ("on doit obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes"); ainsi en fut-il avec le mariage monogame dans le monde de la Rome antique, qui a su transformer la culture permissive de l'époque qui connaissait, légitimait et pratiquait déjà le divorce, l'avortement et l'homosexualité. L'Epître à Diognète (*), ancien texte patristique, parle de cette "différence" chrétienne mais aussi de sa capacité attractive et transformante. C'est un défi fascinant qui se pose à chaque époque de l'histoire et en des formes toujours singulières

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NDT:
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(*) A relire sur le site ESM: Une interview très intéressante de Mgr Livio Melina par l'Agence Fides, en juin 2008, sur la crise de la famille en Europe :

(**) L’Épître à Diognète (http://fr.wikipedia.org), lettre d’un auteur chrétien anonyme qui date de la fin du IIe siècle. Il s’agit d’un écrit apologétique destiné à démontrer la nouveauté radicale du christianisme sur le paganisme et le judaïsme.
On en trouve un extrait sur le site du Vatican.

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