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Théorie du complot

Autour d'un article de Damian Thompson, récemment publié sur le Catholic Herald, journal d'information catholique britannique de tendance "conservatrice" (mise à jour)

(...) La plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu'il n'existe pas! (Baudelaire, Petits poèmes en prose, Le joueur généreux, voir Annexe)

Dans un billet daté du 25 janvier, le site (plusieurs fois cité ici) aussi original que son titre est énigmatique <That The Bones You Have Crushed May Thrill> attire notre attention sur un article de Damian Thompson, sur le Telegraph.
Il y est question d'un sujet très à la mode (encore plus depuis le "11 janvier"), la théorie du complot, appliquée en particulier à l'Eglise
Le rédacteur de TTBYHCMT, lui-même complotiste (!!) invétéré - ce qui n'est pas incompatible avec le fait d'être méticuleux, rationnel, et pétri d'humour - s'amuse des arguments du célèbre blogueur britannique, il en remet même une couche deux jours plus tard, citant Matthieu, 18, 11-15

11 ... quelques-uns des gardes allèrent en ville annoncer aux grands prêtres tout ce qui s’était passé.
12 Ceux-ci, après s’être réunis avec les anciens et avoir tenu conseil, donnèrent aux soldats une forte somme
13 en disant : « Voici ce que vous direz : “Ses disciples sont venus voler le corps, la nuit pendant que nous dormions.”
14 Et si tout cela vient aux oreilles du gouverneur, nous lui expliquerons la chose, et nous vous éviterons tout ennui. »
15 Les soldats prirent l’argent et suivirent les instructions. Et cette explication s’est propagée chez les Juifs jusqu’à aujourd’hui.

TTBYHCMT commente avec son humour malicieux: "Quelqu'un doit signaler St Matthieu à l'Anti-Defamation League. C'est clairement un théoricien de la conspiration enragé, antisémite, un prêcheur de haine".

* * *

Voici donc l'article de Damian Thompson qu'Anna a eu la gentillesse de traduire (ce n'était pas facile!).
On y apprend des choses (enfin, moi!), et on peut même s'amuser sans arrière-pensée: certains "complots" cités ici sont si énormes qu'ils ne peuvent convaincre personne!
Mais on peut aussi émettre des réserves sur certaines affirmations.
A commencer par le fait (surprenant, venant d'un catholique!) que l'Eglise et la franc-maçonnerie sont mises sur le même plan...
Surtout, l'auteur joue sur les mots : il entretient la confusion entre d’une part la fameuse “théorie du complot” (expression péjorative, destinée à ridiculiser les "résistants", ceux qui refusent de gober les explications que les médias donnent des évènements en espérant que les gens n’iront pas chercher plus loin ) ; et d’autre part les authentiques et banalement humaines conspirations. Par exemple, Vatileaks, qui n’est pas du tout une théorie, mais une succession de faits avérés: des gens ont bel et bien comploté contre le Pape Benoît.
Désormais, on range parmi les complotistes, donc à rééduquer d’urgence, ceux qui essaient d’aller au-delà des faits et de lire les signes des temps (tant pis si ça semble prétentieux). Ou, plus prosaïquement, ceux qui s’interrogent en toute bonne foi sur des faits dont la narration officielle soulève plus de questions qu’elle n’en résout. C'est le cas peut-être pour la démission de Benoît XVI. Et surtout pour les nombreuses zones d'ombre qui entourent, qu'on le veuille ou non, l’élection de François: celles évoquées par Antonio Socci (qui n’est pas un complotiste !) dans son ouvrage ‘Non è Francesco’, et d’autres dont Austin Ivereigh, un bergoglien compatriote de Thompson, a rendu compte peut-être involontairement dans un livre récemment publié, cf. benoit-et-moi.fr/2014-II/actualites/imbroglio-au-conclave-2013.

Enfin, pour ce qui est du conseil qui conclut l'article (puis-je suggérer que le Vatican apprenne enfin à utiliser l'internet?, dit Daùmian Thompson), Anna me rappelle que ce n'est pas d'hier que le Saint-Siège a très bien compris la nécessité de se servir du Réseau: c'est d'ailleurs un autre compatriote de Thompson, Lord Christopher Patten qui est à la barre de la communication du Vatican et depuis qu'il s'est mis à la tâche les sites pro-bergoglio ont poussé comme des champignons (il suffît de parcourir le site <Il Sismografo> pour s'en apercevoir).

Au final, un article intéressant, mais irritant. Le souci de défendre l'Eglise de François conduit l'auteur à des simplifications regrettables.
Et surtout, ce dont l'Eglise souffre aujourd'hui, au point de faire craindre un schisme, ce n'est pas du fait des complotistes qui oeuvreraient dans son sein, mais de ceux qui, de l'intérieur, essaient de subvertir la doctrine.

Non, les Jésuites n'ont pas déclenché la Première Guerre Mondiale

www.catholicherald.co.uk
Damian Thompson
23 janvier 2015
Traduction Anna
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Nous pouvons rire des absurdes complots anti-catholiques. Mais nous sous-estimons le nombre d'esprits qu'ils empoisonnent, grâce aux tout derniers développements de la technologie digitale.

J'ai découvert cette semaine que les Jésuites ont fait couler le Titanic. J'étais choqué, évidemment, et j'espère que le Saint Père, lui même Jésuite, ne sera pas trop troublé lorsqu'on lui en en apportera les preuves. Mais les faits sont les faits, écoutez bien.

La construction du Titanic au chantier naval Harland et Wolff à Belfast coïncida avec une rencontre de grands banquiers au Jekyll Island Club, en Georgie, une retraite d'hiver exclusive pour des gens ultra-riches. Ce fut ici, en novembre 1910, que des représentants de J.P. Morgan, des Rothschilds et des Rockefellers décidèrent de créer la réserve Fédérale des Etats-Unis, le système bancaire central d'Amérique.

Jusqu'ici les faits sont historiques. Ce qui est moins largement connu est que ces hommes agissaient pour le compte de leurs bailleurs, les Jésuites, lesquels "voulaient désespérément avoir une banque centrale en Amérique afin d'avoir une réserve inépuisable pour financer leurs nombreuses guerres et autres plans hideux autour du monde".

Cette citation est tirée d'un livre publié par le Pacific Institute de San Diego (Californie) , qui révèle courageusement les conspirations catholiques, et présente également des "étonnantes" interprétations de prophéties bibliques.

De toute façon, les Jésuites savaient que des personnages puissants en dehors du cartel Rothshild/Morgan/Rockefeller s'opposeraient à la création de la "Fed".
Ces adversaires "devaient être détruits par des moyens tellement dénués de sens que personne ne soupçonnerait qu'ils avaient été assassinés. La Société de Jésus, déployant sa caractéristique fourberie, commandita la construction d'un navire de mort "insubmersible" qui conduirait ses passagers ploutocrates - parmi lesquels des membres des familles Guggenheim et Astor - vers leur sépulture d'eau.

Dans ce but, ils engagèrent un capitaine de navire, Edward Smith, qui était un "frère coadjateur" - Jesuit tempore coadjator” - pas un prêtre, mais un "jésuite en habit court" - (“Jesuit of the short robe”) (*) qui dans sa profession séculière poursuivait les objectifs de la Société. Pour faire bref, il reçut de ses maîtres l'ordre de diriger le navire vers un iceberg, et c'est ce qu'il fit. Le magnat de l'immobilier John Jacob Astor, qui aurait pu utiliser ses 85 millions de dollars pour bloquer la banque centrale, périt dans le palais flottant.

Le Titanic venait à peine de sombrer, le 15 avril 1912, que l'opinion publique américaine commença à pencher en faveur d'une réserve fédérale qui fut dûment établie en 1913. Mission accomplie. Les Jésuites avaient finalement l'argent pour s'embarquer dans leur prochain projet, la Première Guerre Mondiale.

Vous pourriez vous demander: pourquoi les troupes de choc de la papauté ont-ils permis que tant de catholiques, irlandais, italiens et français qui émigraient vers le Nouveau Monde, périssent avec M. Astor? Réponse: ils devaient être sacrifiés "afin de protéger la papauté de toute suspicion".

Tout cela relève évidemment de la théorie du complot et - je suis sûr que vous n'avez pas besoin qu'on vous le dise - c'est du n'importe quoi du début à la fin. Il est facile d'en rire, puisqu'il s'agit d'événements qui se sont déroulés il y a plus d'un siècle. Mais en y réfléchissant, nous ne devrions pas. Les théories du complot sont aussi dangereuses au 21ème siècle qu'elles l'étaient à n'importe quel moment du passé. Comme je vais l'expliquer, l'Eglise ne peut pas se permettre de les ignorer.
(..)
Examinons brièvement ce phénomène [de la prétendue "légende noire" de la domination jésuite du monde].

La légende remonte au moins à 1614, quand un livre anonyme au titre Monita Secreta (**) fut publié en Pologne.

Je cite John W. O'Malley SJ, dans sa nouvelle histoire de l'ordre: cette "falsification grossière était supposée constituer les instructions secrètes du Supérieur Général de la Société à certains membres sur les moyens d'escroquer les veuves de leurs fortunes, d'utiliser les secrets du confessionnal pour faire du chantage auprès des gouvernants et de parvenir par ces moyens ignobles et d'autres au sommet du pouvoir politique".

Cette histoire a circulé presque inchangée dans l'Amérique du 19ème siècle, où la peur des catholiques, d'inspiration puritaine, est restée une force politique puissante jusqu'à la moitié du 20ème siècle. Elle s'est presque toujours manifestée sous la forme d'une théorie du complot.

Mais les catholiques n'ont pas été les seules victimes de cette façon de penser. Confusément, les mêmes qui ont cru deviner le bruissement d'un habit jésuite derrière chaque porte verrouillée ont souvent été également paranoïaques au sujet des Franc-maçons, les ennemis traditionnels de l'Eglise.

Chacun sait que parmi des fondateurs de la République Américaine, beaucoup - y compris George Washington et Benjamin Franklin - étaient francs-maçons; quelques-uns des principes de la constitution, notamment la liberté de religion, dérivent de la franc-maçonnerie. Cela rendit la fraternité profondément impopulaire auprès des Protestants intransigeants, qui transformèrent leur croisade religieuse contre elle en premier des mouvements pour un troisième parti d'Amérique: le Parti Anti-maçonnique.

Cet organisme s'inspira fortement des théories de la conspiration très semblables à celles dirigées contre l'Eglise Catholiques. Plusieurs électeurs croyaient du reste en même temps aux deux séries d'accusations. Cela aurait été déconcertant pour les citoyens de France par exemple, où vous choisissiez votre côté, catholique pieux ou maçon anti-clérical, et adhériez exclusivement à la théorie du complot appropriée (!!).

La popularité simultanée des légendes anti-jésuites et anti-maçonniques en Amérique n'est toutefois pas aussi étrange qu'elle pourrait paraître. Elle illustre la malléabilité de la mentalité complotiste à travers l'histoire. Les démons sont interchangeables: catholiques, franc-maçons, Illuminés et, le plus souvent, juifs. La structure de l'histoire reste largement la même. "Ils" sont riches, puissants, secrets et planifient la domination du monde. Les justes doivent agir maintenant pour contrecarrer leurs plans.

Tout le long de son histoire, l'Eglise catholique a été étroitement associée aux théories du complot. Elle a souvent été la cible du même genre de propagande que celle dirigée contre d'autres groupes: la falsification des Monita Secreta (**) est très semblable aux Protocoles des Sages de Sion, le faux rédigé dans la Russie Tsariste dans lequel les Juifs étaient supposés planifier la subversion des principes des Gentils et imposer le Sionisme à travers le système bancaire. Les Protocoles ont inspiré Hitler, ainsi que Henry Ford, qui en avait parrainé la publication à un demi-million d'exemplaires. Ils sont aujourd'hui populaires parmi les Musulmans de Londres (j'ai acheté mon exemplaire chez un libraire musulman à Bayswater).

Certains catholiques de droite n'ont hélas pas su résister à la séduction des Protocoles, [comme par exemple] Richard Williamson. Bien qu'anglais, Williamson baignait dans une sous-culture catholique française de conspiration (!!) qui est antérieure aux Protocoles. Les français ultra-cléricaux de la Troixième République attribuaient tous leurs malheurs aux Juifs et aux Maçons.

Cette mentalité persiste dans les cercles traditionalistes, au point de compromettre les tentatives des conservateurs catholiques éclairés de diffuser leurs dévotions à l'ancienne. Francis Phillips écrivait dans le Catholic Herald en 2011, "quelques éléments très douteux se sont récemment associés à une campagne menée pour restaurer une catéchèse appropriée dans les écoles. Complots maçonniques? Manoeuvres du Troisième Secret de Fatima? C'est vous qui le dites, eux ils y croient."

Les catholiques doivent admettre qu'en plus de 2000 ans, certains éléments dans l'Eglise ont été les précurseurs autant que les victimes des théories du complot. Cela devrait être surtout honteux (?), mais il faut tenir compte que la pensé paranoïde fait dans une certaine mesure partie de l'ADN de la Chrétienneté en général; les Protestants et les Orthodoxes orientaux aussi y sont vulnérables.

Le Livre de l'Apocalypse est dans le Canon du Nouveau Testament. Il est aussi une théorie du complot dont les auteurs ont introduit les premiers chrétiens à l'idée de l'Antéchrist, semant le texte de codes mathématiques et d'allégorie macabre. La plupart des chercheurs pensent que 666, le Nombre de la Bête, dérive de l'attribution de valeurs numériques au nom de l'Empereur Néron. Aujourd'hui nous associons ce genre d'attitude aux télé-évangélistes protestants aux cheveux orange. Mais le jeux du décodage de l'Apocalypse et de son précurseur Juif, le Livre de Daniel, a été joué avec enthousiasme par l'Eglise médiévale.

Aujourd'hui il semble odieux aux catholiques que Luther ait identifié le Pape avec l'Antéchrist. N'oublions pas que papes et monarques ont les premiers pris un grand plaisir à identifier leurs propres ennemis avec cette figure satanique, et que la Bible nous dit explicitement qu'elle sortira de son déguisement peu avant le retour de Jésus.

Je ne suis pas qualifié pour affirmer quelle devrait être la réponse théologique de l'Eglise à cet aspect de son héritage, mais en termes pratiques elle devrait être vigilante à sa persistance en marge du catholicisme. L'Eglise n'a pas inventé la théorie du complot; celle-ci a fleuri dans le Judaïsme du Deuxième Temple et probablement même avant, dans le Zoroastrisme; elle est sans doute une réaction humaine naturelle face à des événements inexplicables, troublants et décevants. Le Chrétiens ont toutefois la responsabilité de le surveiller, pour la simple raison que les investigateurs auto-proclamés des "machinations cachées" répandent des mensonges dans le but de nuire aux gens qu'ils n'aiment pas.

Le Pape François est perçu, et il se présente lui-même, comme une sorte de nouveau balai au sein du Vatican. Cela peut rendre paradoxalement plus difficile de balayer la mentalité conspirationiste, car il insinue lui-même que des fonctionnaires curiaux corrompus ont pris le contrôle des dicastères. Et aussi, pas par sa faute, il se trouve dans la position étrange d'habiter la porte à côté de son prédécesseur. Cela a ravivé une théorie catholique du complot bien usée: que le "vrai" Pape est gardé prisonnier au Vatican par un intrus. Dès que Benoît annonça sa renonciation, j'ai su qu'il allait y avoir des ennuis. Et voilà en effet qu'un mystérieux prophète au nom de Maria Divine Miséricorde (MDM) est apparu dans l'internet pour révéler que "mon pauvre Saint Vicaire, le Pape Benoît XVI" a été évincé par un faux prophète d'Argentine au nom de Bergoglio. Bien que MDM n'ait pas un nombre significatif d'adeptes dans l'Eglise, des versions plus modérées de ce scénario ont cours dans les cercles traditionalistes. Le Pape François saura sans doute s'en débarrasser.

Il y a toutefois une raison plus pressante pour l'Eglise d'étudier la mentalité de complot. Parfois, des accusations sont portées contre le Vatican, qui exigeraient une enquête. La "cour" que le Pape François déteste tellement est secrète et bavarde et, il faut l'admettre, pas jusqu'à étouffer de graves crimes financiers ou sexuels. Faire la part de la vérité et de la rumeur et du mensonge dans un tel milieu peut être compliqué, mais l'Eglise a le devoir de le faire si elle veut soigner les blessures qu'elle a créées.

Cette démarche sera plus facile si les évêques, prêtres et conseillers laïques savent reconnaître les marques d'une théorie du complot. Ces anciens cauchemars sont revenus hanter les catholiques et autres minorités, grâce, paradoxalement, aux tout derniers développements de la technologie digitale. Les propagandistes de partout s'en donnent à coeur joie fabriquant des réalités alternatives qui nous effrayent et empoisonnent nos esprits. Comme première étape, puis-je suggérer que le Vatican apprenne enfin à utiliser l'internet?

* * *

(*) Un ami me précise que dans la Compagnie, les frères, non prêtres, sont des coadjuteurs temporels.

(**) Les Monita secreta (« Instructions secrètes ») sont un document anonyme de 1614 dont le titre originel est Monita privata Societatis Iesu. Cet opuscule donne des instructions aux Jésuites sur la manière de procéder pour acquérir pouvoir et richesses. C’est un faux – et connu comme tel dès 1615 – mais il eut un succès considérable auprès des ennemis des Jésuites y compris jusqu'aux XIXe et XXe siècles.

Annexe

(Source)

Hier, à travers la foule du boulevard, je me sentis frôlé par un Etre mystérieux que j'avais toujours désiré connaître, et que je reconnus tout de suite, quoique je ne l'eusse jamais vu. Il y avait sans doute chez lui, relativement à moi, un désir analogue, car il me fit, en passant, un clignement d'oeil significatif auquel je me hâtai d'obéir. Je le suivis attentivement, et bientôt je descendis derrière lui dans une demeure souterraine, éblouissante, où éclatait un luxe dont aucune des habitations supérieures de Paris ne pourrait fournir un exemple approchant. Il me parut singulier que j'eusse pu passer si souvent à côté de ce prestigieux repaire sans en deviner l'entrée. Là régnait une atmosphère exquise, quoique capiteuse, qui faisait oublier presque instantanément toutes les fastidieuses horreurs de la vie; on y respirait une béatitude sombre, analogue à celle que durent éprouver les mangeurs de lotus quand, débarquant dans une île enchantée, éclairée des lueurs d'une éternelle après-midi, ils sentirent naître en eux, aux sons assoupissants des mélodieuses cascades, le désir de ne jamais revoir leurs pénates, leurs femmes, leurs enfants, et de ne jamais remonter sur les hautes lames de la mer.
Il y avait là des visages étranges d'hommes et de femmes, marqués d'une beauté fatale, qu'il me semblait avoir vus déjà à des époques et dans des pays dont il m'était impossible de me souvenir exactement, et qui m'inspiraient plutôt une sympathie fraternelle que cette crainte qui naît ordinairement à l'aspect de l'inconnu. Si je voulais essayer de définir d'une manière quelconque l'expression singulière de leurs regards, je dirais que jamais je ne vis d'yeux brillant plus énergiquement de l'horreur de l'ennui et du désir immortel de se sentir vivre.
Mon hôte et moi, nous étions déjà, en nous asseyant, de vieux et parfaits amis. Nous mangeâmes, nous bûmes outre mesure de toutes sortes de vins extraordinaires, et, chose non moins extraordinaire, il me semblait, après plusieurs heures, que je n'étais pas plus ivre que lui. Cependant le jeu, ce plaisir surhumain, avait coupé à divers intervalles nos fréquentes libations, et je dois dire que j'avais joué et perdu mon âme, en partie liée, avec une insouciance et une légèreté héroïques. L'âme est une chose si impalpable, si souvent inutile et quelquefois si gênante, que je n'éprouvai, quant à cette perte, qu'un peu moins d'émotion que si j'avais égaré, dans une promenade, ma carte de visite.
Nous fumâmes longuement quelques cigares dont la saveur et le parfum incomparables donnaient à l'âme la nostalgie de pays et de bonheurs inconnus, et, enivré de toutes ces délices, j'osai, dans un accès de familiarité qui ne parut pas lui déplaire, m'écrier, en m'emparant d'une coupe pleine jusqu'au bord: "A votre immortelle santé, vieux Bouc!"
Nous causâmes aussi de l'univers, de sa création et de sa future destruction; de la grande idée du siècle, c'est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l'infatuation humaine. Sur ce sujet-là, Son Altesse ne tarissait pas en plaisanteries légères et irréfutables, et elle s'exprimait avec une suavité de diction et une tranquillité dans la drôlerie que je n'ai trouvées dans aucun des plus célèbres causeurs de l'humanité. Elle m'expliqua l'absurdité des différentes philosophies qui avaient jusqu'à présent pris possession du cerveau humain, et daigna même me faire confidence de quelques principes fondamentaux dont il ne me convient pas de partager les bénéfices et la propriété avec qui que ce soit. Elle ne se plaignit en aucune façon de la mauvaise réputation dont elle jouit dans toutes les parties du monde, m'assura qu'elle était, elle-même, la personne la plus intéressée à la destruction de la superstition, et m'avoua qu'elle n'avait eu peur, relativement à son propre pouvoir, qu'une seule fois, c'était le jour où elle avait entendu un prédicateur, plus subtil que ses confrères, s'écrier en chaire: "Mes chers frères, n'oubliez jamais, quand vous entendrez vanter le progrès des lumières, que la plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu'il n'existe pas!"
Le souvenir de ce célèbre orateur nous conduisit naturellement vers le sujet des académies, et mon étrange convive m'affirma qu'il ne dédaignait pas, en beaucoup de cas, d'inspirer la plume, la parole et la conscience des pédagogues, et qu'il assistait presque toujours en personne, quoique invisible, à toutes les séances académiques.
Encouragé par tant de bontés, je lui demandai des nouvelles de Dieu, et s'il l'avait vu récemment. Il me répondit, avec une insouciance nuancée d'une certaine tristesse: "Nous nous saluons quand nous nous rencontrons, mais comme deux vieux gentilshommes, en qui une politesse innée ne saurait éteindre tout à fait le souvenir d'anciennes rancunes."
Il est douteux que Son Altesse ait jamais donné une si longue audience à un simple mortel, et je craignais d'abuser. Enfin, comme l'aube frissonnante blanchissait les vitres, ce célèbre personnage, chanté par tant de poètes et servi par tant de philosophes qui travaillent à sa gloire sans le savoir, me dit: "Je veux que vous gardiez de moi un bon souvenir, et vous prouver que Moi, dont on dit tant de mal, je suis quelquefois bon diable, pour me servir d'une de vos locutions vulgaires. Afin de compenser la perte irrémédiable que vous avez faite de votre âme, je vous donne l'enjeu que vous auriez gagné si le sort avait été pour vous, c'est-à-dire la possibilité de soulager et de vaincre, pendant toute votre vie, cette bizarre affection de l'Ennui, qui est la source de toutes vos maladies et de tous vos misérables progrès. Jamais un désir ne sera formé par vous, que je ne vous aide à le réaliser; vous régnerez sur vos vulgaires semblables; vous serez fourni de flatteries et même d'adorations; l'argent, l'or, les diamants, les palais féeriques, viendront vous chercher et vous prieront de les accepter, sans que vous ayez fait un effort pour les gagner; vous changerez de patrie et de contrée aussi souvent que votre fantaisie vous l'ordonnera; vous vous soûlerez de voluptés, sans lassitude, dans des pays charmants où il fait toujours chaud et où les femmes sentent aussi bon que les fleurs, - et caetera, et caetera...", ajouta-t-il en se levant et en me congédiant avec un bon sourire.
Si ce n'eût été la crainte de m'humilier devant une aussi grande assemblée, je serais volontiers tombé aux pieds de ce joueur généreux, pour le remercier de son inouïe munificence. Mais peu à peu, après que je l'eus quitté, l'incurable défiance rentra dans mon sein; je n'osais plus croire à un si prodigieux bonheur, et, en me couchant, faisant encore ma prière par un reste d'habitude imbécile, je répétais dans un demi-sommeil "Mon Dieu! Seigneur, mon Dieu! faites que le diable me tienne sa parole!"

Mise à jour

Un ami jésuite m'écrit:

Voici une anecdote sur le Titanic. Les seules et dernières photos que nous ayons de ce paquebot alors qu'il quittait les terres britanniques ont été prises par ... un jésuite ! C'était un scolastique, sa famille lui avait offert un billet pour aller aux Etats Unis, ceci sans l'autorisation du provincial. Ce dernier l'apprit alors que le bateau était encore à quai. Il envoya un télégramme enjoignant le jeune jésuite à descendre aussitôt, ce que fit ce dernier qui, la mort dans l'âme, photographia le paquebot s'éloignant sans lui. L'obéissance religieuse lui sauva la vie !

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