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Foi et politique.

Inédit (?): Une homélie du Cardinal Ratzinger datant de 1981, traduite par Anna (20/1/2015)

Le site Riscossa cristiana a mis en ligne la traduction en italien d'une homélie prononcée par le cardinal Ratzinger le 26 novembre 1981 durant une liturgie pour les députés catholiques du Parlement allemand dans l'église San Winfried à Rome.
Anna l'a traduit en français pour nous.
Inutile de dire à quel point ces propos sont d'une brûlante actualité.

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Texte en italien: www.riscossacristiana.it/fede-politica-omelia-del-card-joseph-ratzinger/
Les lectures étaient celles de la liturgie du jour: I Pierre 1,3-7 et Jean 14, 1 à 6
Pour les références bibliques, j'ai renvoyé en lien au site bible.catholique.org/ , dont les traductions ne correspondent pas mot à mot à celles du texte en italien (donc traduction de l'original en allemand)

Foi et politique.

(Homélie du cardinal Ratzinger, 26/11/1981)

L'Épitre et l'Évangile que nous venons d'écouter ont leur origine dans une situation où les chrétiens n'étaient pas des sujets actifs de l'Etat mais étaient persécutés par une dictature cruelle. Il ne leur était pas permis de soutenir l'Etat en communion avec d'autres, ils ne pouvaient que le subir. Ils n'étaient pas autorisés à former un État chrétien. Leur rôle était de vivre en chrétiens, malgré l'Etat.
Les noms des empereurs au pouvoir, dans la période où les deux textes sont situés selon la Tradition, suffisent à clarifier la situation: Néron et Domitien.
Ainsi, la première lettre de Pierre définit-elle aussi les chrétiens comme "dispersés" ou étrangers dans cet État (I Pierre 1,1 et lui donne le nomde "Babylone" (L'Eglise de Babylone, élue avec vous, et Marc, mon fils, vous saluent: I Pierre 5, 13). Elle signale ainsi clairement la situation politique des chrétiens d'alors: elle correspondait d'une certaine manière à celle des juifs exilés à Babylone, qui n'étaient pas le sujet mais bien l'objet du pouvoir et qui devaient donc apprendre comment y survivre et non pas comment ils auraient pu le réaliser. Le contexte politique des lectures d'aujourd'hui est donc radicalement différent de celui actuel. Elles contiennent néanmoins trois affirmations importantes, avec également une implication pour l'action politique parmi les chrétiens.

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1) L'État n'est pas la totalité de l'existence humaine et ne couvre pas l'entière espérance humaine. L'homme et son espérance dépassent la réalité de l'État et le domaine de l'action politique. Cela ne vaut pas seulement pour un État nommé Babylone, mais pour toute espèce d'État. L'État n'est pas la totalité. Cela allège le poids à l'homme politique et lui ouvre une voie vers une politique rationnelle. L'État romain était faux et anti-chrétien parce qu'il prétendait justement être la totalité des possibilités et des espérances humaines. Il prétend donc ce qu'il ne peut pas; il falsifie et appauvrit l'homme. Dans ce mensonge totalitaire il devient démoniaque et tyrannique. L'élimination du totalitarisme d'État a démythologisé (démythifier) l'État et a ainsi libéré l'homme politique et la politique.

Mais si la foi chrétienne, la foi en une espérance supérieure à l'homme décline, surgit alors à nouveau le mythe de l'Etat divin, car l'homme ne peut pas renoncer à la totalité de son espérance. Même si de telles promesses se donnent des airs de progrès, si elles revendiquent pour elles-mêmes dans l'absolu le concept de progrès, elles sont toutefois, si on les considère d'un point de vue historique, un recul à un stade antérieur à la Nouveauté chrétienne, un tournant à l'envers dans l'échelle de l'histoire. Et même si elles déclarent que leur objectif est la parfaite libération de l'homme, l'élimination de toute domination sur l'homme, elles sont toutefois en contradiction avec la vérité de l'homme et en contradiction avec sa liberté, car elles contraignent l'homme à faire ce qu'il peut faire par lui-même. Un telle politique, qui fait du royaume de Dieu un produit de la politique et plie la foi à la primauté universelle de la politique, est de par sa nature une politique de l'esclavage; c'est une politique mythologique.

La foi oppose à cette politique le regard et la mesure de la raison chrétienne, laquelle reconnaît ce que l'homme est réellement capable de créer comme ordre de liberté et peut ainsi trouver un critère de mesure, sachant bien que l'attente supérieure de l'homme est dans les mains de Dieu. Le refus de l'espérance dans la foi est en même temps un refus du sens de la mesure de la raison politique. La renonciation aux attentes mythiques, propre de la société non tyrannique, n'est pas résignation, mais bien loyauté qui garde l'homme dans l'espérance. L'attente mythique du paradis immanent autarcique ne peut que conduire l'homme au désarroi: désarroi face à la faillite de ses promesses et au grand vide qui le guette; désarroi angoissant face à sa propre puissance et cruauté.

Le premier service que la foi rend à la politique est donc la libération de l'homme de l'irrationalité des mythes politiques, qui sont le véritable risque de notre époque. Rester sobres et mettre en acte ce qui est possible, sans réclamer, le coeur enflammé, l'impossible, a toujours été difficile; la voix de la raison n'est jamais aussi forte que le cri irrationnel. Le cri réclamant les grandes choses a la vibration du moralisme; se limiter au possible semble au contraire une renonciation à la passion morale, cela semble le pragmatisme des mesquins. La vérité est que la morale politique consiste précisément en la résistance à la séduction des grandes paroles avec laquelle on se joue de l'humanité de l'homme et de ses possibilités. Le moralisme de l'aventure, qui entend réaliser par lui-même les choses de Dieu, n'est pas la morale. Au contraire de la loyauté qui accepte les mesures de l'homme et réalise, dans ces mesures, l'oeuvre de Dieu. Non pas l'absence de tout compromis, mais bien le compromis lui-même est la vraie morale de l'activité politique.

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2) Bien que les chrétiens fussent persécutés par l'État romain, leur attitude à son égard n'était pas radicalement négative. Ils l'ont toujours reconnu comme État et ont essayé de le bâtir comme État dans les limites de leurs possibilités: ils n'ont jamais voulu le détruire. Puisqu'ils se savaient en Babylone, à eux aussi s'appliquait la même ligne d'orientation que celle tracée par Jérémie aux Israélites exilés à Babylone. La lettre du prophète, qui nous a été transmise au chapitre 29 du livre de Jérémie, n'est pas du tout une indication pratique de résistance politique de destruction de l'Etat esclavagiste, de quelque façon qu'on puisse la concevoir; elle est au contraire une exhortation à garder et renforcer le bien. Elle est donc une indication en vue de la survie et aussi pour la préparation d'un futur nouveau et meilleur. Dans ce sens, cette morale de l'exil contient elle aussi des éléments d'un ethos politique positif. Jérémie n'incite pas les juifs à résister et à s'insurger, mais bien: «Bâtissez vos maisons et habitez les. Plantez vos vergers et mangez-en les fruits… Poursuivez la prospérité du pays où je vous ai fait déporter et invoquez pour lui le Seigneur, car de sa prospérité dépend votre prospérité (Jer 29,5-7)».

Analogue est l'exhortation dans la lettre de Paul à Thimotée qui date, selon la tradition, de l'époque de Néron: «(Priez) pour tous les hommes, pour les rois et tous ceux qui sont au pouvoir/les dirigeants, afin qu'ils puissent vivre une vie calme e tranquille dans la piété et la dignité» (I Tim 2,2 ).
Sur la même ligne est la première lettre de Pierre, avec cette exhortation: «Que votre conduite parmi les païens soit irréprochable, car alors qu'ils vous calomnient comme si vous étiez des malfaiteurs, en voyant vos bonnes oeuvres ils parviennent à glorifier Dieu le jour du jugement» (I Pierre 2,12). «Respectez tout le monde, aimez vos frères, craignez Dieu, honorez le roi» (I Pierre 2,17). «Qu'aucun de vous n'ait à pâtir comme étant homicide, ou voleur ou malfaiteur ou délateur. Mais si quelqu'un pâtit comme chrétien, qu'il n'en rougisse pas; qu'au contraire il glorifie Dieu pour ce nom» (I Pierre 4,15s.).


Que signifie tout cela? Les chrétiens n'étaient pas du tout des gens douloureusement soumis à l'autorité, des gens qui ignoraient la possible existence d'un droit ou d'un devoir à la résistance, fondé sur leur conscience. Cette dernière vérité montre qu'ils ont reconnu les limites de l'État et ne s'y sont pas pliés là où il n'était pas licite, car contre la volonté de Dieu. Il est donc d'autant plus important qu'ils n'aient pas essayé de détruire, mais de contribuer à soutenir cet Etat. L'anti-morale doit être combattue avec la morale et le mal avec la franche adhésion au bien, pas autrement. La morale, l'accomplissement du bien, est la véritable opposition et seul le bien peut être la préparation à l'élan vers le mieux. Il n'y a pas deux types de morale politique: une morale de l'opposition et une morale de la domination. Il existe seulement UNE morale: la morale en tant que telle, la morale des commandements de Dieu, qui ne peuvent pas être mis hors course (messi fuori corso), même pas temporairement afin d'accélérer un changement des choses. Il n'est possible de bâtir qu'en bâtissant, pas en détruisant: telle est l'éthique politique de la Bible, à partir de Jérémie jusqu'à Pierre et à Paul.

Le chrétien a toujours été un défenseur de l'État, au sens qu'il accomplit ce qui est positif, le bien, qui garde l'unité des États. Il ne craint pas de contribuer ainsi au pouvoir des méchants, mais il est convaincu que seul et toujours le renforcement du bien peut abattre le mal et réduire le pouvoir du mal et des méchants. Celui qui a dans ses programmes le meurtre des innocents ou la ruine des biens d'autrui, ne pourra jamais se réclamer de la foi. Ce jugement de Pierre s'y oppose très explicitement: «Vous ne devez pas vous faire condamner à cause de meurtres ou crimes contre la propriété" (I Pierre 4,15). Ce sont des paroles prononcées déjà à l'époque contre cette espèce de résistance. La résistance véritable, chrétienne que Pierre demande n'intervient que lorsque l'État exige la négation de Dieu et de ses commandements, ou s'il demande le mal, par rapport auquel le bien est toujours un commandement.

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3) Une dernière chose en résulte. La foi chrétienne a détruit le mythe de l'Etat divin, le mythe de l'Etat-paradis et de la société sans domination ou pouvoir. A sa place elle a situé le réalisme de la raison.
Cela ne signifie pas que la foi ait apporté un réalisme sans valeurs, le réalisme de la statistique et de la pure physique sociale. Au véritable humanisme de l'homme appartient l'humanisme et à l'humanisme appartient Dieu. A la véritable raison humaine appartient la morale, qui s'abreuve aux commandements de Dieu. Cette morale n'est pas une affaire privée, elle a une valeur et une importance publique. Une bonne politique sans le bien du "
bon être" et du "bon agir" ne peut pas exister. Ce que l'Eglise persécutée avait prescrit aux chrétiens comme le coeur de leur ethos politique doit aussi être l'essence d'une politique chrétienne active: c'est seulement là où le bien est accompli et est reconnu comme bien, qu'une bonne coexistence entre les hommes peut prospérer. L'axe d'une action politique responsable doit être celui de faire valoir dans la vie politique le plan de la morale, le plan des commandements de Dieu.


Si nous parvenons à accomplir tout cela, alors nous aussi nous pourrons, dans le désarroi d'une époque pleine d'angoisse, comprendre, comme étant adressées à nous personnellement, les paroles des lectures d'aujourd'hui: «Que votre coeur ne soit pas perturbé» (Jn 14,1). «Puisque par la puissance de Dieu vous être protégés au moyen de la foi pour votre salut…" (I Pierre 1,5).

Amen.







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