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Ratzinger et Daniélou

... devant le mystère de l'histoire: c'est le thème d'un symposium organisé ces jours-ci à l'Université Pontificale de la Sainte-Croix, à Rome. Une interview de don Giulio Maspero, l'un des organisateurs.

Il était question de Jean Daniélou en mai 2012 dans un article de Sandro Magister, relatant le précédent congrès - évoqué plus bas - que lui avait déjà consacré l'Université Pontificale Sainte Croix (gérée par l'Opus Dei). J'en avais parlé ici: benoit-et-moi.fr/2012(II).

Le dernier billet de Sandro Magister (que certains ignorants de la blogosphère francophone s'obstinent à confondre avec une version transalpine d'une vaticancannière de chez nous dont les initiales sont CP, au motif qu'il a décidé d'utiliser ses neurones et la liberté de parole que lui garantit son statut d'institution pour dire les réserves que lui inspitre le pape régnant), daté du 12 février, est encore consacré au cardinal Daniélou.
Il s'intitule "Mon frère homosexuel", et Sandro Magister présente son contenu en ces termes:

Comme le révèlent ses Carnets spirituels, le cardinal Jean Daniélou prenait à sa charge les péchés d’Alain, son frère bien-aimé, pour que l’âme de celui-ci soit sauvée. La leçon de vie de l’un des plus grands théologiens du XXe siècle.

Plus loin, il écrit:

Au moment même où les cardinaux sont réunis en consistoire au Vatican et travaillent dur à la réforme de la curie, non loin de là, sur l'autre rive du Tibre, un cénacle de chercheurs qualifiés se passionne pour une question qui est certainement plus en prise directe avec l’actualité et avec l’avenir de l’Église et de l’humanité : le mystère de l’histoire.
Placées sous le patronage de la Fondation Vaticane Joseph Ratzinger-Benoît XVI et organisées dans les locaux de l’Université Pontificale de la Sainte-Croix [l'université romaine de l'Opus Dei], ces journées d’études s’ouvrent aujourd’hui, 12 février, dans l’après-midi et elles s’achèveront dans la soirée du 13 :
C’est la seconde fois que l'université romaine de l'Opus Dei met en lumière le grand théologien, patrologue et liturgiste que fut Daniélou, jésuite et cardinal, injustement plongé dans l’ombre depuis sa mort, en 1974, chez une prostituée parisienne à qui il apportait de l’aide en secret.
...
Cette fois-ci, Daniélou se retrouve associé à Ratzinger. Et à juste titre. En effet ils figurent l’un et l’autre parmi les très rares théologiens de grande envergure du XXe siècle qui ont élaboré une vision de l’histoire authentiquement biblique et chrétienne : une histoire qui n’est pas gouvernée par le hasard, ni par la nécessité, mais qui est pleine des "magnalia Dei", les grandioses actions de Dieu, qui sont plus stupéfiantes les unes que les autres. Il suffit de lire, pour être conquis, ce chef d’œuvre que Daniélou a expressément consacré à cette question : "Essai sur le mystère de l’histoire".
...
Il y a un élément dans leur vie qui les associe l’un à l’autre.
"Bien qu’étant des intellectuels et des universitaires de haut niveau, ils ont su se dépenser, dans l’obéissance au Christ, pour l’Église et pour les plus humbles", a déclaré à l’agence de presse Zenit l’un des organisateurs du colloque, Giulio Maspero, professeur de théologie dogmatique à l’université de la Sainte-Croix.
(chiesa.espresso.repubblica.it)

Voici ma traduction de cette interview:

Ratzinger et Daniélou: un service ecclésial héroïque

10 février 2015
Luca Caruso
www.zenit.org/it
(Ma traduction)
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Les 12 et 13 Février aura lieu à l'Université Pontificale de la Sainte Croix à Rome le symposium «Ratzinger et Daniélou devant le mystère de l'histoire».
Dans cette interview, don Giulio Maspero, professeur de théologie dogmatique à la Faculté de théologie de la Sainte Croix, membre ordinaire de l'Académique pontificale de théologie et l'un des organisateurs de la conférence, illustre le sens de l'initiative, la pensée des deux grands théologiens, leurs affinités intellectuelles, sans négliger leurs dons de pasteurs: «Tous deux, bien qu'étant de grands intellectuels et des universitaires, ont pu se dépenser, dans l'obéissance au Christ, pour l'Eglise et pour les derniers».

- Pourquoi mettre côte à côte Jean Daniélou et Joseph Ratzinger dans un congrès?

- En 2014, c'était le quarantième anniversaire de la mort de Jean Daniélou. Il s'agit d'un théologien jésuite dont l'ouverture de pensée et l'impulsion vers la mission comme expression de fidélité à la vérité du Christ rappellent dans une certaine mesure son confrère Jorge Bergoglio, aujourd'hui François. Il y a quelques années, toujours avec Jonah Lynch et la Fraternité Saint-Charles-Borromée, nous avions déjà consacré une journée d'étude à ce grand théologien français, dont la pensée ne nous semble pas suffisamment appréciée. Il nous a donc semblé intéressant de rappeler cet anniversaire avec un véritable congrès. Mais après la démission du pape Benoît XVI, avec l'Association Patres, est née l'idée de proposer à la Fondation Ratzinger d'associer ces deux grands théologiens, dont les vies couvrent le XXe siècle, un siècle très riche d'un point de vue théologique. Ils sont très différents, non seulement parce que l'un est français et l'autre allemand, l'un est un patrologue et l'autre un dogmatique et ainsi de suite, mais aussi par le tempérament et le style. Pourtant, c'est justement cette diversité qui peut permettre d'apprécier le noyau commun qui caractérise leur pensée. Il nous semble que la validité de l'intuition est confirmée par le soutien apporté à l'initiative par l'Académie pontificale de théologie - dont le président, Réal Tremblay, un disciple de Ratzinger, tiendra la première Relation du Congrès - et par d'autres prestigieuses institutions universitaires italiennes et étrangères (..)

- Quel est le cœur de la pensée de ces deux grands théologiens?

- Tant Daniélou que Ratzinger, tous deux ont une étonnante capacité à se faire comprendre et à rendre accessibles les vérités les plus profondes. En plus de livres très techniques, ils ont également écrit des livres extrêmement lisibles et appréciés par le grand public. Cette grande capacité qui est la leur me semble naître de leur condition de théologiens qui justement "regardent l'histoire", qui parlent aux hommes de leur temps pour les mettre en contact avec la source. Celle-ci est représentée à la fois par l'Écriture et la Tradition, les Pères, en premier lieu, mais aussi la liturgie. Il me semble significatif que ces deux théologiens aient été dans certains cas traités avec suffisance par certains «experts», dans le domaine patristiqu, en ce qui concerne Daniélou, et celui exégétique pour Ratzinger. Il me semble que ces malentendus peuvent être attribués à leur condition de théologiens, qui développent une théologie patristique, une théologie biblique, une théologie liturgique, et qui, ce faisant, échappent au réductionnisme historiciste. C'était peut-être cela la raison profonde de les aborder: leur conception théologique de l'histoire et du mystère dont elle est habitée.

L'histoire n'est pas, en effet, un simple objet qui peut être étudié comme on le fait avec les minéraux ou les fossiles, mais elle a une profondeur, un «intérieur», pourrait-on dire, qui en tant que trame de vie nous interpelle en tant qu'individus, parle à nos vies. Le mystère de l'histoire implique que son étude ne peut pas se donner si ce n'est sous forme de dialogue, en gardant à l'esprit que chaque événement est une réponse qui comporte une question. Une approche à l'histoire purement philosophique ou historiciste est incapable de saisir cette dimension, qui est essentiellement liée à la liberté humaine, cœur de ce mystère.
Donc, Ratzinger et Daniélou ont été rapprochés parce que ce sont justement des auteurs qui développent une authentique théologie de l'histoire, à une époque où dominent les philosophies de l'histoire, que ce soit de matrice idéaliste ou positiviste, comme c'est le cas avec l'historicisme.

- Quels sont les points de contact, les affinités intellectuelles et d'expériences entre ces deux protagonistes de l'Eglise du XXe siècle?

- La liste pourrait être longue. Tout d'abord, tous deux ont été extrêmement attentifs aux sources, à la fois bibliques (scripturales) et liturgiques, et la pensée des deux est imprégnée de théologie patristique. Dans le cas de Joseph Ratzinger, la source principale est latine, avec Augustin, puis approfondie dans la tradition médiévale qui pour lui s'inspire, en particulier à l'égard de sa théologie de l'histoire, à Bonaventure. Pour Jean Daniélou la référence de base est grecque avec Grégoire de Nysse, Père cappadoce du IVe siècle, dont la physionomie intellectuelle semble presque se refléter dans les traits les plus caractéristiques du théologien français, en particulier en ce qui concerne l'attention à la dimension spirituelle, à l'ouverture pastorale et à la philosophie.

C'est précisément l'attention à cette dernière qui est un élément commun à Ratzinger et Daniélou: tous deux ont une perception claire de la différence entre théologie et philosophie, mais en même temps cela les pousse justement à approfondir la relation entre les deux, comme exigence intrinsèque de l'Evangile. En effet, la Bonne Nouvelle exige d'être communiquées, mais pour parler à ceux qui ne croient pas, il faut une profonde compréhension de la philosophie, c'est-à-dire de cette recherche du Vrai qui se donne dans l'histoire de la pensée humaine. En utilisant une terminologie chère à Ratzinger, mais qui dans son origine patristique est presque encore plus structurante dans la pensée de Daniélou, on pourrait dire que le don de l'amour de Dieu qui se donne comme agapè dans l'histoire cherche toujours la demande, le désir, ce qui en grec s'appelle eros, de l'homme, lesquels sont un pour l'autre.

Cette attention au cœur de l'homme se remarque aussi beaucoup dans l'ouverture à l'étude des religions chez les deux auteurs, lesquels dépassent tout réductionnisme illuministe (des Lumières) grâce à cette perspective dialogique, qui combine la question et la réponse.

Enfin, mais la liste pourrait, comme je l'ai déjà dit, être beaucoup plus longue, on peut ajouter comme point de contact peut-être le plus profond le dévouement pastoral et le service ecclésial qui a marqué leur vie, dans une mesure qui pourrait être qualifiée d'héroïque. En effet tous deux, tout en étant de grands intellectuels et des universitaires, ont pu se prodiguer dans l'obéissance au Christ, pour l'Eglise et pour les derniers.

- Les religions, la mission, la liturgie, vérité et histoire dans la pensée de Ratzinger et de Daniélou sont quelques-uns des sujets qui seront abordés lors du Congrès. Peut-on tracer l'itinéraire de réflexion qui suivra?

- Sur la base de ce qui précède, le cours idéal du congrès suit le rythme même du dialogue entre eros et agapè, à partir de l'étude des religions chez les deux auteurs, comme élément fondamental de la question de Dieu chez l'homme, pour passer ensuite à la liturgie, lieu principal de rencontre avec l'agapè de Dieu. Ensuite, nous analyserons comment leur pensée est toute entière tournée vers la mission, précisément par l'attention au mystère de l'histoire qui la caractérise, comme ce fut le cas chez les Pères, et à se donner la vérité recherchée par tous les hommes dans l'histoire. De cette façon, nous pourrons approfondir la structure même de leur théologie et les fondements qui la rendent si actuelle et ouverte aux questions de l'homme d'aujourd'hui. La dernière partie, comme mentionné plus haut, traitera plus spécifiquement de la théologie de l'histoire, et comment ces auteurs peuvent inspirer la théologie d'aujourd'hui. Dans ce contexte, on approfondira spécialement le rapport avec la philosophie, et la métaphysique en particulier. En effet, à la fois Joseph Ratzinger et Jean Daniélou sont considérés comme points de référence pour les études actuelles d'ontologie trinitaire, c'est-à-dire la recherche qui tente de lire dans la création le reflet de son origine trinitaire.

- Pouvez-vous nous anticiper le contenu de votre intervention?

- Je suis moi-même engagé dans cette recherche, sur la façon dont la dimension trinitaire est présente dans l'homme et dans le monde à tous les niveaux. Personnellement, je suis fasciné par la façon dont les Pères, avec une profonde hardiesse, ont accueilli et modifié la métaphysique classique, développant une pensée dont je pense qu'elle contient une réponse pour l'homme contemporain, plongé dans la crise post-moderne, qui est en réalité une crise de métaphysique. Cette dernière n'est pas une relique du passé ou une découverte archéologique qui n'intéresse que quelques-uns, quelques experts étranges, mais nous utilisons la métaphysique constamment tous les jours, en faisant des affaires, ou au restaurant. En effet, la réponse à la question «Qu'est-ce que c'est? Quelle substance est-ce?» nous sert, banalement, pour commander au restaurant et nous assurer qu'on nous a apporté le bon plat.

L'important est que la métaphysique a été développée en Grèce dans le milieu païen, dans un contexte qui ne connaissait pas encore la pleine valeur de l'histoire et de la personne humaine. Seule la révélation chrétienne nous a permis de puiser dans cette vérité, qui est en même temps profondément consolante. C'est pourquoi à la fois Daniélou et Ratzinger ont commencé à se demander ce qui se passe si on prend au sérieux le fait que Dieu est communion d'amour de trois personnes éternelles, qui sont Elles-mêmes en relation mutuelle, et ainsi que Dieu se donne dans l'histoire et ne peut être connu que dans une relation personnelle. Dans la théologie actuelle, nous essayons de prendre cette question au sérieux, en collaboration avec les théologiens éminents comme Lubomir Zak, de l'université du Latran, et Piero Coda, de l'Institut Sofia de Loppiano.

C'est pourquoi les deux dernières contributions du congrès seront consacrés à la relation entre l'être et l'histoire et seront prononcées par moi et Robert Wozniak, de Cracovie, l'un des meilleurs théologiens dogmatiques Polonais.

- Pourquoi inviter un théologien anglican John Milbank?

- En effet Milbank ne peut pas être défini comme un expert de la pensée ou Daniélou de Ratzinger, mais le but de notre conférence n'est pas seulement d'analyser ces auteurs, mais aussi essayer de comprendre comment faire avancer au niveau théologique ce qu'ils ont fait. Milbank, pour cela, est un partenaire précieux, dans la mesure où il a promu avec passion depuis des années un mouvement théologique qui veut approfondir la relation entre la théologie et la philosophie, prenant au sérieux l'histoire et son mystère. C'est pourquoi nous lui avons demandé de parler de la théologie de l'histoire. Il est également l'un de ces théologiens qui va aujourd'hui à la recherche d'une ontologie trinitaire et c'est pourquoi il est un merveilleux compagnon dans cette aventure.



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