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Un familier de Benoît XVI (I)

Je veux parler de familiarité intellectuelle. Il s'agit de l'Abbé Eric Iborra, professeur à l’École cathédrale (Collège des Bernardins), qui a traduit en Français plusieurs textes de Joseph Ratzinger, et l'ouvrage de référence du théologien anglais Aidan Nichols "La pensée de Benoît XVI". Dossier.

Avertissement:
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Le dossier en question est pour le moins "copieux". Il n'est peut-être pas à lire en une fois!
Les amoureux de Benoît XVI y touveront avec plaisir un rappel (s'ils les ont lus) ou des éléments de présentation (sinon) de trois ouvrages permettant peut-être de mieux les guider dans le foisonnement de la pensée de celui qui, depuis bientôt deux ans, porte le titre de Pape Emérite... et que nous ne cessons de regretter.

J'ai forcément fait appel à des documents extérieurs, que j'ai rapatriués sur mon site, ayant fait dans le passé l'expérience malheureuse de liens rompus et d'articles devenus introuvables.
En cas de problème de copyright, il suffit de m'écrire.

Et d'abord, une mini-notice biographique de l'Abbé par lui-même: il témoignait de la condition de séminariste dans un site créé à l'occasion de la sortie de la première saison de la série diffusée en 2012 sur Arte, Ainsi soient-ils (dossier ici: benoit-et-moi.fr/2012(III)/une-serie-polemique-sur-arte).
Cliquez sur le bandeau.

http://www.ainsisoientils.com
10 septembre 2012
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Témoignage du Père Eric Iborra, du diocèse de Paris, ordonné en 1989, vicaire à la paroisse Saint Eugène, enseignant au Collège des Bernardins et au Séminaire de la Fraternité sacerdotale Saint Pierre.

Ordonné prêtre en juin 1989 par le cardinal Lustiger, archevêque de Paris, je suis entré au séminaire pour ma formation sacerdotale en septembre 1982, à l’issue de mes études profanes (droit, sciences économiques à l’Université de Paris II et Sciences-Po à Paris) et de mon service militaire.

L’archevêque initiait alors une nouvelle filière de formation pour ses futurs prêtres. Avec trois autres camarades, tous prêtres aujourd’hui, je fus envoyé trois ans à l’Université catholique de Louvain, en Belgique, pour y effectuer mon premier cycle au Séminaire Saint-Paul, tenu par une équipe remarquable de prêtres sous la direction de l’abbé Léonard, devenu depuis archevêque de Malines-Bruxelles, et pour étudier la philosophie à la faculté dont le même abbé Léonard était une figure de premier plan, spécialiste de la pensée du philosophe idéaliste allemand Hegel. J’ai particulièrement goûté la haute tenue de l’enseignement dispensé à l’époque par une équipe de professeurs de qualité dont beaucoup étaient prêtres. C’est à Louvain que je suis entré dans la pensée philosophique de saint Thomas d’Aquin, le grand docteur médiéval, grâce, tout particulièrement, aux cours de l’abbé Léonard qui enseignait alors la morale et la métaphysique. L’ambiance au séminaire, qui comptait surtout des étudiants belges, était détendue et cependant studieuse. L’exemple des prêtres du séminaire, dont plusieurs étaient professeurs à l’Université, exerçait un tel ascendant qu’ils n’avaient pas besoin de faire acte d’autorité : leur autorité était naturelle et le règlement observé sans crispation. Moi qui pendant mes études avais vécu chez mes parents je découvrais dans cette ambiance communautaire un précieux stimulant intellectuel : conversations enfiévrées sur toutes sortes de thèmes philosophiques et théologiques dans un grand climat de liberté. La situation de l’Université en plein cœur de la campagne wallonne nous permettait de nous détendre agréablement dans la forêt voisine.

La maîtrise de philosophie en poche, je fus envoyé ensuite cinq ans à l’Université Pontificale Grégorienne, à Rome, pour y effectuer mon second cycle au Séminaire Pontifical français, tenu à l’époque par les Pères Spiritains. Au séminaire, qui comptait alors 80 étudiants, surtout français, régnait une atmosphère elle aussi détendue sagement régulée par les Pères, pour la plupart vieux missionnaires d’Afrique. Nos cours de théologie avaient lieu à l’Université des jésuites qui rassemblait plusieurs milliers d’étudiants venus de plus de cent pays, avec un corps professoral tout aussi international, la langue commune étant l’italien. A côté des cours, surtout de spécialisation en licence, donnés par des jésuites chevronnés au sommet de leur discipline (d’autres, je le reconnais, étaient moins brillants, conséquence des vides creusés dans les rangs de la Compagnie au lendemain du Concile), j’ai pu goûter à ce qui fait la particularité de Rome pour un clerc : être au cœur de la catholicité, tant dans sa profondeur historique que dans son extension géographique : avec les gens qui travaillent à la Curie et dans les nombreux maisons généralices d’Ordres religieux, avec le flot incessant des pèlerins, découvrir, notamment à l’occasion de grands événements, comme les synodes d’évêques (1985 par exemple), la dimension internationale de l’Église, multitude de peuples, de langues et de nations. Découvrir aussi, à travers l’extraordinaire richesse architecturale de la ville, l’épaisseur historique de l’Église : la foule des saints qui y ont vécu, à commencer par les apôtres Pierre et Paul, et le socle gréco-latin de notre culture occidentale. La proximité avec le Pape, à l’époque Jean-Paul II, que j’ai pu rencontrer plusieurs fois avec le séminaire, apportait bien sûr une dimension très forte, de communion hiérarchique affective et effective.

En conclusion, j’ai passé huit années passionnantes hors des frontières, plongé à chaque fois dans une culture nationale européenne différente. Mes études m’ont beaucoup intéressé, et elles m’ont permis aussi de relire celles que j’avais faites auparavant, trop dépourvues de bases philosophiques et religieuses. La vie en commun au séminaire, par-delà les affinités ou les inimitiés, était empreinte de charité, c’est-à-dire d’attention à l’autre. Elle était également très stimulante pour l’esprit et réconfortante dans les inévitables petits passages à vide que l’on peut éprouver à un moment ou à un autre. Ce climat à la fois studieux, détendu et ouvert m’a permis de confirmer l’appel à la vie sacerdotale que j’avais reçu à l’âge de 20 ans. D’une manière générale, j’ai été beaucoup plus édifié par ce que j’ai pu voir de mes formateurs et de mes confrères que le contraire et cela a certainement contribué à la maturation de ma vocation. C’est avec gratitude que je repense à mes professeurs dont beaucoup sont décédés et dont certains ont été distingués par Benoît XVI, dont j’ai pu d’ailleurs à l’époque apprécier de près la grande simplicité alors qu’il présidait aux destinées de la Congrégation pour la doctrine de la foi.

A. LA PENSÉE DE BENOÎT XVI : INTRODUCTION À LA THÉOLOGIE DE JOSEPH RATZINGER

En septembre 2008 (donc dans le contexte éditorial favorable de la visite de Benoît XVI à Paris et à Lourdes) sortait en France une introduction à la théologie de Joseph Ratzinger par le dominicain anglais Aidan Nichols, (né en 1948) dans la traduction de l'Abbé Iborra

L'éditeur présentait le livre en ces termes:

Après les journalistes, les chroniqueurs et le monde des médias, des avis et des prophéties, le temps est venu d'une parole compétente, détachée d'une actualité éphémère, sur la personne et la pensée de Benoît XVI.
Après Jean-Paul II, qui fut sans doute l'un des plus grands papes philosophes que l'Eglise a connu, le Siège de Pierre est occupé aujourd'hui par un authentique théologien.
Dans quelle école théologique s'enracine la pensée de Benoît XVI, quels furent ses maîtres, quelle marque propre a-t-il laissé de son passage à la Congrégation de la doctrine de la foi ? Telles sont quelques unes des questions auxquelles vient répondre en théologien Aidan Nichols, dominicain du couvent de Cambridge, dans ce livre mûri depuis vingt ans, fruit d'un long compagnonage avec la pensée de Joseph Ratzinger.
L'homme qui occupe le siège de Pierre sera-t-il le même que Joseph Ratzinger ? Loin de toute «théologie-fiction», Aidan Nichols répond en décrivant la cohérence d'une théologie à la fois profondément enracinée dans la Tradition de l'Eglise, nourrie de saint Augustin, de saint Bonaventure, des grands théologiens allemands du XIXe et XXe siècles (Scheeben, Möhler, Grabmann, Guardini, Pieper) et aussi soucieuse de répondre en profondeur aux apories de la pensée moderne.
A la lecture de ce livre, une certitude habite le lecteur : le nouveau pontificat résoudra les clivages existant dans l'Eglise en les dépassant par le haut, en exhaussant leur problématique respective jusqu'à la seule perspective qui soit authentiquement d'Eglise : celle de la Vérité, qui a pris visage en Jésus-Christ.
La préface du père Pascal Ide (*) mettra en lumière la profonde continuité de la pensée de Benoît XVI.
Entre la pensée du théologien hier et celle du pape aujourd'hui aucune différence, mais un approfondissement, et la grâce propre attachée à l'office du successeur de Pierre.
Un livre capital pour être à l'unisson du pontificat.

* * *

(*) Auteur du livre "Le Christ donne tout: Benoît XVI, une théologie de l'amour", voir ici: benoit-et-moi.fr/2008-I

L'Homme nouveau avait publié pour l'occasion une interview de l'Abbé Iborra par Philippe Maxence: elle a disparu de leur site mais est encore disponible sur le site ESM.
Deux sûretés valant mieux qu'une, en voici là encore une copie:

Quel est l'intérêt du livre d'Aidan Nichols sur La pensée de Benoît XVI ?

- Père Éric Iborra : L'élection de 2005 nous a valu une série de présentations, parfois hâtives, de la personnalité du nouveau Pape où l'on prenait surtout en considération son activité à la tête de la Congrégation pour la Doctrine de la foi. L'ouvrage du père Nichols, dont la première édition remonte à 1988, s'éloigne de tout sensationnalisme : il s'agit d'une présentation de la pensée du théologien Ratzinger à partir d'une étude chronologique de la presque totalité de ses écrits.

Votre propre vision de la pensée de Joseph Ratzinger a-t-elle évolué à sa lecture ?

- Je me suis rendu compte de tout ce qu'il devait à la pensée de saint Augustin. Et j'ai découvert une cohérence qui n'apparaît pas au premier coup d'oeil, car son oeuvre est extrêmement composite par la variété des sujets abordés.

Quels sont les points principaux de cette pensée ?

1. La pertinence de la liturgie - et en son centre de l'Eucharistie - comme lieu théologique : le travail théologique est un service ecclésial et il ne peut s'accomplir avec fruit qu'au sein de la communauté qui célèbre la liturgie car c'est là que le Christ - médiateur et sujet de la Révélation - se donne à voir à la raison et se rend sensible au cœur. D'où l'importance d'une liturgie qui exprime à la fois le mystère incommensurable de Dieu et le mystère non moins inouï de sa rencontre intime avec l'homme.

2. L'importance de la raison, au service de l'explicitation du mystère révélé bien sûr (c'est la théologie), mais aussi au service du monde : Ratzinger défend, en effet, la raison face au réductionnisme moderne qui la cantonne à la technique et lui dénie toute autorité définitive au-delà.

3. Une vision postmoderne courageuse, et à cet égard critique vis-à-vis de l'optimisme postconciliaire, où il prend acte de l'échec de l'humanisme athée : désormais face au nihilisme qui menace la société surtout occidentale, il n'y a pas d'autre recours que la foi qui libère justement la raison.

4. Une herméneutique de continuité pour l'interprétation de la tradition de l'Église (dans laquelle s'insère l'enseignement du dernier Concile) : au sensationnalisme de l'herméneutique de la rupture, chère à certains théologiens modernistes, il préfère l'humilité qui consiste à repérer les constantes de ce que l'on pourrait appeler le développement organique de la tradition.

Il n'est pas difficile de repérer à travers ces points (pas exhaustifs évidemment !) ce qu'il doit à saint Augustin, J. H. Newman, H. de Lubac ou R. Guardini. Son magistère pontifical vient comme ressaisir tout cela dans une perspective très contemplative, très johannique : celle qui s'inspire de la charité et de l'espérance, objets de ses deux premières encycliques.

Gérard Leclerc proposait une recension de l'ouvrage sur France Catholique.
La voici également en archives

La première grande synthèse sur l’œuvre de théologien de Joseph Ratzinger-Benoît XVI est enfin disponible en français. Elle rétablit un certain nombre de vérités historiques.
(13/10/2008)
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L’ auteur s’appelle Aidan Nichols, un dominicain anglais, formé à Oxford et à Edimbourgh, connu déjà pour ses travaux sur Balthasar. C’est un prêtre français, Eric Iborra qui a fort bien traduit l’essai. Nous avions besoin de ce travail à divers titres, notamment pour avoir conscience des grandes articulations de la pensée du Pape. Mais aussi, afin de mesurer le chemin parcouru, des premiers écrits du théologien jusqu’aux textes officiels de l’évêque de Rome. Impossible d’éluder l’importance du Concile sur ce chemin, ne serait-ce que pour tordre le cou de cette opinion, encore couramment professée, qu’il y aurait eu une rupture majeure dans la vie de Joseph Ratzinger, progressiste dans sa jeunesse, puis conservateur, sinon réactionnaire, depuis la crise des années soixante.

(...) La réputation progressiste du jeune abbé Ratzinger ne résiste pas à l’examen, notamment à propos de son rôle à Vatican II. C’est pourquoi j’ai lu avec un intérêt profond les pages de Nichols sur la période conciliaire. J’ignorais l’existence de quatre cahiers écrits par le conseiller du Cardinal Frings, archevêque de Cologne, où l’abbé avait noté ses réactions face aux événements conciliaires et à la rédaction du corpus doctrinal au fur et à mesure des sessions. Nul doute que l’intéressé n’ait adhéré de toute son âme à ce qu’il y avait de libérateur au concile dès les premières heures, quand il perçoit qu’on sort de la "névrose anti-moderniste". Les premières modifications liturgiques sont aussi les bienvenues dans les célébrations à Saint-Pierre, alors qu’il y avait eu un réel malaise lors de la messe d’ouverture, marquée par un cérémonial pesant et l’absence de participation, pour le moins paradoxale, d’une assemblée d’évêques  !

Qu’il s’en soit pris avec vigueur à l’usage obligatoire du latin pour enseigner dans les facultés de théologie est aussi compréhensible que sa volonté d’introduire les langues nationales dans la liturgie  : "la stérilité de pans entiers de la théologie catholique depuis la fin des Lumières pourrait être en partie imputable à son mariage forcé avec une langue qui a cessée de porter le mouvement de l’esprit humain." Si de telles prises de position s’opposaient aux convictions et aux attitudes de la curie romaine, singulièrement représentée par l’emblématique cardinal Ottaviani, suffisent-elles à caractériser une tournure d’esprit progressiste  ? Évidemment non. Mais l’âpreté des premiers affrontements avec la curie, et la création d’une tendance minoritaire ont donné l’impression, largement orchestrée par les médias, d’une division irréductible entre progressistes et traditionalistes. C’est l’origine, selon moi, d’une méprise totale à propos de Vatican II, dont les véritables intentions et les travaux effectifs se sont trouvés ainsi méconnus ou travestis.

Si l’on donne au progressisme son contenu courant, facilement véhiculé et reçu, on identifie une sorte d’optimisme devant la marche de l’Histoire, optimisme que le christianisme devrait justifier et soutenir plutôt que d’y opposer un pessimisme de principe. En ce sens précis, il est aberrant de voir en l’abbé Ratzinger un adepte du progressisme. Lui, pas plus que ses amis ou maîtres en théologie, n’est disposé à des accommodements faciles avec une quelconque idéologie mondaine. On s’en rend compte à chaque étape des discussions conciliaires lors de la mise au point de ce texte essentiel qu’est Dei Verbum, la constitution sur la Révélation - le père de Lubac y verra le chef-d’œuvre de Vatican II. L’expert Ratzinger s’inquiète que l’on oublie "le mystère de la colère de Dieu", en lequel le drame de la croix trouve toute sa densité sotériologique".

D’une façon générale, Joseph Ratzinger n’apparaît nullement comme idéologiquement orienté. Il réagit toujours en fonction de son savoir théologique, avec la plus grande exigence. J’ajoute que certains détails font réfléchir, à l’encontre de stéréotypes tenaces sur le déroulement du concile. Ainsi, après l’accrochage très dur en séance plénière où le cardinal Frings s’en est pris au cardinal Ottaviani sur les méthodes pratiquées par le Saint-Office, on apprend, sous la plume du théologien, ceci que je n’ai lu nulle part ailleurs  : « Après cette confrontation, les relations personnelles entre Frings et Ottaviani, loin de se refroidir se firent plus chaleureuses. » Ratzinger en attribue la cause à l’atmosphère humaine et spirituelle du concile. C’est peut-être un détail, mais qui me touche. On a pu, en effet, interpréter sur le moment cet accrochage comme le signe d’une irréductible division qui devait se perpétuer jusqu’à la fin de Vatican II. Les choses sont bien plus compliquées, et il y a lieu d’envisager le débat entre évêques selon des paramètres différents d’une assemblée politique.

Mais le point le plus important de discernement pour comprendre les orientations de fond concerne la mise au point de la constitution Gaudium et Spes. Là dessus, Ratzinger confirme les carnets du père de Lubac, en insistant sur la rupture entre Français et Allemands, en désaccord quant à l’optimisme du schéma 13, à partir duquel fut élaborée la doctrine sur l’Église et le monde. L’affaire est capitale et peu comprise encore aujourd’hui, car l’opposition ne concerne plus la minorité dite conservatrice vis-à-vis de la majorité dite réformatrice. Elle est interne à la dite majorité. Et il apparaît que la critique du progressisme post-concilaire est déjà présente au concile, de la part de figures de proue de la théologie comme Lubac et Ratzinger. Ce dernier s’opposait, par exemple, écrit Aidan Nichols à "un teilhardisme vulgarisé pour lequel progrès humain et espérance chrétienne, libération technologique et rédemption chrétienne sont placées sur une ligne de continuité linéaire, quand ils ne sont pas tout simplement tenus pour synonymes". Au fur et à mesure qu’on s’achemine vers la fin de la quatrième session, la dernière, Ratzinger se fait de plus en plus critique à l’égard du climat « sensationnaliste » qui entoure les travaux des Pères. Il craint que le nécessaire Renouveau ne soit comme une dilution et une banalisation de l’ensemble du message de l’Église. Ceci étant établi, que reste-t-il de sérieux dans la légende d’un Ratzinger progressiste repenti  ? Absolument rien. S’il est vrai que le jeune théologien combattit une certaine scholastique étroite, s’il se montra sévère, un moment, pour une fixation exclusive sur la période tridentine, il ne voulut jamais que l’ouverture à la grande tradition ecclésiale, solidaire de ce point de vue avec ce que les grands théologiens du vingtième siècle avaient voulu dans une ligne très newmanienne. Je pense à Congar, si impressionné par l’école catholique de Tübingen, celle du XIXe siècle avec la figure de Moehler. Mais j’insiste sur ce point capital que les controverses post-concilaires qui vont provoquer des clivages sérieux dans l’Église ont commencé au concile et notamment lors de l’élaboration de Gaudium et Spes.

Il est donc proprement aberrant d’affirmer que le prétendu tournant « conservateur » de Ratzinger aurait eu lieu en 1968, ou à sa suite, à cause des désagréments du professeur de théologie chahuté par des étudiants contestataires du style gauchiste. Il semble que Hans Küng soit à l’origine de cette rumeur concernant son collègue de Tübingen des années soixante. Mais là-dessus, l’ancien professeur a fait une mise au point que l’on doit considérer avec attention. À son interlocuteur Peter Seewald, qui lui rappelait qu’il aurait été agressé par des étudiants allant jusqu’à lui arracher le micro, le cardinal Ratzinger précise  : « On ne m’a jamais arraché le micro. Je n’ai pas eu non plus de difficultés avec les étudiants, mais plutôt avec le milieu des non-titulaires, les assistants et autres. Le cours de Tübingen a toujours été très bien reçu, le contact avec les étudiants était très bon. Mais c’est vrai, j’ai assisté à l’intrusion d’un esprit nouveau où des idéologies fanatiques se servaient des instruments du christianisme, et là, j’ai réellement décelé du mensonge. J’ai vu nettement, et réellement vécu, que les concepts de réforme se divisaient. Que l’on faisait un mauvais usage de l’Église et de la foi, que l’on revendiquait celle-ci comme un instrument de pouvoir, mais pour de tout autres buts et avec de tout autres pensées et idées. La volonté unanime de servir la foi était brisée. Au lieu de cela, la foi servait d’instrument aux idéologies, qui étaient tyranniques, brutales et cruelles. » [Le sel de la terre, Flammarion-Cerf, 1997. 1ère édition]

Rien n’est plus redoutable que les légendes, surtout lorsqu’elles veulent symboliser, en quelque sorte, des idées reçues fussent-elles fausses. De Jacques Duquesne à Caroline Foureste, en passant par une multitude de vulgarisateurs, il semble que celle du progressisme premier de Joseph Ratzinger soit increvable. Elle est pourtant contraire à la vérité restituée grâce à des documents peu réfutables.

Gérard LECLERC

B. BENOÎT XVI – L’ESPRIT DE LA MUSIQUE

En 2011 paraissait aux éditions Artège la traduction en français d'un livre paru en italien sous le titre "Lodate Dio con arte", recueil de textes du cardinal Ratzinger sur la musique sacrée. La version en italien était préfacée par le chef d'orchestre Riccardo Mutti (ma traduction ici: benoit-et-moi.fr/2012(II))
C'est l'Abbé Iborra qui s'était chargé de la traduction en français, et l'ouvrage "L'Esprit de la musique" était enrichi d'une magnifique préface par Henri de Villiers, Maître de chapelle des Paroisses catholique russe de la Très-Sainte Trinité & de Saint-Eugène – Sainte-Cécile. (à relire sur le site www.schola-sainte-cecile.com, ou en archives, sur mon propre site: benoit-et-moi.fr/2014-II-1/benoit/benoit-xvi-le-pape-musicien)

Frère Daniel Bourgeois en faisait une très belle recension sur le site de la paroisse Saint-Jean-de-Malte à Aix-en-Provence dont on trouvera des extraits sur mon propre site: benoit-et-moi.fr/2012-I

L’esprit de la musique
de Joseph Ratzinger (Benoît XVI)

Frère Daniel BOURGEOIS


I.

Quand les responsables de l’École Cathédrale m’ont suggéré d’intervenir dans cette série d’exposés, – et j’en profite pour les remercier de leur confiance et de leur amitié –, Sœur Marie-Claire m’avait simplement précisé le thème de ces conférences de l’Avent, la lectio divina. Je ne m’étais donc pas tellement préoccupé du sujet pendant les mois qui ont suivi sa demande. Or, récemment, je suis tombé un peu par hasard sur un livre intitulé L’esprit de la musique, sous le nom d’auteur de Benoît XVI. J’ai pressenti qu’il serait intéressant d’en parler. Il est paru aux éditions Artège à Perpignan : c’est une maison peu connue. C’est un certain abbé Eric Iborra, vicaire à Saint-Eugène – Sainte-Cécile à Perpignan qui a réuni un très intéressant corpus de textes de Joseph Ratzinger, qui remontent pour certains d’entre eux à l’époque où il n’était pas encore cardinal, jusqu’aux derniers texte que, comme Pape sous le nom de Benoît XVI, il a récemment publiés sur la musique. Je suis littéralement tombé en arrêt parce que je crois que Joseph Ratzinger cache bien son jeu : il parle très franchement, mais ce qui surprend dans la lecture de ce livre, c’est la somme incroyable de connaissances musicologiques dont témoigne cet homme. Il cite tout le monde, depuis Haydn en passant par Bach, Hindemith, les grands critiques modernes, les spécialistes de musique pop et de musique rock, sans oublier les professeurs allemands de liturgie. Il a tout lu ! … Je n’avais lu jusqu’ici que des ouvrages de Ratzinger traitant de questions théologiques, mais je ne soupçonnais pas une minute qu’il avait une culture musicologique aussi étendue, érudite et aussi approfondie.

Une deuxième chose que je dois préciser, c’est que dans la famille Ratzinger, ils sont tous très doués pour la musique. Son frère, prêtre également, était le directeur de l’équivalent des petits chanteurs d’Aix, mais à Regensburg, en plein cœur de l’Allemagne dans ce qu’elle a d’architecturalement et musicalement baroque. Georg Ratzinger a une vocation musicale précoce et l’accomplira comme chef de chœur du chœur de la cathédrale de Ratisbonne, la plus ancienne chorale d’Occident (six siècles d’existence). Le milieu familial lui-même, comme beaucoup de familles allemandes, a favorisé ces dons, leur a donné une sensibilité extrêmement profonde et riche, dans le domaine musical. Jusque-là, rien d’étonnant, sinon qu’un pape ait un violon d’Ingres, après tout, pourquoi pas ? Vous connaissez l’épisode un peu épique de la montée de son piano dans ses appartements privés au dernier étage du Vatican ... Le Pape se délasse en jouant les sonates de Mozart, et de ce point de vue-là, c’est un homme doué d’une formation musicale complète [1].

Connaissance musicale du répertoire de très haut niveau, les quelques allusions qu’il y fait (parce que ce n’est pas le but du livre), montrent qu’il connaît le répertoire de la musique sacrée essentiellement chrétienne, parce qu’il est très profondément et spirituellement lié à cette tradition musicale, il la connaît jusqu’à l’époque la plus moderne : il se paye le luxe de manifester son désaccord avec des pièces du répertoire musical de la tradition religieuse catholique qu’il n’apprécie pas et il ne s’en cache pas. Il trouve par exemple qu’une certaine musique religieuse italienne de la fin du xixe siècle était trop orientée vers l’opéra et qu’une excessive ornementation mélodique, une orchestration trop virtuose lui inspirent des réflexions très critiques vis-à-vis de certaines œuvres produites surtout avant l’avènement de Pie X [2].

Ce qu’il a écrit et partagé de ses convictions n’est pas simplement un plaidoyer pro domo : Joseph Ratzinger n’est pas quelqu’un qui veut défendre à tout prix la musique sacrée parce qu’elle est sacrée, parce qu’il faut défendre la musique d’Église, parce qu’il faudrait défendre les musiciens catholiques ou je ne sais quoi ! Il n’aurait pas de raison de défendre Bach comme il le fait dans la mesure où ce grand génie n’est pas dans la tradition de la musique sacrée catholique, mais en attendant, il a une immense vénération pour sa musique. C’est un homme qui est infiniment plus qu’un mélomane, c’est un musicologue, un grand connaisseur de la tradition musicale et une sorte de métaphysicien de la musique ... J’y reviendrai.

Ce qui m’a séduit et finalement décidé à vous en parler dans le cadre de ces rencontres de l’Avent, c’est le fait suivant : encore cardinal – et cela s’est poursuivi jusqu’au cœur même de son pontificat –, Joseph Ratzinger est obsédé comme homme et comme philosophe, comme témoin jetant un regard critique sur l’époque actuelle, il est obsédé, dis-je, par une question qu’on n’a jamais posée à ce degré de finesse et de profondeur et qui fait tout l’intérêt de son livre : pourquoi y a-t-il une tradition musicale chrétienne – et plus spécifiquement catholique – qui est si viscéralement et profondément liée à l’exercice du culte, voire même liée à la compréhension de la foi chrétienne ? Car il va jusque-là : si je vous avais demandé avant de faire cet exposé, pourquoi il y a de la musique dans le culte chrétien, ce que nous appelons précisément la musique sacrée, je pense que beaucoup d’entre vous m’auraient répondu : "parce que ça fait joli, parce que cela met de l’ambiance, parce que sans musique, le culte serait un peu triste !" S’il ne s’agissait que de cela, la musique serait un peu comme la crème Chantilly et les fruits confits sur le baba au rhum … Or il s’agit de tout autre chose que d’un élément simplement décoratif.

Intentionnellement, je parlerai dans cet exposé de Joseph Ratzinger : la plupart des articles rassemblés dans cette ouvrage ne sont une parole pontificale, mais celle d’un intellectuel chrétien qui se pose des questions vis-à-vis d’une tradition théologique qui est loin d’être élucidée. On n’est donc pas dans le registre de la pensée magistérielle qui définit ce qu’il faut croire. Joseph Ratzinger fait un travail de pionnier qui relève d’un autre ordre et il en est conscient. Pour lui, la vraie question consiste à se demander comment il est possible que la musique fasse partie intégrale et intégrante de l’existence chrétienne, plus large donc que le seul domaine du culte chrétien : c’est donc à ce niveau-là qu’il pose la question, d’autant plus qu’il ne se l’est pas posée comme si c’était une réalité anecdotique car cette interrogation court à travers toute l’histoire de l’Église. Il y a eu et on trouve encore un certain nombre de réticences sur la question de la reconnaissance de la musique à sa véritable place dans le culte. Le raisonnement de Joseph Ratzinger est étroitement lié à une conception de la Parole de Dieu, ce qui est assez inhabituel dans le discours théologique habituel. Chez aucun des musicologues contemporains, je n’avais rencontré une réflexion à ce niveau-là. Je dois vous dire en toute modestie, qu’avec André Gouzes, nous avions souvent parlé de ces choses-là, mais dans une approche spontanée qui n’était pas technique ni scientifique : or, Joseph Ratzinger a pris « le taureau par les cornes » et a su en parler dans une approche savante, car il a vraiment voulu pousser à fond ses investigations sur cette énigme qui lui tient à cœur.

Pour tout vous dire, je me trouve assez à l’aise dans la manière dont il aborde ces questions, mais je vous préviens tout de suite, « je ne roule pas pour le Vatican », je ne suis pas stipendié pour faire de la publicité ! Mais en toute vérité, je crois que c’est un texte important : pas nécessairement pour la fonction du magistère pontifical comme tel, mais parce qu’il s’agit d’une réflexion sur la nature, de l’existence et du culte chrétiens, de leur lien avec la Parole de Dieu, du rôle décisif de la musique sacrée et de sa place dans la culture contemporaine. Dont acte.

II

La conviction première de Joseph Ratzinger, – et cela va certainement vous surprendre – il la partage avec le Mahatma Gandhi. L’Esprit de la musique est un livre assez difficile, hélas, et la seule partie vraiment accessible, simple et de belle tenue, s’étend de la page 142 à 212 : c’est un régal, et je ne m’y attarderai pas car vous pourrez vous-même la goûter tranquillement le soir à la veillée. Mais les 140 premières pages sont des réflexions très haut de gamme sur le problème de la théologie de la musique liturgique. Dans l’un de ses articles, intitulé « L’image du monde et de l’homme dans la liturgie », – vous voyez déjà la hauteur et l’ampleur du propos –, il conclut sa réflexion, en citant le célèbre sage hindou :

Pour conclure, je voudrais citer une belle parole du Mahatma Gandhi que j’ai trouvé récemment sur un calendrier [3]. Gandhi évoque les trois milieux dans lesquels s’est développée la vie dans le cosmos et il note que chacun d’eux porte une façon d’être propre. Dans la mer vivent les poissons silencieux. Les animaux qui vivent sur la terre ferme crient. Les oiseaux qui peuplent le ciel chantent. Le silence, le cri et les chants. Le silence est le propre de la mer, le propre de la terre ferme, c’est le cri, le propre du ciel, c’est le chant. L’homme participe des trois. Il porte en soi la profondeur de la mer, le silence, le fardeau de la terre, le cri, la souffrance, et les hauteurs du ciel, le chant des oiseaux. C’est pourquoi il est aussi silence, cri et chant. Aujourd’hui – ajouterai-je –, nous le voyons, il ne reste souvent que le cri à l’homme sans transcendance parce qu’il ne veut plus être que terre, et parce qu’il tente aussi de transformer en sa terre les profondeurs de la mer et les hauteurs du ciel. [4]

Évidemment, Joseph Ratzinger voit dans ce projet de transformation par la prise de pouvoir de l’homme sur la terre quelque chose de dramatique : réduire le chant des oiseaux au cri, et étouffer le silence par les cris, c’est ne plus laisser de place qu’au cri et au bruit. Selon Gandhi et Ratzinger, nous vivons sur une terre criarde, ce qui ne facilite pas les choses. D’où pour le Cardinal, la nécessité de revenir à un « remède » cosmique pour soigner cette cacophonie :

La véritable liturgie, la liturgie de la communion des saints lui restitue sa totalité. Elle lui réapprend le silence et le chant en lui ouvrant les profondeurs de la mer et en lui apprenant à voler et à participer à l’être des anges. En élevant le cœur, elle fait retentir à nouveau la mélodie ensevelie. Oui, nous pouvons même dire maintenant à l’inverse : on reconnaît la véritable liturgie à ce qu’elle nous libère de l’agir ordinaire, et nous restitue la profondeur, la hauteur, le silence et le chant. On reconnaît la liturgie authentique à ce qu’elle est cosmique (le haut, le milieu et le bas), et non fonction de groupe. Elle chante avec les anges, elle se tait avec la profondeur du tout en attente, et c’est ainsi qu’elle libère la terre et qu’elle la sauve. [5]

C’est, vous l’aurez deviné, le passage le plus poétique de la première partie du livre. Mais le ton est donné. Pour Joseph Ratzinger, le problème de la musique n’est pas simplement d’encourager la production musicale, car le fond du problème c’est que la musique, dans son être même – les sages et les philosophes disent : ontologiquement –la résultante de ces trois composantes : la profondeur du silence, le chant des oiseaux, et le cri de la terre [6]. Pour lui, tout cela n’est pas arbitraire, la musique est la révélation et la mise en œuvre de l’ordre du monde. De ce point de vue-là, Joseph Ratzinger est un « Classique de chez Classique » : c’est exactement l’intuition qu’avait la pensée grecque depuis Pythagore, Platon et Aristote. Vous savez que dans le monde ancien, on pensait que l’harmonie du mouvement des astres et des étoiles était d’essence musicale. Il est vrai que chez les Grecs, l’adjectif musicos veut dire chorégraphiquement réglé, ordonné, harmonieux. Qu’y avait-il aux yeux d’un homme de l’Antiquité de plus harmonieux que le ciel ? Donc, le ciel était musical [7].

C’est pourquoi non seulement le ciel des astres que nous voyons, mais aussi le ciel des anges était aussi considéré comme musical. Quand la tradition chrétienne a repris de la pensée antique la théologie des anges, elle a proposé la vision que voici : puisque les anges vivaient au milieu des sphères célestes, et que, mieux encore, habituellement ils étaient comme des espèces de pilotes d’avion chargés de guider les planètes, ils ne pouvaient le faire qu’en musique ! Heureuse époque où l’on pensait que le ciel était une immense chorégraphie en l’honneur de Dieu. Dans toutes les grandes représentations du monde céleste jusqu’à la Renaissance (Kepler croyait encore que les anges étaient chargés de cette mission de pilotage …) et même au-delà, on assimile les anges à des musiciens, chargés de mettre en œuvre l’harmonie du monde à travers son instrument (la planète) et son chant (sa sagesse). Les anges musiciens sont une catégorie métaphysique de la pensée pour dire l’harmonie du monde [8]. Les anges sont évidemment à l’opposé des poissons, car les poissons sont silencieux tandis que les anges sont chanteurs.

Pour Joseph Ratzinger, la musique est une composante cosmique de l’existence. Ce n’est pas simplement un objet d’agrément pour l’intelligence ou la sensibilité humaines. C’est même plutôt l’inverse : étant pétri de culture classique, il pense que c’est nous, les hommes, qui essayons par la musique de restituer quelque chose de la vision globale cosmique chrétienne de l’harmonie du monde, à travers la musique :

Ledevenir musique du Verbe de Dieu [ndlr : quand le Verbe de Dieu crée, il crée musicalement] est commeune matérialisation sensible, une incarnation qui tire à soi les forces prérationnelles du monde terrestre et les forces suprarationnelles, c’est-à-dire les anges, les créatures spirituelles les plus élevées. Il tire à soi la mélodie cachée de la création. [9]

Jusqu’à maintenant, je pensais que Bach seul avait été capable d’écrire de tels propos. Pour Joseph Ratzinger, le Verbe de Dieu est véritablement musical : c’est l’harmonie qu’il fait jaillir du réel. Avant d’être un document écrit, la musique est quelque chose de réel, de vivant, vibrant dans le milieu de la mer, dans l’épaisseur même de la matière et dans le corps céleste des anges. C’est une vision cosmologique et ontologique tout à fait étonnante. Quand on écoute certains morceaux de Messiaen, on y pressent quelque chose de cela qui transparaît. La musique est le langage du cosmos. Ratzinger écrit au sujet du Verbe de Dieu : « il tire à soi la mélodie cachée de la création qui découvre le chant qui repose au fond des choses ». C’est comme si pour chaque être créé, le secret intime de son identité, c’était la musique. Vision étonnamment audacieuse chez quelqu’un qu’on a trop vite fait de classer parmi les conservateurs de service ...

III

Mais ce « devenir musique » qui anime toutes choses créées dans son histoire prend figure aussi dans « l’inversion » du mouvement. Dieu insère la musique dans le cosmos par la création, mais cela préfigure également le fait que le cosmos doit « jouer de la musique » pour revenir à Dieu. Le dialogue entre l’homme et Dieu suppose d’abord que Dieu lui chante et lui mette de la musique dans le cœur, et qu’ensuite l’homme puisse répondre en étant musique. Voilà la vision qu’il propose. En conséquence de quoi, il ne faudra pas écrire n’importe quelle musique, ce qui est un autre problème ... Ce sera donc le mouvement dans le sens inverse : non plus l’incarnation « musicale » du Verbe dans la réalité du monde, mais la spiritualisation de la chair, dans un mouvement ascendant. C’est une intuition typique de la tradition esthétique allemande : la musique s’incarne dans le domaine sensible mais en même temps, elle le spiritualise et le fait vibrer. C’est une expérience que nous pouvons faire dans la voix. Si vous réfléchissez au phénomène de la voix, vous constaterez que la voix, ce n’est jamais que deux petits morceaux de cartilage qui vibrent avec de l’air, et l’accolement des deux : la vibration est physique, et cependant, quand la Callas fait une vocalise, on est transporté du côté des anges ! On est sous l’effet de la spiritualisation ...

Le même phénomène se produit pour tous les instruments, ce qui les rend si fascinants. Pourquoi les luthiers ont-ils tellement travaillé le problème de l’instrument ? C’est parce que, pour eux, il s’agit d’une confrontation avec la matière dans l’intention de la spiritualiser par la sonorité, un peu comme Dieu soufflant son souffle de vie sur l’homme qu’il a façonné avec de la terre : le son devient l’esprit de la matière [10]. Pour Benoît XVI, il s’agit là d’une chose acquise. Il a vécu cela depuis son enfance. « Spiritualisation de la chair, le bois et le métal deviennent mélodie », écrit-il encore. Pensez aux tuyaux d’orgue !

L’inconscient et le non résolu deviennent mélodie ordonnée et porteuse de sens. Nous assistons à un processus où le devenir corps est une spiritualisation, c’est-à-dire insuffler les capacités musicales dans la création, et où la spiritualisation est devenir corps. Quand le corps se spiritualise à travers la musique, il est plus corps que jamais. C’est une fausse conception de croire qu’au moment où la réalité du corps devient musique, il devient moins corps.

A la fois, dans le mouvement descendant de l’acte créateur, Dieu insuffle la musique dans la réalité, et dans le mouvement ascendant du retour de la créature à Dieu, il lui donne de devenir de plus en plus réelle, sans perdre sa corporéité en devenant musique. À mon avis, c’est une certaine manière de suggérer la résurrection des morts, ce moment où le corps devient parfaitement musical. Je me souviens d’une phrase du Père Molinié (op) qui écrivait : « Lors de la résurrection des morts, nous jouerons du corps glorieux ». Le corps glorieux n’est pas “décorporalisé”, désincarné : il est plus corps que jamais, mais d’une façon si radicalement orientée vers Dieu dans son élan spirituel qu’il devient pure musique. On retrouverait de façon comparable le même phénomène dans la danse.

IV

L’homme n’en reste pas au cri : par bonheur, il commence par pousser des cris, mais assez rapidement, il arrive à perfectionner son système d’expression, et passe ainsi du cri au logos, au langage articulé, à la parole. Le cri c’est le son à l’état brut, la parole c’est le son articulé. Le son devient alors discours et langage. C’est la spécificité de l’homme, on dit parfois que les animaux ont un langage, – notamment les dauphins qui pourtant, devraient être dans le domaine du silence et qui ont pourtant une forme de langage - , mais ils sont très loin de pouvoir nous expliquer ce dont je vous rends compte ce soir. La maîtrise du langage présuppose le cri, et il est très compliqué de savoir comment on est passé du cri au langage, et comment le chant a eu un rôle dans ce processus. Dans notre chair comme cri, s’inscrivent deux choses qui ne sont pas l’une au-dessus de l’autre dans une relation hiérarchique, mais qui sont deux dimensions épanouies du cri : l’une, le langage, le logos, le discours, et l’autre, le chant. Nous nous trouvons nous, les humains, à l’articulation de ces trois choses : le cri comme support du langage et du chant.

C’est ce qui fait pour Joseph Ratzinger, la caractéristique spécifique et incomparable de l’homme. Dans les psaumes, quand on dit : « Et vous mers et rivières bénissez le Seigneur ! », nous savons bien que les mers et les rivières n’ont qu’une manière de bénir le Seigneur, c’est de couler et de laisser les loups, les ours et les pintades louer le Seigneur à leur manière. Ces animaux n’ont donc que les ressources naturelles inscrites dans leur corps, mais c’est intéressant de constater que la Bible les considère comme louanges et bénédictions. C’est tout à fait dans la ligne de ce que Joseph Ratzinger nous expliquait tout à l’heure ; Dieu a mis de la musique au fond de chaque être.

Seulement nous, les hommes, nous pouvons orienter notre louange, notre chant cosmique selon trois directions : selon le cri, la parole ou le chant. C’est spécifique à l’homme qui est du point de vue de son expression musicale, à l’intersection du cri, du chant et de la parole. Et Ratzinger précise qu’il y voit le problème fondamental de la liturgie moderne.

La grande tentation moderne c’est de faire une liturgie qui n’est que parole. C’était déjà le cas dans les messes basses [11]. Je n’ai jamais aimé les messes basses, parce que le mot basse y résonne non pas musicalement mais pathologiquement : en rendant la messe basse, on réduit la liturgie à la parole la plus dépouillée de toute dimension symbolique : à certaines époques, la messe était tellement basse qu’elle aurait dû être célébrée par et pour les poissons, dans un silence total ... Depuis les années soixante, se réclamant d’une certaine interprétation du Concile, la messe est devenue basse non plus par le ton, mais par le fait que c’était une logorrhée intarissable : il fallait tout expliquer et paraphraser, pour conscientiser, pour partager les idées les plus novatrice, tout “élever” ou “réduire” à l’état de discours. Un vieux professeur de morale, le Père Michel Labourdette, qui n’aimait pas beaucoup ce genre de dégradation de l’action liturgique en interminables discours, appelait ce phénomène “la liturgie de la parlotte” ! Il n’avait pas tort parce que par la parole on explique des choses, mais l’usage du langage ne recouvre pas tous les registres de la signification dans le monde humain. C’est souvent le drame de la parole, le fait qu’elle est réduite à sa fonctionnalité.

Joseph Ratzinger dit encore que le danger de la parole est le fait qu’elle est une saisie de soi, une explication de soi, une maîtrise sur soi et sur son histoire. Et cette liturgie qui se réduit à la seule parole devient vite un enfermement, soit de la personne toute seule sur elle-même (style intimiste), soit du groupe sur lui-même (style collectiviste). Il est terrible de faire ce constat : à la suite de Vatican II, un certain nombre de bons apôtres croyaient bien faire en disant : quand les juifs célébraient la liturgie du temple, ils utilisaient le shofar, les tambourins, les trompettes, les harpes et les cithares [12]… et la réaction des premières communautés chrétiennes aurait consisté à supprimer tout cela. L’originalité du culte chrétien serait de supprimer toute musique pour s’en tenir au seul discours. En fait, la liturgie comme “je me raconte à Dieu, tu te racontes à Dieu, nous nous racontons à Dieu ...” Dans une telle perspective, le rite est rejeté, les gestes sont inutiles, et chanter devient indécent : encore aujourd’hui, beaucoup de fidèles sont tellement mal dans leur peau et dans leur corps, qu’ils ne peuvent pas sortir trois notes dans une assemblée liturgique ou ils sont là, muets comme des carpes.

Tel est le drame de la liturgie devenue parole. Joseph Ratzinger n’a pas de paroles assez dures sur cette déviance moderne :

Cette conception profane du christianisme produit le double effet que nous avons noté au départ, il faut enlever au service divin tout caractère de fête, expulser la musique religieuse traditionnelle, car elle apparaît comme sacrée. Et d’un autre côté, tout doit se passer dans le service divin comme dans le quotidien, surtout pas des calices, mais des verres à dent, surtout pas des patènes mais des assiettes ébréchées, la musique n’y étant acceptable que si elle est profane.

C’est le Ratzinger des années quatre-vingt qui commence à en avoir un peu assez de voir les excès de la réforme liturgique. Ce n’est pas cela du tout qu’on a voulu au Concile. Le but de cette manœuvre, c’est la liturgie fonctionnelle : je m’assure le minimum de communication avec Dieu par la parole.

La deuxième tentation c’est la liturgie qui au contraire dit que tout est dans la musique. C’est le délire ! Ce n’est plus la peine de comprendre quoique ce soit, ce n’est plus la peine de se référer à un texte, on assiste à un retour de la musique extatique dans laquelle « on s’éclate » comme on dit de nos jours. C’est la musique contre la parole, c’est le chant contre la parole. Vous voyez tout de suite poindre cette espèce d’invasion de musique pop dans laquelle on croit que c’est en enveloppant l’assemblée par le bruit et les cris, par une espèce de rythme sourd et de paroles incantatoires, qui vous tuent les oreilles aussi bien que l’esprit. Vous vous imaginez à ce moment-là en phase de communion, mais ce dont on ne se rend pas compte, c’est que ce sentiment fusionnel, au lieu d’être une spiritualisation du sensible comme l’est normalement la musique, devient l’assommoir du spirituel par la violence qu’exerce la sensibilité sur l’esprit humain. La plupart d’entre nous avons connu ces phénomènes dans les années soixante-dix : les guitares électriques et les sono infernales qui vous détruisaient toute envie de célébration.

« Il faut que l’Église fasse montre d’esprit critique de la musique qu’elle a trouvée déjà chez les peuples anciens » [13]. Joseph Ratzinger nous invite à ne pas sous estimer la difficulté qu’a rencontrée l’Église ancienne face au monde antique, car dans le monde antique, la musique était profondément ambiguë. Elle pouvait être cette musique extatique des cultes orphiques, comparable à celle qui plus tard enivrerait les derviches tourneurs, une musique agissant comme une drogue [14]. Platon avait déjà réagi, mais, précise notre auteur :

L’Église a dû réagir avec fermeté vis-à-vis de cette musique extatique qui consiste à vous faire tourbillonner sans plus. Celle-ci ne pouvait pas être introduite dans le sanctuaire sans être transformée la valeur attribuée à la musique cultuelle dans les religions païennes ne tient pas la même place que la musique qui glorifie Dieu à travers la création. [15]

La musique païenne dans bien des cas, a pour but de provoquer l’état des sens par le rythme et l’on s’éclate, mais ce faisant, elle n’introduit pas les sens dans l’esprit. Prolongeant cette réflexion, il écrit encore ceci pour mettre les choses au point en lui comparant la musique pop telle qu’elle envahit le monde occidental :

La musique pop se veut musique populaire, à l’encontre de la musique élitaire. On peut alors se demander ci ce n’est pas là précisément ce dont nous avons besoin ? Et la musique populaire n’a-t-elle pas toujours été chez elle dans l’Église ? Il faut ici regarder de plus près : le peuple auquel se réfère la musique pop n’est pas le peuple, mais la société de masse, ce qui est tout autre chose. La musique populaire au sens originel est l’expression d’une vaste communauté par la langue, l’histoire, les modes de vie qui élabore ses expériences et donne une forme musicale. On peut qualifier sa musique de naïve, mais elle surgit d’un contact originel avec les expériences fondamentales de l’existence. Mais la société de masse est quelque chose de tout à fait différent de la communauté de vie qui a porté la musique populaire. La masse comme telle ne connaît pas d’expérience de première main, elle ne connaît que des expériences reproduites, standardisées. C’est une musique généralement très technique. Aussi la culture de masse vise-t-elle à la quantité, à la production, au succès, elle est une culture du mesurable et du vendable. C’est dans cette culture que s’inscrit la musique pop. Elle est le miroir de … cette société, la transposition musicale du kitsch ... Dans la production de masse industrielle, on produit du pop comme n’importe quel produit technique dans un système totalement inhumain et dictatorial – selon l’expression de Paul Hindemith. [16]

Voilà ce que Ratzinger reproche à la musique pop : elle ne dit plus rien, elle revient au cri et c’est l’effet que nous ressentons par exemple face aux pulsations d’une batterie ou son d’une guitare électrique, l’effet d’un cri mécanisé.

Joseph Ratzinger explique que la véritable musique liturgique, son sens profond, est la transfiguration de la parole pour transfigurer l’existence humaine. Je crois que c’est l’idée fondamentale de son propos sur la musique sacrée. Bien entendu, on prendra des matériaux dans le cri, car toute musique réveille une émotion, que ce soit la peur, ou l’admiration, le bonheur, la communion. Seulement la musique ne doit pas tomber dans l’exacerbation du sensible, cette musique doit se laisser spiritualiser par le mystère chrétien. La fine pointe de son discours transparaît dans ce propos : selon lui, si on veut essayer de comprendre ce qui s’est passé, le processus historique est relativement simple. L’Église au début, n’était pas enthousiaste pour la musique, semble-t-il. Saint Augustin a mauvaise conscience lorsque l’assemblée chante des hymnes, lui qui est d’une sensualité absolument délicieuse et d’un raffinement parfait, de temps en temps ; il se demandait s’il fallait chanter pendant la célébration eucharistique car il était tellement transporté par la beauté du chant qu’il craignait de ne plus penser à Dieu. Mais il a fini par écrire que chanter, c’était prier deux fois [17]!

Ratzinger reprend cette parole d’Augustin en la commentant de la façon suivante :

La parole ne peut pas tout dire. Donc, pour que la parole dise le plus possible, il faut qu’elle s’appuie, qu’elle s’échafaude sur le musical que Dieu a mis dans la création pour remonter du sensible à la pleine spiritualisation. Comment cela s’est-il fait ? L’Église petit à petit a comme incorporé la foi au mystère de Dieu, la foi dans l’Incarnation, elle l’a incorporé dans le monde et la culture et la culture, quand elle a été visitée par la foi chrétienne, a réagi.

C’est cela la création de la musique sacrée, avec à la base le chant grégorien : c’est cela la musique classique, Palestrina, Bach, Hindemith, Messiaen. C’est le moment où la foi chrétienne touche la culture, et la partie la plus sensible de la culture qui est la musique : elle rentre alors immédiatement en consonance. Cela ne signifie pas nécessairement que les musiciens deviendraient des moines pour composer de la musique en affinité avec la foi et le dogme : on sait bien que certains musiciens n’ont pas toujours été recommandables à tous niveaux, c’est évident [18]... Mais leur musique est capable de dire le mystère chrétien parce qu’elle se sent comme ordonnée et construite par lui. C’est ainsi que la tradition de la musique religieuse demande, selon les vœux de Joseph Ratzinger, à ce que les musiciens contemporains trouvent d’autres formes musicales, mais il faut bien reconnaître qu’actuellement, la plupart des efforts ne sont pas toujours orientés ou suscités par l’inspiration biblique chrétienne, et que par conséquent, on assiste à des tentatives dispersée qui partent dans tous les sens ; ces tentatives exploratoires ne donnent pas de la musique sacrée au sens où Joseph Ratzinger l’entend : ce n’est pas une musique liturgique construite comme le mouvement de spiritualisation de l’homme qui répond à l’appel du Verbe créateur.

C’est l’intuition fondamentale de ce livre. Dans les premières communautés chrétiennes, et jusque vers les années 500, il devait bien y avoir des chantres, mais on l’a oublié, cela ne veut pas dire nécessairement que leur chant n’avait pas d’intérêt, mais on n’a pas jugé utile de garder en mémoire ces travaux de composition ou d’improvisation. C’est au moment où le répertoire grégorien se met en place qu’on parle de musique sacrée : nous sommes vers les années 600, et on attribue ce répertoire à saint Grégoire qui probablement n’y est pas pour grand-chose : comme moine, il a certainement beaucoup aimé la musique, car il a fait sur le sujet quelques réflexions fort belles [19]. Or, qu’est-ce que le répertoire grégorien ? c’est la manière dont la parole biblique reçue et méditée comme parole de Dieu, a été l’inspiratrice d’un traitement musical spécifique : la révélation du mystère de Dieu, par la parole, la connaissance de Dieu par le concept et la réflexion, allait tout à coup entrer en résonance avec cette réalité du monde créé et de la chair de l’homme : à la fois, la structure musicale du monde et la fragile beauté de la voix humaine. Le grégorien, c’est la manière dont les premiers chantres s’étaient mis au service du texte de la Bible et l’avaient comme murmuré, marmonné, comme une sorte de lectio divina qui a fini par donner ce répertoire sublime …

Aujourd’hui, « les paris restent ouverts » : on ne peut pas imaginer que la profondeur du mystère de Dieu laisse indifférents les plus grands génies musicaux de notre temps. Mais si l’on en croit l’idée chère à Benoît XVI de l’intime pénétration et fécondation mutuelles entre culture profane et musique sacrée, il n’est pas tout à fait étonnant que la vie culturelle actuelle ne soit guère soucieuse de traduire des aspirations à la transcendance, obnubilée qu’elle est par le souci d’un salut du monde par le monde. Ce qui fait problème actuellement, ce n’est ni la compétence (exceptionnelle) des artistes, ni la richesse du trésor de la tradition musicale prêt à livrer d’immenses secrets sur sa compréhension musicale de l’existence humaine : Joseph Ratzinger ne cesse de féliciter en termes chaleureux tous les musiciens qui lui font la joie d’un concert de grande musique dans un Vatican qui avait presque totalement perdu la dimension de la vie artistique au profit d’un discours purement magistériel sur d’épineux problèmes dogmatiques et éthiques [20]. Mais le problème reste de savoir si, au niveau de la création, on peut attendre un renouveau de la grande tradition de la musique sacrée : Joseph Ratzinger pense à certains milieux restreints (sans dire lesquels) et écrit à ce propos que « le terme de sous-culture ne devrait pas nous effrayer » [21], manière élégante de dire que le renouveau en ce domaine ne saute pas aux yeux de cet observateur attentif qui attend davantage des nouvelles communautés chrétiennes africaines ou asiatiques que du monde occidental. Actuellement, si l’on en croit Joseph Ratzinger (et Benoît XVI …), l’attitude la plus nécessaire en ce domaine, c’est wait and see : somme toute, c’est la traduction concrète de la confiance dans l’Église qui a les promesses de la vie éternelle et du fait qu’il a fallu cinq cents ans minimum en Occident pour que naisse ce premier grand répertoire de musique sacrée qu’est le chant grégorien. Il est bien difficile de vivre musicalement dans un monde qui a perdu l’endurance, la finesse du goût et la patience …

* * *

[1] Lire la remarquable synthèse de l’histoire de la musique sacrée occidentale que Joseph Ratzinger propose dans cet ouvrage (L’esprit de la musique, Artège, Perpignan, 2011), p. 131 et suivantes.

[2] Op. cit., p. 133.

[3] On remarquera la manière habile et humoristique de ne pas citer le Mahatma comme une “autorité” … Un cardinal de curie ne peut pas citer un sage hindou, si connu qu’il soit, comme un Père de l’Église : à l’époque (1995), le Cardinal n’était pas très emballé par « l’esprit d’Assise ». Ce sont, à tous les sens du terme, les hasards du calendrier qui lui ont fait découvrir cette réflexion intéressante qui semble assez particulière à la culture hindoue !

[4] Op. cit., p. 100-101.

[5] Op. cit., p. 101.

[6]de Alban Berg, notamment). On lira par exemple ces réflexions de John Rea (http://www.scena.org/lsm/sm5-8/wozeck-fr.htm) : « Contrairement à cet autre chanteur-coiffeur célèbre, l'agile Figaro,Wozzeck ne chante pas beaucoup. En fait, il grogne ... En langage clinique contemporain, Wozzeck souffre de paranoïa de persécution accompagnée de traces de schizophrénie. Aucun opéra n'avait tenté pareille chose auparavant et aucun autre depuis non plus, sans doute . Cette réflexion de John Rea n’apparaît pas évidemment dans l’œuvre de Joseph Ratzinger, mais elle totalement conforme à l’approche qu’il propose sur le drame de certaines créations musicales contemporaines …

[7] Op. cit., p. 136-137.

[8] Op. cit., p. 137-138.

[9] Op. cit., p. 94.

[10] On remarquera à quel point l’énigme de la musique instrumentale est une manière de contester directement le matérialisme ambiant : à la différence des instruments électroniques qui jouent « numériquement » (des bytes qui font vibrer du carton en régulant des impulsions électriques, ce qui aboutit à une désincarnation logico-mathématique de la matière, les instruments de l’orchestre classique sont faits de matériaux que le musicien fait vibrer dans leur consistance matérielle jusqu’à y déclencher des sons comparables à ceux de la voix humaine.

[11] En discussion privée, le Père Jean-Yves Hameline fait remarquer que la messe basse en tradition française a considérablement entravé la réforme liturgique : la combinaison d’une théologie janséniste avec l’intimisme piétiste d’un mouvement réflexif sur soi a fait de toutes les manifestations mettant en jeu l’expression musicale un domaine d’extériorité, qui fait sortir de l’intimité du rapport individuel avec Dieu. Cette remarque est très pertinente et montre bien à quel point ce ne sont pas les « idées » qui conditionnent les véritables enjeux d’une réforme liturgique à quelque époque que ce soit, mais les attitudes fondamentales comme la capacité d’intérioriser le chant, le sens spontané de la communion que crée l’écoute musicale. Voilà qui devrait faire réfléchir ceux qui croient que l’usage de la langue vulgaire a dévalorisé la liturgie : ils devraient lire de façon attentive ce qu’écrit vraiment Benoît XVI et non pas de projeter sur lui ce qu’ils imaginent qu’il pourrait penser !

[12] Cf. op. cit., p. 50.

[13] op. cit., p. 35.

[14] Voir les analyses détaillées op. cit., p. 95

[15] op. cit., p. 36.

[16] Op. cit., p. 75-76.

[17] Op. cit., p. 129.

[18] On pourrait en dire autant de certains peintres ou sculpteurs ; Caravage ne fut pas une référence dans l’observance des commandements de Dieu et pourtant sa peinture a bouleversé la sémantique de l’expression plastique du mystère de l’Incarnation !

[19] Voir une très belle citation dans op. cit., p. 77-78.

[20] C’est dans cette perspective que le recueil des interventions du Pape Benoît XVI regroupées en fin de volume est intéressant : il improvise souvent sur la base d’une réaction personnelle et esthétique révélatrice de son amour vivant pour une musique vivante …

[21] Op. cit., p. 99.

C. MON CONCILE VATICAN II

Toujours en 2011, était publiés aux mêmes éditions Artège, et cette fois encore dans la traduction de l'Abbé Iborra, un ouvrage intitulé "Mon Concile Vatican II": "un recueil de textes parus entre 1962 et 1966, encore inédits en français, où le futur pape livre un témoignage exceptionnel", comme l'écrivait Jean Mercier qui en faisait un compte-rendu dans La Vie:

Le pape raconte son Concile Vatican II

Jean Mercier
15/03/2011
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Qui est vraiment Benoît XVI? Un progressiste devenu ultra-conservateur, à la suite des événements de 1968, comme le prétend la légende? Le livre que viennent de publier les éditions Artège lève enfin le voile sur la vérité. En effet cet ouvrage reprend un certain nombre de discours et de textes rédigés entre 1962 et 1966 au sujet du Concile, auquel il a participé en tant qu'expert, peritus, adjoint au cardinal Frings (de Cologne).

Le livre comporte quatre grands compte-rendus, correspondant à chaque session du Concile, de sorte que le futur pape nous fait vivre l'événement quasiment en temps réel. Les éditeurs ont eu l'intelligence de rajouter le discours que Joseph Ratzinger prononça lors du Katholikentag de Bamberg de juillet 1966. L'ensemble montre que Ratzinger commença à s'inquiéter publiquement des dérives possibles du Concile entre mars et juillet 1966. Sans doute face à ce qu'il constatait, sur le terrain allemand, de l'appropriation et de l'interprétation du Concile par l'Eglise.

De ces pages se dégage une vision nuancée. Ratzinger semble s'être rangé dès le départ dans le camp des théologiens éclairés qui, par exemple, attendaient de pied ferme une réforme liturgique, une évolution en matière oecuménique ou dans le regard porté sur les juifs. On peut sans aucune hésitation le ranger dans le camp des réformateurs en ce qui concerne aussi la vision d'une Eglise d'abord sacramentelle et non pas comme un corps structuré hiérarchiquement.

Il n'hésite pas à décrire comment le Concile a réussi à subvertir "les tendances hégémoniques des services de la Curie", et appelle à une réforme sérieuse de celle-ci. Ailleurs, il n'a pas de mots assez fermes contre les opposants au décret sur la liberté religieuse (les intégristes).

Et pourtant, Ratzinger était déjà sur la ligne conservatrice qui sera la sienne par la suite. S'il se prononce pour le dialogue avec les chrétiens séparés, il ne veut pas déroger au fait qu'il n'existe pour lui qu'une seule Eglise (un concept qu'il réaffirmera en 2000 avec Dominus Iesus), et se refuse à considérer les "communautés ecclésiales" issues de la Réforme sur un pied d'égalité. Par ailleurs, Ratzinger se montre critique face à Gaudium et Spes (le schéma XIII), dont il souligne la naïveté face au progrès en matière sociétale et scientifique. Fait notable, il ne mentionne pas Karol Wojtyla dans les élaborateurs de Gaudium et Spes, alors que le pape polonais est aujourd'hui cité par les historiens comme l'un des inspirateurs majeurs de ce texte.

A lire Ratzinger, on réalise que le Concile a décidé la restauration du diaconat permanent dans un certain flou théologique. Ratzinger le présente comme une concession faite aux évêques sudaméricains, mais ne s'étend pas sur le sujet. Le théologien pointe aussi les faiblesses du Concile pour définir le statut ecclésial des laïcs. Par ailleurs, son analyse très développée sur la collégialité des évêques – une nouveauté de Vatican II, est passionnante, quoique difficile.

Le livre offre matière à réflexion d'un point de vue historique. Le théologien analyse avec finesse la "crise doctrinale de 1964", à savoir la reprise en main à peine voilée du Concile par le pape lors de la troisième session. Il décrit comment la Constitution sur la liturgie passa comme une lettre à la poste, alors que, par la suite, la question de la célébration de la messe fut l'un des points de rupture de l'univers traditionaliste. Par contre, Ratzinger rappelle que le décret sur les moyens de communication – qui nous paraît très peu crucial aujourd’hui – fut voté de justesse.

Son regard sur les papes ne manque pas d 'humour... Quand il décrit Jean XXIII, par exemple: "Il y a dans ce Concile tant de choses impossibles qui sont devenues possibles que l’on peut, plein de confiance, se laisser toucher par l’optimisme souvent franchement agaçant du Pape et demeurer rempli d’espérance." Et il ajoute ailleurs: "Malgré des tempéraments différents, Paul VI se situait sur la même ligne que Jean XXIII, qui disait de lui-même qu’il était le Pape tant de ceux qui appuient sur la pédale d’accélérateur que de ceux qui appuient sur la pédale de frein."

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