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Frères et soeurs de Jésus

Le "marronnier" est de retour en plein milieu de la Semaine Sainte, à l'occasion de la sortie d'un roman de Françoise Chandernagor. Que dit Benoît XVI/Joseph Ratzinger?

A l'occasion de la sortie du second volume de la trilogie de Benoît XVI sur "Jésus de Nazareth", Alain Besançon ecrivait une magnifique recension, qui avait été publiée sur l'OR du 23 mars 2011 (ma traduction ICI). Il écrivait en particulier:

J'attends avec impatience la troisième partie de l'enquête que le Pape nous a promis. Elle concernera les Evangiles de l'enfance. J'aimerais être informé sur la question des "frères de Jésus", devenue brûlante aujourd'hui. Pour moi, il s'agit d'un Shiboleth (1).
Quand je vois un livre qui ose dire que la Vierge Marie a eu plusieurs enfants, je le rejette avec la même indignation qu'éprouvaient Luther et Calvin quand une thèse similaire était soutenue devant eux. C'est l'incarnation qui est en jeu.

Deux ans plus tard, toujours dans l'OR, le même Alain Besançon confiait ses réactions (je n'ose pas parler de "critique") à la lecture du livre tant attendu sur l'Enfance de Jésus (cf. benoit-et-moi.fr/2013-I/articles/lenfance-de-jesus-dans-le-livre-de-benoit-xvi):

Une question obsède depuis longtemps le monde chrétien. A partir de l'expression «frères de Jésus», de nombreux fidèles se demandent: pourquoi Marie n'aurait-elle pas pu avoir d'autres enfants? N'est-ce pas naturel et conforme à la Torah? On pourrait donc s'attendre à ce que, sans entrer dans le débat exégétique, le Pape déclare avec son autorité que selon toute évidence théologique, une telle supposition est impensable. Elle détruit de fait le dogme de l'Incarnation et, finalement, toute la foi catholique.
Le Pape ne le fait pas. Il laisse les fidèles déduire par eux-mêmes - considérant ce qu'est la Vierge Marie, comme il l'a présenté, et ce qu'est Joseph - qu'une telle hypothèse est tout simplement impossible. C'est du reste ce qu'ont pensé aussi Luther et Calvin. Le Pape en est convaincu au point d'appliquer, si l'on peut dire, l'aphorisme de Wittgenstein: là où l'on ne peut parler, il faut garder le silence.

Sur ce sujet, le cardinal Ratzinger s'était du reste exprimé sans aucun tabou dans le second livre d'entretiens avec Peter Seewald paru en français sous le titre "Voici quel est notre Dieu" (page 166)
Voici l'échange. La question de Peter Seewald est en italique:

- Un jour Jésus a rendu visite à son village d'origine ; les gens chuchotaient entre eux comme font habituellement les gens curieux : « N'est-ce pas le fils du charpentier ? D'où lui viennent cette sagesse et ces miracles ? N'a-t-il pas pour mère la nommée Marie, et pour frères Jacques, Joseph, Simon et Jude ? Et ses sceurs ne sont-elles pas toutes parmi nous ? »
Dans ce passage sont nommés seuls quatre frères et un nombre indéterminé de soeurs. Si je me souviens bien, l'Église n'a-t-elle pas toujours parlé d'un fils unique de la Vierge Marie ?

- Dans une petite localité comme Nazareth tout le monde se connaît évidemment. Quelqu'un qui a vécu jusque-là tranquillement comme tout le monde, et qui se présente subitement en public avec une telle prétention, provoque naturellement l'étonnement. Et lorsqu'on le connaît de si près, on a de la peine à le croire. C'est comme s'il y avait une contradiction avec ce qu'il était auparavant, cet homme ordinaire, à quoi on veut le ramener. C'est pourquoi Jésus répond : « Un prophète n'est méprisé que dans sa patrie ! »
Sur la question des frères et soeurs de Jésus, l'Église croit aujourd'hui encore que la Vierge Marie l'a mis au monde, lui et personne d'autre. Par lui, elle appartenait à Dieu et ne pouvait pas, pour ainsi dire, retourner à une vie familiale normale.
L'usage du terme « frères et soeurs de Jésus » s'explique simplement à partir des structures familiales de l'époque.
Et il y a assez d'indications montrant que ces enfants ne sont pas attribués à Marie. Il est aussi question ici d'une autre Marie et de bien d'autres choses. Il n'y a que des allusions sur les relations familiales spécifiques. On sait toutefois que plusieurs familles appartiennent ensemble et forment un tout. Quand Jésus confie Jean à sa mère au pied de la Croix, comme son fils, nous voyons bien qu'elle est une figure particulière et qu'elle est reliée à lui d'un lien particulier.
Du point de vue historique, la question reste insoluble.
On ne peut pas prouver que Marie n'était mère qu'une seule fois. Mais on ne peut pas plus prouver que les personnes citées étaient des frères et soeurs de Jésus au sens strict. Il y a assez d'indications qui montrent que ces frères et soeurs appartiennent à d'autres familles [...] et sont désignés ainsi dans le cadre du clan familial. Par ailleurs, la désignation de « frères et soeurs de Jésus » est utilisée dans l'Église primitive, ce qui provoque des tensions entre le clan familial de Jésus, qui avait une compréhension stricte du judéo-christianisme, et d'autres mouvances dans l'Église en devenir.

Tout cela m'est revenu à l'esprit (et il faudra le garder présent) en feuilletant dans une grande surface culturelle le dernier livre de Françoise Chandernagor (dont j'avais beaucoup aimé "L'Allée du Roi") sorti (2) durant la semaine sainte, le 1er avril: Vie de Jude, frère de Jésus.

L'accroche fournie par l'éditeur est très séduisante, et pourrait endormir la méfiance même des mieux prémunis:

Tout commence avec la découverte d'une Vie de Jude dans un tombeau d'Abydos en Egypte. Le manuscrit est une traduction en copte de la vie du plus jeune frère de Jésus. Jude y évoque son frère, sa famille et leurs proches dans leurs faits et gestes avérés mais aussi dans leur humanité, avec leurs doutes, leurs failles. C'est là toute l'originalité de ce roman qui nous donne à voir le Christ de l'intérieur. Sous le regard de Jude, il est avant tout un homme, poussé presque malgré lui par des forces qui le dépassent. Et la magie opère : subtil alliage de véracité historique et d'intuition sensible, cet évangile apocryphe nous plonge au coeur d'une époustouflante reconstitution du monde antique. Comme Marguerite Yourcenar, Françoise Chandernagor maîtrise impeccablement ses sources, sans jamais en être prisonnière. Dans une langue aux accents bibliques aussi directe qu'évocatrice, elle ouvre des portes à notre perception spirituelle. On est ému, fasciné, certain de tenir entre ses mains un authentique manuscrit !

Je ne porte ici évidemment aucun jugement de valeur sur le roman lui-même, que je n'ai pas lu, et que j'achèterai peut-être.
Françoise Chandernagor écrit bien, et le message n'en est que plus pernicieux.
On pourra toujours m'objecter qu'il s'agit de fiction, que la licence artistique permet sans aucun doute à l'auteur de donner libre cours à son imagination, que l'intention est bonne, et que sais-je encore.
Peut-être. Mais je ne peux m'empêcher de penser q'un tel livre, mis dans les mains d'un public religieusement analphabète (l'expression n'est pas de moi!) peut faire beaucoup de mal.
Un mal que résume très bien le critique litéraire de l'Express, auquel il n'a pas échappé:

(...) la discussion, ininterrompue, [..] pose directement la question du statut de Marie (tant la "conception virginale" qui a donné naissance à Jésus, ante-partum, que la "virginité perpétuelle" après l'enfantement de Jésus, post-partum). On sait combien catholiques et protestants, clercs et historiens divergent sur ce point, et à quel point le christianisme contemporain s'est aujourd'hui affranchi de ces dogmes.
Le message de Jésus l'emporte désormais largement sur les conditions miraculeuses de sa mise au monde : la figure insurpassable du Christ n'est en rien altérée par une naissance "normale" (à laquelle semblait adhérer l'apôtre Paul lui-même). C'était là une obsession de l'Antiquité, en un temps où il fallait que le Messie détrône les dieux grecs et leur naissance mythique.
(www.lexpress.fr)

C'est tout le problème de l'opposition entre le Jésus historique et le Jésus des Evangiles, auquel Benoît XVI a voulu répondre avec sa trilogie.

Notes

(1) Un shibboleth est une phrase ou un mot qui ne peut être utilisé – ou prononcé – correctement que par les membres d'un groupe. Par extension, ce mot désigne parfois un jargon spécialisé. Dans tous les cas il révèle l'appartenance d'une personne à un groupe. Autrement dit, un shibboleth représente un signe de reconnaissance verbal

(2) Cette date ne doit certainement rien au hasard, car la sortie d'un livre d'un auteur connu est en général l'occasion pour ce dernier d'écumer les plateaux des télévisions. Il suffit pour s'en convaincre de regarder cette interview de Françoise Chandernagor sur le "Soir 3" du Vendredi Saint!
Le présentateur Francis Letellier ouvre le sujet en ces termes:
Pâques, la fête la plus importante pour les deux millirds et demi de chrétiens dans le monde (de quels chrétiens parle-t-on?), la religion chrétienne a évolué au fil de l'interprétation des textes...

On notera que Françoise Chandernagor s'exprime bel et bien avec une autorité de théologien, et avec une apparence de grande compétence, et de grande franchise.

Quel argument aura à lui opposer le téléspectateur lambda, qui n'achètera probablement pas le roman (l'argument commercial n'est donc pas crucial), et qui l'entendra dérouler sans contradiction des arguments savants sur une histoire dont il ignore déjà tout, sinon le nom du principal protagoniste, Jésus, et de sa mère, Marie?

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