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Le Pape François va-t-il briser l'Église? (I)

Une analyse très fouillée et le plus souvent très perspicace du Pontificat de François par un jeune journaliste américain conservateur, Ross Douthat. Première partie

J'ai déjà publié la traduction d'une paire d'articles de Ross Douthat, un jeune journaliste catholique américain de tendance conservatrice, prudemment critique sur la papauté de François (taper son nom dans le moteur de recherche Google interne). Denier en date, le 28/10/2014, à propos du Synode: benoit-et-moi.fr/2014-II-1/actualites/le-pape-et-le-precipice.

Celui qui suit est paru sur le n° de mai du mensuel américain The Atlantic.

La perspective est par moments purement américaine, mais la plupart du temps d'une portée globale qui la rend extrêmement intéressante.
Le fait que je publie ce texte ne signifie évidemment pas que j'en partage toutes les analyses. En particulier, pour retracer le "background" argentin de JM Bergogio, Douthat se sert de trois biographies plus qu'autorisées, écrites ou traduites en anglais, dont celles d'Elisabetta Piqué, une amie intime du Pape, et d'Austen Ivereigh, ex-conseiller du cardinal Murphy O'Connor, et à l'origine (à son insu?) de la polémique sur le Bergoglio Team.

Mais dans l'ensemble, il me paraît équilibré et perspicace.
Comme l'article est très long, je vais fractionner la publication en trois ou quatre parties.
Les titres sont de moi.

I. Quand la réalité dépasse la fiction

Ross Douthat
www.theatlantic.com
Mai 2015
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Les choix du nouveau pape remuent de grands espoirs parmi les catholiques libéraux et une incertitude intense parmi les conservateurs.
De profondes divisions pourraient nous attendre.

En 1979, un an après le début du pontificat de Jean-Paul II, un roman intitulé Le Vicaire du Christ (The Vicar of Christ, cf. www.amazon.com) est resté 13 semaines sur la liste des best-sellers du New York Times. Oeuvre d'un juriste de Princeton, Walter F. Murphy, il dressait le portrait d'un improbable candidat à la papauté nommé Declan Walsh - d'abord héros de guerre, ensuite juge à la Cour suprême des États-Unis, puis (après une affaire et la mort prématurée de sa femme) moine - convoqué au trône de saint Pierre par un conclave dans une impasse désespérée.

Une fois élu, Walsh prend le nom de Francesco, s'ingénie à user de son office d'une façon extraordinaire. Il lance une croisade mondiale contre la faim, composée de jeunes catholiques et financée par la vente des trésors du Vatican. Il intervient à plusieurs reprises dans les conflits mondiaux, à un moment donné, il s'envole même pour Tel-Aviv alors sous les bombardements arabes. Il dresse des plans pour inverser progressivement les enseignements de l'Église sur la contraception et le célibat des prêtres, et relègue les cardinaux conservateurs à la vie monastique quand ils complotent contre lui. Il flirte avec l'hérésie arienne, qui doutait de la pleine divinité de Jésus, et il embrasse un pacifisme religieux de style Quaker, arguant qu'à l'ère des armes nucléaires et de la guerre totale, la théorie de la "guerre juste" est dépassée. (Cette dernière mesure provoque finalement son assassinat, probablement par l'un des gouvernements menacés par sa quête de la paix.)

Le livre de Murphy est en grande partie oublié, mais son accroche, l'idée d'un pape progressiste qui vise à apporter des changements radicaux au catholicisme, a perduré dans l'imaginaire culturel. En 1996, par exemple, White Smoke (Fumée blanche, cf. www.amazon.com), roman alimentaire du prêtre-écrivain Andrew M. Greeley, se termine par l'élection d'un cardinal espagnol moderniste, dont les opposants conservateurs sont défaits par les manoeuvres politiciennes de deux prélats américains d'origine irlandaise.
Il y a deux ans, Showtime (ndt: une chaîne de télévision à péage)a lancé le pilote d'une série intitulée Le Vatican , dans laquelle Kyle Chandler jouait le rôle d'un cardinal, étoile montante New Yorkaise aux vues progressistes - il n'y a pas eu de suite, peut-être parce que la fiction était dépassée par les événements, 10 mois après la démission inattendue de Benoît XVI.

Pour la plupart des observateurs, la possibilité d'un pape révolutionnaire n'est pas prise au sérieux, et pas seulement parce qu'un collège des cardinaux dont les membres avaient été nommés par Jean-Paul II et Benoît XVI semblait peu susceptible d'élire un authentique électron libre . La réalité est que les papes sont rarement les protagonistes de grands drames catholiques. Ils sont circonscrits par la tradition et cernés par la bureaucratie, et sur les questions épineuses, Rome a tendance à avancer à la traîne, après que les arguments aient été débattus pendant des générations.

Mais aujourdhui un pape Francesco est arrivé en chair et en os, et des éléments de la vision de Murphy se réalisent, ou du moins il y paraît: les ruptures ostentatoires avec le protocole papal, les interventions dans la politique mondiale, la réouverture des questions morales que ses prédécesseurs avaient considérées comme réglées, et le mélange d'humilité publique et d'habile exploitation - incluant la destitution des oppossants - de la fonction papale et de ses pouvoirs.

L'Eglise n'est pas encore en proie à une révolution. Les limites, théologiques et pratiques, du pouvoir du pape sont toujours présentes, et l'homme qui était Jorge Bergoglio n'a rien fait qui les remette explicitement en cause. Mais ses agissements et ses choix (et la couverture médiatique de ceux-ci) ont généré une atmosphère de révolution autour du catholicisme. Pour l'instant, du moins, il y a le sentiment qu'un nouveau printemps est arrivé pour les progressistes de l'Église. Et chez certains catholiques conservateurs, il y a un sentiment d'incertitude, absent depuis les suites souvent chaotiques du Concile Vatican II, dans les années 1960 et 70.

Ce malaise a coexisté avec une tendance à nier que quelque chose a vraiment changé depuis que l'ancien cardinal et archevêque de Buenos Aires est devenu pape. Depuis l'inattendu "Qui suis-je pour juger?" initial, en réponse à la question d'un journaliste à propos de prêtres gays - de nombreux catholiques conservateurs ont soutenu que la presse voit ce qu'elle veut voir dans le nouveau pontife. Prenant ses commentaires et ses gestes hors de leur contexte, les journalistes ont imposé un cadre "Declan Walsh" sur une réalité dans laquelle la continuité est toujours à l'ordre du jour.

Les observateurs conservateurs ont en partie raison. Certains des gestes de François reflètent ce que ses prédécesseurs ont fait avec moins de fanfare et d'acclamations. Certaines de ses incursions dans les affaires du monde, comme l'ouverture à Cuba, construite sur les efforts diplomatiques du Vatican commencés avant son arrivée. Certaines de ses déclarations publiques flirtant avec la gauche - comme la critique du capitalisme mondial, l'accent mis sur la protection de l'environnement, sont dans la ligne de la rhétorique à la fois de Jean-Paul II et de Benoît XVI. Certains de ses commentaires (sur la compatibilité de la doctrine catholique avec la théorie évolutionniste, par exemple) attirent l'attention uniquement parce que beaucoup de journalistes n'ont aucune idée réelle de ce que le catholicisme enseigne; d'autres (comme sa prétendue promesse que les animaux vont au ciel) parce que les journalistes sont prêts à croire à n'importe quelle histoire qui accrédite un "pape maverick" (excentrique).

Pourtant, les médias ne se trompent pas en pensant que François se distingue de ses prédécesseurs, dans la substance, ainsi que dans le style. Il n'est peut-être pas un catholique "libéral" tel que le terme est entendu dans un contexte américain ou européen, mais il a un ensemble de priorités autre que celui des deux papes précédents. Il lit les temps différemment, et les éléments de son programme sont clairement en phase avec ce que beaucoup de catholiques progressistes (et simplement de progressistes) en Occident ont longtemps espéré de l'Église.

Les détails exacts de cet agenda peuvent être parfois difficiles à discerner. Des expressions comme "maître de l'ambiguïté" circulent parmi les admirateurs et les détracteurs. Mais il y a désormais un certain nombre de biographies de François/Bergoglio qui ont été publiées en anglais, et trois d'entre elles, lues ensemble, fournissent une perception provisoire de l'arrière-plan de ce pape. Elles suggèrent aussi pourquoi son pontificat, sans être aussi délibérément révolutionnaire que les règnes des papes libéraux de fiction, pourrait avoir des conséquences dramatiques pour l'Église.

A suivre...

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