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Le Pape François va-t-il briser l'Église? (II)

Suite de l'"enquête" de Ross Douthat sur <The Atlantic> de mai 2015

>>> Première partie (et présentation) ici: Le Pape François va-t-il briser l'Église? (I)

Dans cette partie, entre autre, Ross Dothat brosse un portrait du Pape argentin, en puisant - comme cela a été dit ici - à des sources "orientées", c'est-à-dire des biographies que l'on peut qualifier d'"autorisées", à défaut d'être complaisantes; et en tout cas pro-bergogliennes. Il s'agit respectivement de 'Pope Francis: Life and Revolution' d'Elisabetta Piqué; 'The Great Reformer:'Francis and the Making of a Radical Pope' d'Austen Ivereigh; et enfin 'Pope Francis: Untying the Knots' de Paul Vallely. Aucun de ces livres n'a été à ma connaissance traduit en français.

On trouvera sur mon site d'autres articles, s'inspirant d'autres sources, notamment sur la formation de JM Bergoglio, son exil à Coordoba, les tensions au sein de la Compagnie à cette époque. A chacun, évidemment, de se faire son opinion:

  • Une biographie argentine autorisée, "Aquel Francisco": Elle lève un coin de voile sur un "blanc" dans l'histoire du pape venu du bout du monde... (1/10/2014)
  • François, les années d'exil à Cordoba: Les auteurs d'"Aquel Francisco", la biographie "argentine" du Pape, présentent leur livre dans un article sur l'OR, le jour de son anniversaire. Et le commentaire de Sandro Magister (19/12/2014)
  • Qui est le Pape François? Tentative de réponse par un compatriote argentin, Jack Tollers.... Et la réponse est: il est un Jésuite argentin, péroniste, de la deuxième moitié du 20ème siècle. (13/2/2015)

II. UNE VIE DE ROMAN

L'arc de la vie et de la carrière de Bergoglio suit un scénario littéraire: les succès de jeunesse, la défaite et l'exil, la justification et l'ascension inattendues. Chacun de ces trois des biographes aborde l'histoire d'une manière différente. Elisabetta Piqué, correspondante du journal argentin La Nación, a écrit une œuvre très personnelle (Bergoglio a baptisé ses deux enfants); son 'Pope Francis: Life and Revolution' (Pape François: vie et révolution) utilise abondamment des entretiens avec des Argentins touchés par le travail pastoral de Bergoglio. 'The Great Reformer:'Francis and the Making of a Radical Pope' (Le grand réformateur: François et la fabrication d'un Pape radical), par le journaliste catholique britannique Austen Ivereigh, a l'angle le plus large et le plus approfondi, puisant dans l'histoire distinctive de l'Argentine ainsi que dans la trajectoire particulière de son fils désormais le plus célèbre. Dans 'Pope Francis: Untying the Knots' (Pape François: dénouer les noeuds), Paul Vallely, un autre écrivain catholique britannique sur la religion, développe une interprétation originale de son sujet.

Mais le récit de base est là dans les trois traitements. Descendant d'immigrés italiens en Argentine, dévot à un âge précoce et promis à la prêtrise après une illumination adolescente, Bergoglio entra dans l'ordre des Jésuites en 1958, quatre ans seulement avant que le Concile Vatican II ne s'ouvre à Rome. Sa formation a été longue (les jésuites passent plus d'une décennie "en formation") et au début d'une rigueur d'une autre époque; en Argentine, l'ordre consacrait une grande partie de son activité à l'éducation de l'élite nationale. Mais au moment où il prononça ses vœux définitifs, et devint pleinement jésuite, en 1973, les réformes du Concile et les turbulences qui avaient suivi avait radicalement changé son ordre, et l'avait divisé.

Beaucoup de compagnons jésuites de Bergoglio se croyaient investis d'un mandat postconciliaire, faire de la poursuite de la justice sociale la mission de l'ordre. En Amérique latine, la Grande Idée émergente, pour autant que cela ait un sens, était la Théologie de la Libération, qui promouvait une synthèse entre la foi évangélique et l'activisme politique teintée de marxisme. Le Provincial d'Argentine, le chef des jésuites du pays, Ricardo O'Farrell, encourageait ces idées. Il soutenait des prêtres qui voulaient être des organisateurs politiques parmi les pauvres d'Argentine. Il soutenait également une réécriture du syllabus qui était "lourde sur la sociologie et la dialectique hégélienne", comme le dit Ivereigh, et plus légère sur les éléments catholiques traditionnels.

Mais O'Farrell se trouva bientôt face à une crise: le nombre d'entrées dans l'ordre avait chuté, et des jésuites plus conservateurs se révoltèrent ouvertement. À l'été 1973, il s'écarta, et à seulement 36 ans, Bergoglio fut nommé à sa place. À bien des égards, il remporta des succés. Les chiffres de l'Ordre rebondirent, et il gagna de nombreux admirateurs parmi les prêtres formés sous sa direction. Mais il se fit aussi des ennemis, la plupart d'entre eux à la gauche théologique et politique de l'ordre. Des prêtres radicaux estimèrent que leur révolution avait été trahie, et une coterie d'universitaires jésuites s'inquiéta de ce que le programme de Bergoglio pour la formation des jésuites rétablissait des éléments traditionnels abandonnés par O'Farrell - en somme, était trop réactionnaire, trop pré-Vatican II. Ivereigh cite un détracteur s'étonnant que Bergoglio encourage les élèves à "aller à la chapelle de nuit et toucher les images! C'était quelque chose que les pauvres faisaient, les gens du pueblo, quelque chose que la Compagnie de Jésus, dans le monde entier, n'a tout simplement jamais fait. Je veux dire, toucher des images ... vous imaginez?"
Son leadership coïncida également avec le coup d'Etat militaire de 1976 et la «guerre sale», au cours de laquelle les Jésuites de gauche étaient des cibles particulières pour les brutes de la junte. Bergoglio a été accusé de complicité dans l'arrestation et la torture de deux prêtres, une accusation dont Ivereigh et Piqué pensent qu'elle est sans fondement; Vallely élude, mais il semble être en grande partie d'accord. En effet, les trois biographes indiquent clairement que Bergoglio a travaillé sans relâche en coulisses pour sauver les gens (pas seulement les prêtres) qui risquaient de rejoindre les rangs des «disparus».

Mais il n'attaqua pas la "guerre sale" publiquement, et les jésuites, sous sa direction, gardèrent un profil politique bas. L'Eglise argentine toute entière fut une force compromise pendant le règne de la junte, et Bergoglio n'aurait probablement pas pu jouer le genre de rôle que, disons, l'archevêque bientôt béatifié (ndt: l'article a été écrit avant la béatification, le 23 mai dernier) Oscar Romero a joué à El Salvador. Mais dans l'ordre, certains blâmèrent son conservatisme, tel qu'ils l'ont perçu par l'absence d'un témoignage jésuite clair contre les crimes de la junte.

Finalement, ces critiques prirent le dessus. Peu de temps après que le mandat de Bergoglio eût pris fin, en 1979, sa ligne politique fut modifiée, ou inversée. Un peu plus d'une décennie plus tard, après une période dans laquelle les jésuites argentins étaient divisés en pro et anti-Bergoglio, il fut exilé par la direction, envoyé dans une résidence jésuites dans la ville de montagne de Córdoba, et en substance laissé là à y pourrir.

Cet exil dura près de deux ans, et prit fin lorsque l'archevêque de Buenos Aires choisi par Jean-Paul II, Antonio Quarracino, lui tendit la main et fit de Bergoglio l'un de ses auxiliaires en 1992. Le sauvetage a rendu possible tout ce qui a suivi, mais il a également consommé la rupture de l'ancien provincial avec son propre ordre. Ivereigh note qu'au cours des 20 années suvantes, durant lesquelles il a souvent été au Vatican, Bergoglio n'a jamais mis les pieds au Siège des jésuites à Rome.

III. CONSERVATEUR, OU PROGRESSISTE?

Raconté de cette façon - un jésuite conservateur se bat contre la radicalisation post-Vatican II, se retrouve marginalisé par ses confrères de gauche, est sauvé par une nomination de Jean-Paul II - le récit de l'ascension de François, puis de sa chute et à nouveau de son ascension, résonne pour tout le monde comme la fabrication d'un Pape conservateur (!). Et en effet, un certain nombre d'écrivains catholiques ont salué l'élection de Bergoglio - certains de façon optimiste, certains avec désespoir - avec exactement cette interprétation de l'impact probable de son passé sur son pontificat. Mais il semble juste de dire que cette interprétation était erronée.
Alors, comment au juste l'homme qui a combattu âprement les jésuites de gauche dans les années 1970 a-t-il pu devenir la coqueluche des catholiques progressistes dans les années 2010?

La biographie de Piqué ne cherche même pas à expliquer cet apparent paradoxe. Elle estompe les tensions en traitant les critiques des années 1970 de Bergoglio avec dédain - sans vraiment creuser dans les racines théologiques et politiques des conflits - et ensuite en dépeignant l'archevêque Bergoglio comme fondamentalement progressiste dans son orientation. Après avoir succédé à Quarracino, écrit-elle, il a combattu "des adversaires de droite à la Curie romaine", montré publiquement son agacement devant la "rigueur obsessionnelle" sur l'éthique sexuelle, et ainsi de suite.

Vallely a un argument plus original. Il suggère que François était essentiellement un traditionaliste pré-Vatican II comme provincial, puis, qu'en exil, il a connu une sorte de conversion théologique et politique vers le point de vue de ses détracteurs. C'est une idée fascinante, mais peut-être psychologiquement trop banale, et la preuve documentaire de Vallely est intéressante, mais mince. Par exemple, il fait grand cas de la tendance de Bergoglio à critiquer a posteriori les décisions trop hâtives ou trop autoritaires de ses premières années. Mais une grande partie de cette auto-critique semble plus porter sur le style que sur la substance religieuse. Et Vallely (comme ses sources) est un peu trop friand de fausses dichotomies: c'est censé être surprenant, le signe d'un changement intérieur radical, qu'un conservateur théologique puisse être pastoral ou veuille passer du temps parmi les pauvres.

La pensée de Bergoglio a clairement évolué. Mais l'explication la plus plausible de ce qui se passe émerge de la biographie d'Ivereigh, qui propose une continuité d'ensemble entre le jeune provincial des années 1970 et le pape d'aujourd'hui. Pour commencer, Ivereigh souligne que le jeune Bergoglio n'a jamais été un vrai traditionaliste, jamais un ennemi de Vatican II, jamais un ennemi du renouveau ou de la réforme. Au contraire, il essayait de tenir compte de l'avertissement d'Yves Congar, le grand théologien catholique du milieu du (XXe) siècle, selon lequel "une véritable réforme" doit toujours être préservée de "fausses" alternatives. Les batailles de Bergoglio contre les radicaux et les libéraux dans son propre ordre ne doivent pas être interprétées comme un cas de catholique de droite résistant au changement. Elles doivent être comprises comme une tentative de suivre un cours modéré, de discerner quels changements sont nécessaires et fructueux, et de rejeter les erreurs des deux extrêmes.

Cette perspective sous-tend l'argument plus large d'Ivereigh, que - malgré le langage captivant du «pape radical» qui attire les titres - il y a en fait une plus grande cohérence de vues entre François, Benoît XVI et Jean-Paul II que les caricatures de presse ne le suggèrent. Les deux prédécesseurs de François étaient aussi des hommes de Vatican II, des "libéraux" (liberals) dans le contexte des débats du Concile, qui ont essayé de freiner les interprétations radicales de ses réformes et de souligner la continuité entre l'Eglise avant et après. Comme François, tous deux étaient des défenseurs de la piété populaire catholique et du mysticisme - ce que le cardinal Ratzinger, appelait "la foi des petits" -contre la condescendance de certains théologiens progressistes. Et tous les deux, comme lui, ont rejeté la fusion du christianisme et du marxisme, tout en offrant, au mieux, un applaudissement et demi (un appui modéré) au capitalisme.

Pourtant, plusieurs questions cruciales - certaines soulevées explicitement par Ivereigh, certaines implicites dans les trois biographies - situent l'arrière-plan et la vision du monde de François à part. Ils aident à expliquer pourquoi son pontificat semble beaucoup plus amical aux courants progressistes au sein du catholicisme que quiconque l'aurait espéré du successeur des deux papes précédents.
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A suivre...

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