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Les enjeux de l'élection à Caritas internationalis

... les manoeuvres du cardinal Maradiaga et les deux papautés. La très intéressante réflexion hebdomadaire d'Andrea Gagliarducci

>>> Ci-contre: les cardinaux Maradiaga et Tagle, le président sortant, et le nouvel élu.

>>> Voir aussi: Le retour de la théologie de la Libération

Avant de lire ce qui suit, il faut savoir qu'Andrea Gagliarducci est de ceux qui pensent qu'il y a deux papautés de François, celle des médias, et celle qu'il appelle la vraie.
On peut (c'est mon cas) ne pas partager ce point de vue: la première des deux existe aussi, elle est l'une des faces du "vrai" pontificat, càd de la personnalité ambigüe ("furba") du pape, qui en joue volontiers, lui-même n'ayant jamais rien fait pour décourager les médias, bien au contraire, et de nombreux gestes de son propre fait (sauf à supposer qu'il n'est pas maître du jeu, et que d'autres décident à sa place) confirmant que lesdits médias, et même les partisans de la "révolution", ne bâtissent pas uniquement sur des chimères. Dernier exemple, la nomination de Timothy Radccliffe au Conseil Pontifical Justice et paix.

Cela dit, l'article nous apprend pas mal de choses.
Andrea Gagliarducci n'a d'ailleurs pas vraiment de certitude, puisqu'il conclut par une question: Mais le vrai pontificat l'emportera-t-il sur le pontificat des médias?

Le Pape François, charité dans la vérité ou vérité dans la charité?

Andrea Gagliarducci
www.mondayvatican.com
Lundi 18 mai 2015
(Ma traduction)
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Charité dans la vérité ou vérité dans la charité? Telle est le dilemme qu'ont affronté les plus de 300 délégués des 133 associations dépendant de la Caritas Internationalis (CI) qui ont voté le 14 mai pour leur nouveau président.
Dans la première assemblée générale qui a eu lieu après la réforme des statuts de la CI, les délégués avaient à choisir entre deux options. La première: faut-il continuer sur la voie classique et renforcer le lien entre la CI et le Saint-Siège afin de maintenir une organisation centralisée et une identité commune? La deuxième: est-il plus utile de sortir davantage vers les périphéries, vers les pauvres, et de cette façon dans un certain sens devenir guide pour les évêques dans les zones de difficultés. L'élection du cardinal Luis Antonio Tagle a prouvé que la deuxième option l'a emporté. La trame de fond de cette élection, cependant, doit être examinée dans le contexte de la réforme de la Curie.

Une grande majorité des délégués ont élu le Cardinal Tagle comme président de Caritas Internationalis: sur 133 organisations sous l'égide de Caritas, 91 ont voté pour le cardinal Philippin, qui est devenu le premier président asiatique de Caritas Internationalis. Ce choix est en continuité avec le travail effectué par le cardinal Oscar Andrés Rodriguez Maradiaga, qui a servi pendant deux mandats en tant que président de CI. Comme le cardinal Rodriguez, le cardinal Tagle est originaire d'une Eglise périphérique, où il est très apprécié en raison de sa dimension humaine et de sa proximité avec la population. Au cours de ces mois de campagne silencieuse, ses partisans ont fait passer le mot qu'il était un défenseur des marginalisés et un médiateur avec le gouvernement philippin pour la défense des paysans. Dès que la nouvelle de son élection s'est répandue, le Père Edu Gariguez, président de Caritas Philippines, a immédiatement fait savoir que son organisation avait commencé la "clameur" pour la course de l'archevêque de Manille à la présidence.

Le Cardinal Tagle a parlé à l'Assemblée par téléphone, disant qu'il acceptait le poste "au nom des pauvres". Le cardinal Rodriguez était très satisfait: l'élection du cardinal Tagle est finalement aussi sa réussite personnelle.

Avec les nouveaux statuts, émis par le motu proprio de Benoît XVI en 2012 (ndt: INTIMA ECCLESIAE NATURA, sur "Le Service de la charité", texte en français: w2.vatican.va...), les compétences de Caritas Internationalis ont été décrites plus précisément, et un cadre juridique qui renforçait le lien de l'organisation avec le Saint-Siège était fourni. L'émission des nouveaux statuts faisait partie des plans de Benoît XVI pour la réforme des organisations catholiques de charité, conduisant également à un motu proprio sur les organismes de charité diocésains. Le Pape François devrait compléter cette voie vers la réforme en établissant la très attendue super Congrégation pour la charité, la justice et la paix.

Une réforme était nécessaire. L'association d'un nombre de plus en plus grand d'organismes autour d'une structure centrale (comme une ONG), faisait grandir l'inquiétude que l'identité catholique de Caritas Internationalis puisse être perdue. Le but de l'organisation, de fournir de l'aide sociale, risquait de diluer sa représentation claire des enseignements de l'Église.

C'est ainsi que CI a été impliquée (et, selon certains, également incluse) dans le Forum social - une organisation de gauche qui inclut les défenseurs des pauvres, mais aussi des groupes pro-avortement. CI aurait également accueilli sous son égide des associations pro-avortement grâce à son ancienne secrétaire générale, Lesley Ann-Knight, dont le Cardinal Rodriguez a fortement défendu le travail. L'élection de Michel Roy au poste de Secrétaire général en 2011, et les nouveaux statuts promulgués en 2012, ont marqué la nouvelle orientation de l'organisation.

Avec l'élection du Pape François, le cardinal Rodriguez a commencé à construire patiemment son réseau. Il a soutenu (il était derrière) la rencontre du pape avec les mouvements populaires, dont beaucoup font partie du Forum social, et cela l'a aidé à montrer que Caritas Internationalis avait anticipé les temps et que l'accusation de ne pas prendre suffisamment en compte la considération de son identité catholique était fausse.

Cette préparation de l'Assemblée générale de la semaine dernière, basée sur le concept d'"Une Eglise pauvre pour les pauvres", a été amplement démontrée par l'invitation adressée au Père Gustavo Gutierrez, un des pères de la théologie de libération, comme l'un des conférenciers. Le thème de l'Assemblée - "Une seule famille humaine pour le soin de la création" - a attiré CI sur les questions environnementales, des sujets brûlants dans la perspective de l'encyclique papale à venir sur l'écologie. Dans son discours d'ouverture le cardinal Rodriguez a également salué le Pape Paul VI et Mgr Oscar Romero comme inspirateurs de cette assemblée - et Mgr Romero a été également été proclamé co-patron de l'organisation - plaçant ainsi sur le même plan le pape qui a initié la réforme de la charité et l'évêque latino-américain qui fut victime d'un escadron de la mort à San Salvador. Centre et périphérie sont ainsi reliés entre eux: une initiative habile.

Les délégués de Caritas Internationalis ont reçu le message, et ont donné au Cardinal "Chito" - comme il aime à être appelé - une énorme majorité, signalant ainsi quelle ligne ils allaient suivre.

Le débat a été ample. L'autre candidat était Youssef Soueif, Archevêque maronite de Chypre. Appuyé par les agences européennes et implicitement par le Cardinal Péter Erdö, rapporteur général du Synode des évêques et président du Conseil de la Conférence européenne des évêques, le programme de l'Archevêque Soueif s'attaquait d'entrée de jeu à la nécessité d'accomplir de nouvelles réformes à Caritas Internationalis. Vivant à Chypre, il aurait voyagé souvent à Rome. Le fait qu'il soit impliqué dans une institution européenne (il est membre de la Commission des Conférences épiscopales de la Communauté européenne) le rend conscient des défis européens, là où une persécution cachée est exercée. Le fait qu'il venait d'une Église souffrante comme celle de Chypre, et qu'il était de rite maronite, faisait de lui le pont idéal entre l'Est et l'Ouest.

Les délégués ont rejeté ces propositions, et il semble qu'il y ait eu une poussée pour revenir à une assemblée moins "catholique", plus "inclusive". Lors d'une pause dans l'assemblée, le cardinal Rodriguez a dit que la Banque mondiale avait demandé à être accueillie au sein de l'Organisation Caritas Internationalis (cf. www.abc.com.py). Jim Yong Kim, le président de la Banque mondiale, est un médecin qui est confronté à de nombreux problèmes au sein de l'organisation, et exploite sa relation avec le Saint-Siège (mieux, avec le populaire Pape François) pour gagner en crédibilité .

Mais quelle était la ligne du pape François? Au cours de la messe d'ouverture de l'assemblée générale, le Pape a donné quelques aperçus de ses idées. Parlant a braccio, il a souligné que "Caritas [Internationalis] n'est pas le chef de tous [les autres organisations sous son égide]", puisque "la Caritas de chaque Église particulière, même de la plus petite, a toujours le même rang". Le Pape a ensuite conclu en demandant à Dieu "la grâce de comprendre la dimension réelle de la Caritas, la grâce de ne pas tomber dans le piège de croire que le centralisme bien organisée est la voie, la grâce de comprendre que Caritas est toujours à la périphérie, dans chaque Eglise particulière, et la grâce de croire que le siège de Caritas [Internationalis] est uniquement assistance, service et expérience de la communion, mais n'est le patron de personne".
Enfin, le pape a affirmé que Caritas doit être en communion avec l'Église - "la sainte mère Église hiérarchique", une expression récurrente du Pape François. Ces mots semblent contrer ce que Michel Roy, Secrétaire Général de CI, déclarait dans une conférence de presse le 12 mai. Roy soulignait que les nouveaux statuts de CI (ndt: ceux du Motu Proprio de Benoît XVI, donc) "nous permettent de dire aux évêques qu'ils doivent fournir la charité, mais que la catéchèse vient en premier."

En fin de compte, le point crucial est toujours le même: la charité dans la vérité, ou la vérité dans la charité? Est-ce la charité ou de la vérité qui vient en premier? Ce sont les deux pôles du débat. Il est utile de rapporter cette discussion car elle se poursuit aussi dans l'Eglise universelle en ces termes: les périphéries vont-elles prendre le dessus sur Rome, ou bien Rome doit-elle fournir des directives doctrinales tout en soutenant le principe de subsidiarité en ce qui concerne les églises locales et leurs organismes de charité?

Les débats sur la réforme curiale se concentrent sur cette question. Ceux qui poussaient pour une réforme révolutionnaire doivent prendre en compte la réalité des faits, à savoir que la «papauté des médias» dont ils ont alimenté le récit n'existe pas (???). Entre-temps, le Vatican a aidé le Pape à comprendre qu'un organe central de coordination dans l'Église est utile et nécessaire. L'institution offre la liberté et aussi une unité qui n'existerait pas si tout le pouvoir était dévolu aux églises locales.

Le pape en est de plus en plus conscient, et c'est la raison pour laquelle les discussions au sein du Conseil des cardinaux sont au point mort, tout comme leurs réformes de la Curie sont au point mort. Le Cardinal Rodriguez (Maradiaga), qui est également le coordinateur du Conseil des cardinaux, a essayé de forcer la voie des réformes. Il a déclaré dans une interview que le pape François "accomplirait la réforme curiale", mais il a également souligné que "le pape ne veut pas licencier des employés du Vatican, et c'est la raison pour laquelle il faut du temps: ils ne peuvent pas être mis à la rue". Le Cardinal a notamment mentionné les salariés italiens, comme si le dysfonctionnement dépendait de la nationalité. Il a également ajouté que la première "super congrégation" à être établie sera "Laïcs, Famille et Vie", et ce n'est pas un hasard s'il s'agit de la Congrégation, qu'il est pressenti pour diriger.

De cette façon, la Congrégation "Charité, justice et paix" serait dans une sorte de statut d'attente (stand-by) pendant un certain temps, celui nécessaire pour que Caritas Internationalis devienne une chaire mondiale, grâce à l'étoile montante du cardinal Tagle, un possible favori pour le prochain conclave. L'aile progressiste aime beaucoup le Cardinal Tagle , et apprécie le fait qu'il fasse partie du comité de rédaction de ladite "école de Bologne" qui se consacre à l'écriture d'une histoire du Concile Vatican II, l'interprétant comme une rupture avec le passé - et non selon l'herméneutique de la continuité promue par Benoît XVI.

L'élection du cardinal Tagle est donc interprétée comme une rupture avec les efforts institutionnels promus par Benoît XVI. Mais dire que le cardinal Tagle est le "Pape François asiatique" représenterait également une interprétation des faits plutôt tirée par les cheveux.

Suspendu comme il l'est entre le pontificat des médias et le pontificat réel, François a toujours compris la nécessité d'équilibrer la barque de Pierre. Il a parlé de la famille et du genre en des termes et avec une force que personne n'aurait imaginé au début de son pontificat (ndt: mais pourquoi ne l'a-t-il pas fait alors?). Il a apprécié les recommandations du cardinal Ludwig Müller, qui - en tant que "gardien de la foi" - lui a envoyé quelques remarques critiques, et a également fait une temps opportun, des interventions publiques, écrivant souvent des articles pour L'Osservatore Romano, le journal du Vatican. Parmi ces articles, deux sont à noter: celui sur la discipline pastorale concernant les divorcés remariés civilement (www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/muller/rc_con_cfaith_20131023_divorziati-risposati-sacramenti_fr), et celui sur les racines théologiques de la réforme de la Curie (en italien: www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/muller/rc_con_cfaith_doc_20150208_muller-riforma_it). Le Pape n'a pas fourré ces articles dans un tiroir, mais les a soigneusement lus et évalués (ndt: en réalité, le seul à le savoir est le Pape!).

Le pape a également pris d'autres conseils de l'intérieur du "Vatican caché", un fait qui rend nerveux ceux qui poussent pour une révolution. Mgr Victor Fernandez est une de ces personnes. Il est considéré comme le "théologien du Pape François", et le cardinal Bergoglio, alors archevêque de Buenos Aires, s'était battu pour défendre la nomination de Fernandez comme recteur de l'Université catholique d'Argentine. Aujourd'hui, cependant, il semble éloigné du terrain du pape. Selon les rumeurs, il a rédigé une partie de l'encyclique papale à venir, et le pape a (aurait!!) complètement rejeté son texte (???). Mgr Fernandez a interprété cela comme un signe que son étoile montante allait tomber, et il a accordé une longue interview au prestigieux journal italien "Il Corriere della Sera" (cf. Une déclaration de guerre).

De cette chaire laïque, l'archevêque Fernandez a souligné que le "la Curie du Vatican n'est pas une structure essentielle. Le pape pourrait aussi vivre en dehors de Rome, ayant un dicastère à Rome et un autre à Bogota, tout en restant connecté avec des experts liturgistes en Allemagne. Théologiquement parlant, cux qui entoure le pape afin de servir le peuple, c'est le collège des évêques. Les cardinaux peuvent disparaître, dans le sens où ils ne sont pas essentiels".

Dans l'interview, Mgr Fernandez a également subtilement (ndt: pas vraiment!) attaqué le Cardinal Mueller, sans jamais le mentionner. "Je lis - a dit l'archevêque - que certains disent que la Curie romaine est une partie essentielle de la mission de l'Eglise, ou qu'un préfet au Vatican est le guide sûr qui assure l'unité de la foi et fournit au Pontife une théologie sérieuse . Mais les catholiques, par la lecture de l'Evangile, savent que le Christ a assuré une illumination spéciale au Pape et au collège des évêques, pas à un préfet ou à une autre structure. Toutefois, lorsque la Curie déclare des choses, il semble que le pape soit un représentant (de ces structures) ou que (le pape) soit celui qui est là pour gêner et qui doit être contrôlé".

Mgr Fernandez a insisté sur le fait que le pape doit et pourrait décider de tout par lui-même, tandis que le cardinal Rodriguez (Maradiaga) a justifié le décrochage dans les réformes par la volonté papale de ne pas licencier les gens. Les deux agissent comme s'ils tentaient de lancer un dernier hameçon sur le pape afin de faire avancer une révolution qui, finalement, ne semble pas avoir lieu.

Le Pape François a un instinct politique; après deux ans de pontificat, il comprend que la Curie romaine n'est pas une structure inutile, et qu'elle ne s'oppose pas à sa prédication en faveur d'"une Eglise pauvre pour les pauvres" ou à son invitation à aller vers les périphéries. Au contraire, la Curie est un outil pour réaliser la vision du pape. Certaines réformes sont certainement nécessaires, et Benoît XVI en était tout à fait conscient, lui aussi. En fait, chaque pape a essayé d'améliorer le fonctionnement de la Curie, et chacun d'eux a lutté avec des problèmes internes. Cela ne signifie pas que tout doit être démantelé. Le pape semble avoir pris conscience de cela (??). La poussée de l'aile progressiste, d'autre part, semble faire partie d'une campagne pour ne pas perdre le pontificat qu'elle a projeté et construit.
Mais le vrai pontificat l'emportera-t-il sur le pontificat des médias?

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