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Les naufragés de la Méditerrannée

... et "le Réflecteur du cinquième pouvoir". Pour aller au-delà de l'émotion irréfléchie et entretenue à dessein, un formidable article de Rino Cammilleri, entre humour et réalisme, sur la Bussola.

>>> A lire aussi, sur ce sujet, le courageux article de Renaud Camus sur le site "Boulevard Voltaire".

Le Réflecteur du cinquième pouvoir

Rino Cammilleri
23/04/2015
www.lanuovabq.it
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Ayant allumé la télé pour l'habituel journal du soir, le méga-thème était celui du jour: autrement dit celui dans lequel tous ont plongé à corps perdu, je dis bien tous, journaux télé (JT) et quotidiens, médias et réseaux sociaux; bref, le Réflecteur Universel cadrait le bateau chaviré et les morts en mer.

Pendant des jours, on n'a parlé de rien d'autre et même Obama, dans l'autre hémisphère, a dû dire son mot. Nous comptons les minutes et nous attendons qu'il arrive quelque chose d'autre, afin que le Réflecteur se déplace et, pointant ailleurs, éteigne notre mémoire à court terme. Ces sept cents ou neuf cents noyés ont eu droit à leurs minutes de silence, et au chagrin unanime uniquement parce que le Réflecteur a pointé sur eux et les a maintenus dans le cadre, sinon personne ne s'en serait occupé. Cynique à dire? Non, juste triste. Mais, vous savez ce que c'est: ce que l'oeil ne voit pas, le cœur ne le plaint pas. J'ai lu, je ne me souviens plus où, qu'une fillette de neuf ans, Yazidi, avait été violée par au moins dix adultes de l'Isis, elle est tombée enceinte et peut mourir en couches étant donné son âge; actuellement elle est à demi catatonique, dévastée dans le corps et l'esprit. Mais c'est une nouvelle marginale, je ne sais même pas si elle est vraie ou fausse, difficile de déterminer la vérité. A l'oreille, elle semble plausible, étant donné que le Califat a l'habitude de vendre les esclaves sexuels à des prix inversement proportionnels à l'âge des marchandises. Mais le Réflecteur ne l'a pas ciblée, et donc elle n'existe pas.

C'est le Réflecteur, en effet, qui nous dit ce que nous devrions pleurer et comment. Pleurer? Mais oui. À ce JT dont j'ai parlé, il y avait une nana qui tenait un micro devant la bouche d'un commandant de la marine, qui était interrogé par la nana sur le Thème du Jour (les Africains noyés: je le rappelle parce que je ne sais pas si, quand mon écrit verra le jour, le Thème sera toujours le même).
Ecoutez les questions.
Première question: qu'avez-vous ressenti? Le pauvre garçon n'a pas vraiment répondu: mais c'est quoi, ces questions? que pensez-vous qu'il devait éprouver? Non, il s'est limité à lui retourner les mêmes banalités sentimentales.
Deuxième question (concernant les survivants): qu'avez-vous lu dans leurs yeux? Et le malheureux, embarrassé, s'est lancé dans le "lieu-communisne" émotionnel requis par les circonstances. Il a donc joué le rôle du type ému, vu que le ton de la nana qui posait les questions était aussi prenant que celui de l'employé des postes à qui tu remets ton formulaire.

Mais il est inutile de changer de chaîne ou de quotidien, parce que les mots sont les mêmes partout: «charrettes de la mer remplies de désespéré». Tous «désespérés», bien que certains se révèlent être des contrebandiers, d'autres des trafiquants, d'autres des tueurs de chrétiens pour une gorgée d'eau. D'autres, enfin, supportent les coups et les humiliations tant qu'ils sont en Afrique, puis démolissent nos centres d'accueil s'ils ne sont pas à leur goût. Mais nous, qui sommes «bons», nous sommes tous Charlie simplement parce que le Réflecteur nous le commande, sinon nous pleurerions pour l'ourse de Trente (ndt: histoire "à l'italienne" racontée ici france3-regions.francetvinfo.fr) pas pour les «désespérés» des rivages du sud.
Par ailleurs, la liste des lieux où beaucoup plus de gens se font massacrer pour bien moins que cela est très longue, et nous ne pouvons pas passer notre existence à pleurer sur le sort de l'humanité. C'est pour cela qu'il y a un Réflecteur, auquel nous devrions être reconnaissants, car il s'est chargé du fardeau de nous montrer pour qui ou pour quoi nous devons de temps en temps pleurer ou frémir ou nous indigner. Encore une paire de jours à pleurer sur les migrants et les Réflecteurs nationaux pointeront sur le 70e anniversaire de la libération, de sorte que nous pourrons ranger notre mouchoir (blanc, et sortir le rouge et blanc).

Il faut dire qu'un Réflecteur de Régime est mieux, car au moins, celui qui le manoeuvre a un critère spécifique. Ainsi, il est facile, comme dans les jours de l'URSS, de discerner le vrai: il suffit de regarder dans la direction opposée à celle indiquée par le Régime. Mais nous, hélas, nous avons affaire à un réflecteur manœuvré par des gens comme la nana du JT qui posait des questions aussi profondes que le bidet de sa salle de bains, à l'interviewé en uniforme. Ne vous en prenez pas à elle, elle n'est qu'une nana-type, comme tant d'autres. Si elle avait eu le temps d'interroger un survivant, elle lui aurait sans doute demandé s'il pardonnait au contrebandier. Et il aurait répondu: Je ne peux pas, je suis musulman.

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