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Une interview de Mgr Negri

L'archevêque de Ferrare, formé à l'école de Communion et Libération, répond aux questions de Riccardo Cascioli, sur la Bussola

Il y a dans cet entretien une partie qui concerne Communion et Libération, et le lien étroit avec son fondateur, don Giussiani, son père spirituel, qui peut paraître moins intéressante pour des non-italiens.
Mais les propos du prélat ont comme toujours une portée qui dépasse largement les frontères italiennes.
Je ne veux pas lui faire dire ce qu'il ne dit pas, ce serait trahir sa pensée, mais l'interview est aussi à lire entre les lignes...

«Le catho-laïcisme menace l'Eglise»

Riccardo Cascioli
www.lanuovabq.it
09-05-2015
(ma traduction)

«Un phénomène très grave caractérise l'Eglise de notre temps: la reddition totale à la mentalité catho-laïciste, aussi parce que nous acceptons que ce soient les médias laïcs qui définissent l'image de l'Eglise, du prêtre, d'une authentique pastorale».

Il ne fait pas de concessions à la vérité, Mgr Luigi Negri, pas même en ces jours de fête qui le verront conclure ce soir avec une messe pontificale solennelle dans la cathédrale de Ferrare, la célébration du dixième anniversaire de son ordination épiscopale. Dix ans sont un souffle, mais si nous regardons en arrière, nous ne pouvons que reconnaître que beaucoup de choses ont changé au cours de ces dix dernières années: dans l'Eglise, en Italie, dans le monde.

* * *

- Mgr Negri, vous avez été nommé évêque de San Marino-Montefeltro le 17 Mars 2005, l'une des dernières nomminations de Saint Jean-Paul II, décédé 16 jours plus tard. Au cours des dix dernières années, vous avez donc connu trois papes. Pourriez-vous nous dire la caractéristique essentielle de chacun des trois? Commençons par saint Jean-Paul II.
- Saint Jean-Paul II a été l'un des plus grands évangélisateurs de l'histoire de l'Église moderne et contemporaine. Avec lui, j'ai eu la perception très claire que s'ouvrait une nouvelle phase dans les relations entre l'Eglise et le monde. Je veux rappeler le travail extraordinaire qu'il a fait en Octobre 1980, au Congrès «Évangélisation et athéisme», où il a dit qu'il fallait apporter à nouveau le Christ au contact du cœur de l'homme, qui sortait détruit, mais pas anéanti par l'histoire moderne et contemporaine. J'ai compris alors qu'il fallait ouvrir un dialogue non pas avec les idéologies ou les systèmes politiques et culturels, mais avec cette réalité humaine qui précède toute option, consciente ou inconsciente. Saint Jean-Paul II a accompli cette tâche d'une façon admirable. J'ai toujours eu le sentiment qu'il parlait au niveau du cœur de l'homme, et donc qu'il ne s'attardait ni aux prémisses ni aux conséquences. Au contraire, il allait au fond de la question, valorisant ainsi les prémisses et arrivant aux conséquences. S'arrêter aux prémisses ou courir aux conséquences est une attitude absolument perdante, en termes de ce que l'Église doit désirer: que les gens soient investis par l'annonce du Christ présent. Je voudrais à ce propos rappeler deux définitions qui lui ont été attribuées et que je soutiens pleinement. J'ai présent à l'esprit le bref message du cardinal Stanislaw Dziwisz, en réponse à mes condoléances: «Cet homme a enseigné aux chrétiens à être chrétiens et aux hommes de ce temps à être des hommes». Et George Weigel a reconnu qu'il était l'un des rares hommes qui ont été en mesure de changer le cours de l'histoire.

- Une mission à laquelle l'amitié avec celui qui lui a succédé a donné une grande contribution: Benoît XVI
- Benoît a ouvert une saison qui a fait redécouvrir la fascination de la raison, comme défi, comme chemin vers le mystère. Et sans aucune tentation de nostalgie, il nous a fait sentir la grandeur de la grande civilisation catholique, de la grande civilisation occidentale qui - comme il l'a dit à Ratisbonne - découle de l'implication de mouvements éternels, qui restent ce qu'ils ont toujours été: le questionnement grec, le prophétisme juif, la foi catholique et la liberté de conscience moderne. Il a ouvert des horizons de rencontre avec l'homme d'aujourd'hui précisément à cause de sa capacité extraordinaire à parler de raison et de foi, en plus d'avoir donné cette contribution fondamentale à la récupération de l'identité chrétienne avec la déclaration Dominus Iesus, signée par Jean Paul II, mais qui porte la marque indélébile du grand magistère de Benoît XVI. Je souhaite vraiment que l'Église à un certain moment reconnaisse la grandeur intellectuelle et la grandeur de son magistère, lui conférant le titre de Docteur de l'Eglise.

- Depuis deux ans, il y a le pape François; encore trop tôt pour un bilan, mais il ne fait aucun doute que le chemin de ce pontificat est bien marqué .
- François a ouvert une nouvelle perspective dans laquelle je pénètre (m'engage) graduellement, mûrissant avec lui les perspectives d'une ouverture missionnaire renouvelée, qui est ce à quoi j'ai été formé en 50 ans de fréquentation avec le grand théoricien de la mission et témoin de la mission qu'était don Luigi Giussani.

- A propos de Don Giussani. Nous venons de rappeler les dix ans de sa mort, il n'a pas eu le temps de se réjouir de l'ordination épiscopale d'un de ses amis de la première heure.
- Je n'ai pu mener à bien ma mission d'évêque que parce que don Giussani m'a appris à aimer l'Église comme mon père et ma mère. Les très rares fois où il y a fait allusion, il était évident que pour lui, ma nomination comme évêque était un désir très vif dans son cœur, qu'à l'époque je ne savais pas évaluer. Pour lui, c'était la confirmation de la grande vérité du mouvement Communion et Libération. Dans l'une de nos dernières rencontres, il m'a dit: si on te fait évêque, souviens-toi que ce sera un grand message du Pape pour l'Eglise tout entière. Parce que toi, dans ta vie, comme professeur et comme prêtre, tu n'as rien fait d'aure que suivre le mouvement. Et suivre le mouvement jusqu'au bout selon le pape, te rend apte à devenir le chef d'une Église.

- Et comment cela s'est-il reflété dans votre manière d'être évêque?
- Dans ces dix années, dont les sept premières à San Marino-Montefeltro, j'ai ressenti la grande tâche de faire naître et renaître constamment le peuple chrétien. Parce que l'évêque doit faire cela. L'évêque qui rend présent le Christ dans sa communauté, doit générer le peuple dans la Parole et dans les sacrements et le régénérer surtout à travers le ministère du jugement et de la miséricorde - parce que dans la Confession, il y a aussi un jugement, pas seulement la miséricorde . Et puis donner la conscience joyeuse d'avoir une identité nouvelle, irréductible à une quelconque identité humaine et historique, une conscience nouvelle de soi et de la réalité, un éthos de la vie qui ne peut être réduit à aucune forme d'exploitation, mais vit la charité comme ouverture inconditionnelle à la vie de chacun. Par mon tempérament, je n'aurais jamais pu embrasser ainsi un peuple, sa vie et son destin, si je ne l'avais pas vécu pendant 50 ans avec un homme qui a fait de l'amour au Christ et à l'Eglise sa seule raison de vivre .

- San Marino et Ferrare, deux réalités différentes, mais aussi avec des points communs. De la rencontre avec ces gens, ce qu'est-ce qui émerge comme une priorité pour l'Église?
- Prendre en charge l'extrême pauvreté, non seulement matérielle, mais humaine, culturelle, spirituelle. Je l'ai dit à plusieurs reprises aux responsables de différentes initiatives et organisations caritatives, même grandes et exemplaires. A Ferrare, toutes nos ressources sont dépensés pour cette terrible pauvreté matérielle qui a dissous la paix et le bien-être de nombreuses familles. Mais nous devons aussi être très clairs: malgré beaucoup de rhétorique sur les pauvres et la pauvreté, ce problème ne sera jamais résolu, et encore moins résolu par l'Église. Jésus lui-même l'a dit: «Les pauvres, vous les aurez toujours avec vous, moi, vous ne m'aurez pas toujours».
Et en donnant une contribution quotidien, en secourant ceux qui vivent dans la pauvreté, nous devons nous demander: prenons-nous en charge la pauvreté culturelle? Pauvreté culturelle qui est fille d'un vide existentiel, un vide de conscience, d'humanité, de capacité d'aimer, de capacité de sacrifice. Si nous ne faisons pas attention, nous risquons de nous limiter à essayer d'aider la pauvreté matérielle, à partager une conception matérialiste de la vie. Je pense que ce serait terrible de ne pas ouvrir son cœur pour aimer l'humanité d'aujourd'hui dans toutes les conditions, dans tous les aspects, selon tous les défis que nous recevons. Mais on peut le faire si au centre, il y a l'amour du Christ. On aime les pauvres parce qu'on aime le Christ, on investit l'humanité d'aujourd'hui - riche ou pauvre - de l'annonce unique: le Seigneur Jésus-Christ est le Rédempteur de l'homme et de l'histoire, le centre du cosmos et de l'histoire.

- Pauvreté culturelle. La relation entre la foi et la culture a été au centre de la réflexion de don Giussani et de Jean-Paul II.
- Il y a une phrase de saint Jean-Paul II qui a confirmé et élargi le magistère de Giussani sur la foi et la culture: «La foi qui ne devient pas culture n'est pas vraiment acceptée, pleinement vécue, humainement repensée». De ce point de vue, il existe un malaise très grave que je perçois. L'irruption dans le contexte de la culture catholique d'une sorte de catho-laïcisme. Un catholicisme qui essaie de cohabiter avec le laïcisme comme forme, en substance, de rejet de la tradition chrétienne, de la présence chrétienne. Exemple: l'histoire de l'Église. Elle est lue et interprétée presque unanimement, même dans le monde catholique, comme une histoire dont il faut se libérer. Davantage remplie d'ombres et d'erreurs, de fautes et d'incompréhension, que de lumières. Il s'agit d'un irréalisme total, à peine les saints parviennent-ils à se sauver, mais selon une acceptation moraliste et piétiste qui n'est pas un honneur rendu aux saints, mais la démonstration de la mesquinerie intellectuelle avec laquelle l'histoire de l'Eglise est pensée.

- Pouvez-vous donner quelques exemples?
- Depuis quelques années durant la messe, je prie tous les jours pour Antoine-Eleonore-Leon Leclerc de Juignié, qui fut évêque de Paris à partir de 1782, jusqu'à ce qu'il démissionne comme archevêque pour ne pas céder à Napoléon (ndt: il y a eu pas mal d'épisodes entre-temps!). Il alla à l'Assemblée constituante quand celle-ci décréta la confiscation de tous les biens de l'Eglise. Cet évêque dit quelque chose de très simple: prenez même tout l'argent, vous avez l'arrogance de le faire et votre droit vous en donne la possibilité. Mais je vais vous dire ce qui arrivera dans quelques mois, vous vous partagerez tout cet argent à bas prix et les pauvres resteront sans aucune ressource parce que pendant des siècles, l'Église française a utilisé son argent, ses biens, pour une seule chose: rendre moins âpre la pauvreté des pauvres. Aujourd'hui, y a-t-il quelqu'un, même dans l'Église qui non seulement sait cela, mais se sentirait profondément en harmonie avec cet homme, parce qu'il a exprimé une conscience authentique et critique de l'histoire de l'Eglise? Il n'est pas acceptable que des ecclésiastiques, des intellectuels (hommes de culture) catholiques, aient face à l'Église et à son histoire une attitude destructrice. Sauvant tout juste l'Église d'aujourd'hui, comme si l'Église d'aujourd'hui était née ou naissait à l'improviste sans aucune connexion vitale, existentielle, avec le flux de la tradition, qui commence avec Jésus et ses amis et vient inexorablement jusqu'à nous aujourd'hui.

- Dans d'autres occasions, vous avez parlé de catho-laïsisme ...
- Il est impensable, il n'est plus supportable, que les médias anti-catholiques, laïcistes, aient été mis en situation d'entrer si massivement, si lourdement dans la vie de l'Eglise au point de fixer l'image des prêtres de première catégorie, en opposition au pauvre clergé qui a vécu son existence selon les circonstances concrètes de leur vie, dans l'obéissance à leurs pasteurs, et cherchant à développer la vie du peuple qu'ils conduisaient. C'est une position suicidaire d'accepter que le modèle de la vie ecclésiale soit formulé selon la position de ceux qui jusqu'à présent - et même maintenant - veulent la destruction de l'Église.

- En dix ans, beaucoup de choses ont changé dans le monde, aujourd'hui, la persécution des chrétiens est un phénomène sans précédent.
- Depuis que j'ai fait mettre sur le fronton du palais épiscopal le signe du Nazaréen (ndt: ci-contre; cf. lanuovaferrara.gelocal.it), presque chaque jour, des centaines de touristes s'arrêtent, questionnent, la plupart ne savent même pas ce que cela signifie. Quoi qu'il en soit, cette persécution nous rappelle que nous vivons dans une confrontation eschatologique entre la culture de la vie - l'avènement du Christ - et la culture de la mort, qui est le néant, qui devient l'alternative à Dieu.
Telles sont les proportions de l'affrontement que nous vivons, nous devons être conscients que la dimension du martyre mord notre quotidien. Nous devons savoir que ce qui est en jeu - même dans les petites communautés de Montefeltro ou de la campagne autour de Ferrare - c'est une adhésion au Christ qui nous place face au monde comme des personnes qui peuvent être éliminées d'un moment à l'autre.

- Et en Italie, depuis de nombreuses années, on parle de crise de l'éducation ...
- Aujourd'hui, la crise de l'éducation montre qu'on a perdu du temps parce qu'on n'a pas eu le courage d'affronter la nécessité de faire que l'Eglise devienne ce qu'avait demandé Jean-Paul II dans Novo millennio ineunte (lettre apostolique de janvier 2001): «faire de l'Église la maison et l'école de la communion» (n. 43), donc de la culture. A présent, le gender est une lèpre qui se répand dans les cœurs et en cela, le pape François a tout à fait raison. La question de l'urgence éducative a atteint des niveaux tels que ou bien nous nous réveillons maintenant, ou bien nous ne nous réveillons plus, autrement dit nous sommes morts.

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