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Qu'est-ce que l'Europe ? (III)

Dernière partie de la conférence donnée le 13 mai 2004 par le cardinal Ratzinger devant le Sénat italien: situation actuelle et perspectives (16/3/2015)

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>>> Ce texte est reproduit parmi d’autres textes du cardinal, dans un recueil paru en France en 2005 sous le titre L'Europe, ses fondements, aujourd'hui et demain (ed. Saint-Augustin, 2005).

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Qu'est-ce que l'Europe ? (I) Texte complet de la célèbre conférence donnée le 13 mai 2004 par le cardinal Ratzinger devant le Sénat italien, à l'invitation de son ami le sénateur Marcello Pera (9/3/2015)
. Qu'est-ce que l'Europe ? (II) Deuxième partie de la conférence donnée le 13 mai 2004 par le cardinal Ratzinger devant le Sénat italien: L'universalisation de la culture européenne et sa crise (13/3/2015)

Il y a là quelque chose d'étrange et que l'on ne peut considérer que comme une attitude pathologique: l'Occident semble se haïr lui-même; certes, il s'efforce de s'ouvrir - et c'est louable - avec beaucoup de compréhension aux valeurs étrangères, mais il ne s'aime plus lui-même ; de sa propre histoire, il ne retient plus désormais que ce qui est déplorable et causa des ruines, n'étant plus en mesure de percevoir ce qui est grand et beau.
Si elle veut survivre, l'Europe a besoin de s'accepter à nouveau elle-même, non sans humilité ni critique.

4. Où en sommes-nous aujourd'hui?

Nous nous trouvons devant la question suivante : comment les choses doivent-elles aller de l'avant ? Dans les violents bouleversements de notre temps, l'Europe a-t-elle une identité susceptible de connaitre un avenir ? Et pouvons-nous employer, pour elle, toutes nos énergies ?
Je ne suis pas habilité à entrer en une discussion précise sur la future Constitution européenne. Je voudrais, simplement, indiquer en quelques mots les éléments fondamentaux de morale qui, à mon avis, ne devraient pas être négligés.

Voici un premier élément : de façon tout à fait inconditionnelle, les droits humains et la dignité humaine doivent être présentés comme valeurs, précédant toute juridiction d'État. Ces droits humains ne sont pas l'œuvre du législateur, ils ne sont pas non plus conférés aux citoyens, mais ils existent plutôt comme des droits propres, depuis toujours : ils doivent être respectés par le législateur ; il a à les recevoir d'abord comme des valeurs provenant d'un ordre supérieur. Cette consistance de la dignité humaine, antérieure à toute action politique et à toute décision politique, renvoie en dernier lieu au Créateur. Dieu seul peut fonder ces valeurs qui appartiennent à l'essence de l'homme, et qui demeurent intangibles. Le fait qu'il existe des valeurs que personne ne peut manipuler constitue l'absolue garantie de notre liberté et de la grandeur humaine ; la foi chrétienne voit en cela le mystère du Créateur et de l'homme son image, selon le bon vouloir de Dieu.
Presque personne, aujourd'hui, ne niera directement le caractère antérieur de la dignité humaine et des droits humains fondamentaux face à toute décision politique ; les horreurs du nazisme, de sa théorie raciste sont encore trop proches de nous.
Mais, dans les milieux concrets de ce que l'on appelle les progrès de la médecine, se trouvent de très réelles menaces pour ces valeurs : pensons au clonage, à la conservation des embryons humains pour la recherche ou la transplantation ; pensons à tout le domaine des manipulations génétiques - nous ne pouvons pas méconnaitre la lente consomption de la dignité humaine qui nous menace ici. A quoi j'ajoute les trafics de personnes humaines qui vont se développant, ainsi que les nouvelles formes d'esclavage et les trafics d'organes. Pour justifier ce qui est injustifiable on présente de bonnes finalités.

Résumons-nous.

Fixer, par écrit, la valeur, la dignité de l'homme, la liberté, l'égalité, la solidarité, par les affirmations de ce que sont fondamentalement la démocratie et l'État de droit, implique une image de l'homme, une option morale, une conception du droit, qui ne sont pas du tout évidentes, mais qui, de fait, constituent les facteurs essentiels de l'identité de l'Europe ; ceux-ci devraient être garantis par la future Constitution européenne, y compris avec leurs conséquences concrètes ; et ils ne peuvent être défendus que si se renouvelle constamment une conscience morale correspondante.

Deuxième élément : l'identité européenne se manifeste dans le mariage et la famille. Le mariage monogame, la structure fondamentale de la relation entre l'épouse et l'époux, ainsi que la famille conçue comme cellule de formation pour la communauté sociale, voilà ce qui fut modelé à partir de la foi biblique. Cela donna à l'Europe - l'occidentale comme l'orientale - son visage particulier et son humanité particulière, précisément parce que cette forme de fidélité et de renoncement devait être sans cesse reconquise, non sans peine ni beaucoup de souffrances. L'Europe ne serait plus l'Europe si cette cellule fondamentale de l'organisme social disparaissait et se voyait totalement transformée. Nous savons tous à quel point le mariage et la famille se trouvent menacés ; ils le sont en raison des divorces rendus toujours plus faciles, ce qui en fait disparaitre le caractère indissoluble ; ils le sont aussi en raison d'un nouveau comportement, qui va se généralisant : la vie commune d'un homme et d'une femme sans la forme juridique du mariage. En bruyant contraste, voici maintenant les personnes homosexuelles qui réclament, de façon paradoxale, que leur vie commune soit juridiquement reconnue, pour être plus ou moins assimilée au mariage.
Cette tendance nous fait sortir de l'histoire morale de l'humanité dans son ensemble, où, en dépit de toutes les variétés de formes juridiques matrimoniales, le mariage était cependant toujours considéré, conformément à son essence, comme la communion particulière d'un homme et d'une femme, s'ouvrant aux enfants et constituant ainsi la famille. Il ne s'agit donc pas ici de discrimination, il s'agit de savoir ce qu'est la personne humaine, en tant que femme et homme, et comment leur vie commune peut recevoir une forme juridique. Si, d'une part, leur vie commune se détache toujours davantage des formes juridiques, et si, par ailleurs, l'union des personnes homosexuelles est toujours plus considérée comme étant de même nature que le mariage, nous sommes alors devant une disparition de l'image de l'être humain, dont les conséquences peuvent n'être qu'extrêmement graves.

Voici mon dernier point : c'est la question religieuse. Je ne voudrais pas entrer ici dans les discussions complexes de ces dernières années, mais mettre simplement en évidence un aspect fondamental pour toutes les cultures : le respect à l'égard de ce qui, pour l'autre, est sacré, et en particulier le respect pour le sacré au sens le plus élevé, pour Dieu ; c'est à juste titre que l'on peut souhaiter bénéficier de ce respect de la part même de quiconque n'est pas disposé à croire en Dieu. Là où manque ce respect dans une société, quelque chose d'essentiel est perdu.
Grâce à Dieu, dans notre société actuelle, on punit celui qui déshonore la foi d'Israél, son image de Dieu, ses grandes figures. On punit également quiconque offense le Coran et les convictions profondes de l'Islam. En revanche, lorsqu'il s'agit du Christ et de ce qui, pour les chrétiens, est sacré, une totale liberté d'opinion apparait alors comme le bien suprême ; y mettre une limite serait considéré comme une menace ou même comme l'abolition de la tolérance et de la liberté en général. Et pourtant, la liberté d'opinion rencontre une limite en ce qu'elle ne peut porter atteinte à l'honneur et à la dignité de l'autre ; elle n'est pas liberté de mentir et de détruire les droits humains.

Il y a là quelque chose d'étrange et que l'on ne peut considérer que comme une attitude pathologique : l'Occident semble se haïr lui-même ; certes, il s'efforce de s'ouvrir - et c'est louable - avec beaucoup de compréhension aux valeurs étrangères, mais il ne s'aime plus lui-même ; de sa propre histoire, il ne retient plus désormais que ce qui est déplorable et causa des ruines, n'étant plus en mesure de percevoir ce qui est grand et beau.
Si elle veut survivre, l'Europe a besoin de s'accepter à nouveau elle-même, non sans humilité ni critique.
Sans cesse se trouve passionnément encouragée la multiculturalité, mais parfois c'est là surtout abandon et rejet de ce qui est propre, fuite des réalités particulières à l'Europe. La multiculturalité ne peut subsister si font défaut, à partir des valeurs propres, certaines constantes communes, certaines données permettant de s'orienter. Elle ne peut certainement pas subsister sans le respect de ce qui est sacré.
Cela implique que soient abordés avec respect les éléments sacrés de l'autre, et ce n'est possible que dans la mesure où le sacré, Dieu, ne nous est pas étranger à nous-mêmes. Certes, nous pouvons et devons apprendre de ce qui, pour les autres, est sacré, mais face aux autres et pour eux, notre devoir est de nourrir en nous-mêmes le respect de ce qui est sacré et de révéler le visage de Dieu qui nous est apparu - du Dieu de la compassion envers les pauvres, les faibles, les veuves, les orphelins, les étrangers ; de ce Dieu qui est tellement « humain qu'il est devenu lui-même un homme, un homme souffrant, qui souffre avec nous, donnant ainsi dignité à la douleur et espérance.
Si nous ne le faisons pas, non seulement nous renions l'identité même de l'Europe, mais nous privons les autres d'un service auquel ils ont droit. Pour les cultures du monde, la dimension absolument profane, qui est apparue en Occident, est quelque chose de profondément étranger. Elles en sont persuadées : un monde sans Dieu n'a pas d'avenir. Aussi, la multiculturalité nous invite-t-elle à rentrer de nouveau en nous-mêmes.

-o- FIN -o-

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