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Transmission de la foi et sources de la foi (II)

Seconde et dernière partie de la conférence donnée par le Cardinal Ratzinger en 1983 à Paris et Lyon (9/4/2015).

>>> Transmission de la foi et sources de la foi (I)

TRANSMISSION DE LA FOI ET SOURCES DE LA FOI

Conférence du cardinal Joseph Ratzinger

II. - POUR SURMONTER LA CRISE

1. Qu'est-ce que fait la foi ?

Ce serait faire preuve d'un académisme inadmissible d'attendre qu'on « ait fini de discuter » avant de promouvoir un renouveau de la catéchèse. La vie n'attend pas que la théorie soit arrivée au terme de son élaboration ; la théorie a plutôt besoin des initiatives de la vie, qui est toujours « d'aujourd'hui ». La foi elle-même est anticipation sur ce qui est actuellement inaccessible. C'est ainsi qu'elle le rejoint dans notre vie et qu'elle conduit notre vie à se dépasser.
Autrement dit : en vue d'une juste rénovation théorique et pratique de la transmission de notre foi, tout comme en vue d'un vrai renouveau de la catéchèse, il est indispensable que les questions qui viennent d'être énoncées soient reconnues comme telles et conduites vers leur solution. Or, l'impossibilité́ où nous sommes de renoncer à la théorie, même en Église et au sujet de la foi, ne signifie pas que la foi doive se résoudre en théorie, ni qu'elle dépende totalement de la théorie. La discussion théologique n'est, en principe, possible et significative que si et parce qu'il y a, en permanence, une avancée du réel. C'est de cette donnée que parle avec insistance la première Épitre de saint Jean, à propos d'une crise tout à fait semblable à la nôtre : « Vous avez l'onction qui vient du saint, et tous vous possédez la science. » (1 Jn 2, 20.)

Ce qui veut dire : votre foi baptismale, la connaissance qui vous a été transmise par l'onction (sacramentelle), sont un contact avec la réalité elle-même, qui a dès lors le pas sur la théorie. Ce n'est pas la foi baptismale qui doit se justifier devant la théorie, mais la théorie devant la réalité, devant la connaissance de la vérité́ accordée dans la confession baptismale.
Quelques versets plus loin, l'apôtre trace une frontière très nette aux exigences intellectuelles. Car ce qui est alors en cause, c'est l'existence même du christianisme ou sa récupération par la philosophie du temps. L'apôtre dit :
« L'onction que vous avez reçue (= la connaissance de la foi dans la communion d'esprit avec l'Église) reste en vous, et vous n'avez pas besoin qu'on vous enseigne. Mais puisque son onction vous instruit de tout (son onction = la foi christologique de l'Église, don de l'Esprit) et qu'elle est véridique et sans mensonge, comme elle vous a enseigné, vous avez à demeurer en lui. » (1 Jn 2, 27.)

Ce passage avertit, de par l'autorité́ apostolique de celui qui avait touché́ le Verbe incarné, que les fidèles doivent résister aux théories qui dissolvent la foi au nom de l'autorité́ de la raison pure. Aux chrétiens, il est dit que leur jugement — celui de la simple foi de l'Église — a une autorité́ plus haute que celle des théories théologiques, car leur foi exprime la vie de l'Église, qui est au-dessus des explications théologiques et de leurs hypothétiques certitudes.

Or, avec ces renvois à la primauté́ de la foi baptismale sur toutes les théories didactiques et théologiques, nous sommes en réalité en pleine réponse aux questions fondamentales de notre exposé. Pour mieux élaborer et approfondir ces vues, il nous faut maintenant mieux formuler notre question. Pour y répondre exactement, il nous faut donc éclaircir ce qu'il faut entendre par foi et par source de la foi.

L'ambigüité́ du terme « croire » vient de ce qu'il recouvre deux attitudes spirituelles différentes.
Dans le langage quotidien, croire signifie « penser, supposer » ; ce qui est un degré́ inferieur du savoir, au sujet de réalités dont nous n'avons pas encore de certitude. Or, il est communément admis que la foi chrétienne elle-même est un ensemble de suppositions sur des sujets dont nous n'avons pas une connaissance exacte. Mais une telle opinion manque totalement son objet.
Le plus important catéchisme catholique, le Catéchisme romain publié sous Pie V à la suite du Concile de Trente — et auquel nous aurons souvent à revenir — s'exprime en effet, au sujet du but et du contenu de la catéchèse, qui est la somme des connaissances chrétiennes, conformément à une parole de Jésus rapportée de saint Jean :
« La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le véritable Dieu, et ton envoyé́ Jésus-Christ. » (Jn 17, 3).
Ce disant, le Catéchisme romain entend préciser contenu et finalité́ de toute catéchèse, et précise effectivement d'une manière fondamentale ce qu'est la foi : croire, c'est trouver et réaliser la vie, la vraie vie. Il ne s'agit pas de n'importe quel pouvoir, qu'il serait loisible d'acquérir ou de laisser de côté́, mais précisément du pouvoir d'apprendre à vivre, et de vivre une vie qui puisse demeurer toujours. Saint Hilaire de Poitiers, qui écrivit au IVe siècle un livre sur la Trinité, a semblablement décrit le point de départ de sa propre recherche de Dieu : il avait finalement pris conscience que la vie n'est pas donnée seulement pour mourir ; il avait reconnu en même temps que les deux buts de la vie, qui s'imposent comme contenu de vie, sont insuffisants : ne suffisent, dit-il, ni la possession ni la jouissance tranquilles de la vie. « Biens et sécurité́ », c'est ce que la vie ne peut se contenter d'être, « sinon l'homme n'obéirait plus qu'à son ventre et à sa paresse ».
Le sommet de la vie ne peut être atteint que là où il y a autre chose encore : la connaissance et l'amour. On pourrait dire aussi : seule la relation donne à la vie sa richesse, la relation avec l'autre, la relation avec l'univers. Pourtant, cette double relation ne suffit pas non plus, car « la vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi ». La foi, c'est la vie, parce qu'elle est relation, c'est-à-dire connaissance qui devient amour, amour qui vient de la connaissance et qui conduit à la connaissance. De même que la foi désigne un autre pouvoir que celui d'accomplir des actions isolées, le pouvoir de vivre, de même elle possède aussi en propre un autre domaine que celui de la connaissance des êtres particuliers, à savoir celui de la connaissance fondamentale elle-même, grâce à laquelle nous prenons conscience de notre fondement, nous apprenons à l'accepter, et grâce à lui nous pouvons vivre. Le devoir essentiel de la catéchèse est donc de conduire à la connaissance de Dieu et de son envoyé́, comme le dit justement le Catéchisme de Trente.

Nos réflexions nous ont fait retracer jusqu'à présent ce qu'on pourrait appeler le caractère personnel de notre foi. Mais ce n'est que la moitié d'un tout. Il existe un deuxième aspect, que nous trouvons encore décrit dans la première Lettre de saint Jean.
Au verset 1, l'expérience de l'apôtre est qualifiée de « vision » et de « contact » du Verbe, qui est vie et s'offrit au toucher parce qu'il devint chair. D'où̀ la mission des apôtres, qui est de transmettre ce qu'ils ont entendu et vu, « afin que vous aussi, avec nous, vous puissiez entrer en communion » avec cette parole (1 Jn 1, 1-4). La foi n'est donc pas seulement un face-à-face avec Dieu et le Christ, elle est aussi ce contact qui ouvre à l'homme la communion avec ceux à qui Dieu lui-même s'est communiqué. Cette communion, pouvons-nous ajouter, est le don de l'Esprit, qui jette pour nous un pont vers le Père et le Fils. La foi n'est donc pas seulement un « je » et un « tu », elle est aussi un « nous ». En ce « nous » vit le mémorial qui nous fait retrouver ce que nous avons oublié́ : Dieu et son envoyé́.

Pour le dire autrement, il n'y a pas de foi sans Église. Henri de Lubac a montré́ que le « je » de la confession de foi chrétienne n'est pas le « je » isolé de l'individu, mais le « je » collectif de l'Église. Quand je dis : « Je crois », cela veut dire que je dépasse les frontières de ma subjectivité́, pour m'intégrer au « je » de l'Église, en même temps que je m'intègre à son savoir dépassant les limites du temps. L'acte de foi est toujours un acte par lequel on entre dans la communion d'un tout. C'est un acte de communion, par lequel on se laisse intégrer à la communion des témoins, si bien qu'à travers eux nous touchons l'intouchable, entendons l'inaudible, voyons l'invisible. De Lubac a encore montré que nous ne croyons pas en l'Église comme nous croyons en Dieu, mais que notre foi est fondamentalement un acte accompli avec l'Église entière. Chaque fois donc que l'on estime tant soit peu pouvoir, dans la catéchèse, négliger la foi de l'Église sous prétexte de puiser dans l'Écriture une connaissance plus directe et plus précise, on pénètre dans le domaine de l'abstraction. Alors, en effet, on ne pense plus, on ne vit plus, on ne parle plus en raison d'une certitude qui dépasse les possibilités du moi individuel et qui se fonde sur une mémoire ancrée aux bases de la foi et dérivant d'elle ; on ne parle plus en vertu d'une délégation qui dépasse les pouvoirs de l'individu ; au contraire, on plonge dans cette autre sorte de foi qui n'est qu'opinion, plus ou moins fondée, sur l'inconnu. Dans ces conditions, la catéchèse se réduit à n'être qu'une théorie à côté́ d'autres, un pouvoir semblable à d'autres ; elle ne peut plus alors être étude et réception de la vie véritable, de la vie éternelle.

2. Qu'est-ce que les « sources »?

A considérer la foi dans cette perspective, même la question des « sources » se pose différemment.

Lorsque voici environ trente ans, je tentai de faire une étude de la révélation dans la théologie du XIIIe siècle, je me heurtai à une constatation inattendue : en effet, personne n'avait eu l'idée à cette époque d'appeler la Bible « la révélation » ; de même aussi ne lui fut pas appliqué le terme de « source ». Ce n'est pas que l’on ait tenu alors la Bible en moindre estime qu'aujourd'hui. Tout au contraire, on en avait un respect beaucoup moins conditionnel, et il était clair que la théologie ne pouvait et ne devait être autre chose qu'interprétation de l'Ecriture. C’est l'idée qu'on se faisait de l'harmonie entre Ecriture et Vie qui différait. C'est pourquoi on n'appliquait le mot « révélation » d'une part qu'au seul acte à jamais inexprimable en paroles humaines, par lequel Dieu se fait connaitre à sa créature, et d'autre part à la réception par laquelle la condescendance divine devient perceptible à l'homme sous forme de révélation. Tout ce qui doit être fixé en paroles, donc l'Ecriture elle- même, témoigne de la révélation, sans être cette révélation au sens le plus strict du mot. Seule, la révélation elle-même est à proprement parler « source », une source à laquelle puise aussi l'Ecriture. Si on la détache de ce contexte vital de la condescendance divine dans le « nous » des croyants, dès lors la foi est arrachée à son terroir naturel, pour n'être plus que « lettre » et « chair ». Lorsque, beaucoup plus tard, on appliqua à la Bible le concept historique de « source », on élimina du même coup sa capacité́ interne de dépassement, qui pourtant appartient à son essence, et l'on réduisit aussi à une seule les dimensions de sa lecture. Celle-ci ne pouvait plus atteindre autre chose que l'historiquement vraisemblable ; mais que Dieu agisse, cela ne pouvait et ne devait plus rentrer dans les catégories du vraisemblable aux yeux de l'historien.

Si l'on ne considère la Bible que comme une source au sens de la méthode historique (ce que, certes, elle est aussi), alors l'historien est seul compétent pour l'interpréter ; mais alors aussi, elle ne peut nous donner autre chose que des renseignements historiques. L'historien se doit d'essayer de faire de l'agir de Dieu dans un certain temps et lieu déterminés une hypothèse inutile.
Si, au contraire, la Bible est le condensé d'un processus de révélation beaucoup plus grand et inépuisable ; si son contenu n'est perceptible au lecteur que lorsque celui-ci a été ouvert à cette dimension plus haute, alors le sens de la Bible n'en est pas diminué́. Ce qui, par contre change du tout au tout, ce sont les compétences de son interprétation. Cela signifie qu'elle appartient à un réseau de références, par lesquelles le Dieu vivant se communique dans le Christ par l'Esprit-Saint. Cela signifie qu'elle est expression et instrument de la communion grâce à laquelle le « je » divin et le « tu » humain se touchent dans le « nous » de l'Église par l'intermédiaire du Christ. Elle est alors partie d'un organisme vivant dont elle tire d'ailleurs son origine, d'un organisme qui — à travers les vicissitudes de l'Histoire — conserve néanmoins son identité́ et qui, par conséquent, peut faire valoir pour ainsi dire ses droits d'auteur sur la Bible comme sur un bien qui lui est propre. Que la Bible, comme toute œuvre d'art et bien plus que toute œuvre d'art, dise davantage que ce que nous pouvons comprendre maintenant de sa lettre, cela résulte alors du fait qu'elle exprime une révélation, reflétée mais non épuisée par la parole.

Ainsi s'explique aussi que là où la révélation a été « perçue » et est redevenue vivante, il s'ensuit une union avec la parole plus profonde que là où elle n'est qu'analysée comme un texte. La « sympathie » des saints avec la Bible, leurs souffrances partagées avec la parole, la leur font comprendre plus profondément que n'ont pu le faire les savants de l'époque des lumières. C'est là une conséquence tout à fait logique.
Mais en même temps deviennent compréhensibles et le phénomène de la tradition et celui du magistère de l’Église.

Quel est le rapport de ces analyses avec notre sujet ? Si elles sont exactes, cela signifie que les sources historiques doivent toujours confluer avec la source par excellence, à savoir Dieu qui agit dans le Christ. Cette source n'est pas autrement accessible que dans l'organisme vivant qui l'a créée et la maintient en vie. Dans cet organisme, les livres de l'Ecriture et les commentaires de l'Église qui expliquent la foi ne sont plus des témoignages morts d'évènements passés, mais des éléments porteurs d'une vie nouvelle. Là, ils n'ont jamais cessé́ d'être présents et d'ouvrir les frontières du présent. Du moment qu'ils nous conduisent vers Celui qui tient le temps dans sa main, Ils rendent aussi perméables les frontières du temps. Le passé et le présent se rejoignent dans l'aujourd'hui de la foi.

3. La structure de la catéchèse

a) Les quatre pièces maîtresses.

La cohésion interne entre la parole et l'organisme qui la porte trace le chemin à la catéchèse. Sa structure apparaît à travers les évènements principaux de la vie de l'Église, qui correspondent aux dimensions essentielles de l'existence chrétienne. Ainsi est née dès les premiers temps une structure catéchétique dont le noyau remonte aux origines de l'Église. Luther a utilisé́ cette structure pour son catéchisme aussi naturellement que les auteurs du catéchisme du Concile de Trente l'ont fait. Cela fut possible parce qu'il ne s'agissait pas d'un système artificiel, mais simplement de la synthèse du matériel mnémonique indispensable à la foi, qui reflète en même temps les éléments vitalement indispensables à l'Église : le symbole des apôtres, les sacrements, le décalogue, la prière du Seigneur.

Ces quatre pièces classiques et maitresses de la catéchèse ont servi pendant des siècles comme dispositif et résumé́ de l’enseignement catéchétique ; ils ont aussi ouvert l'accès à la Bible comme à la vie de l'Église. Nous venons de dire qu'elles correspondent aux dimensions de l'existence chrétienne. C'est ce qu'affirme le Catéchisme romain, en disant qu'on y trouve ce que le chrétien doit croire (symbole), espérer (Notre Père), faire (décalogue), et dans quel espace vital il doit l'accomplir (sacrements et Église). Ainsi devient perceptible en même temps l'accord avec les quatre degrés de l'exégèse dont il est question au Moyen Age, et qui sont aussi considérés comme une réponse aux questions qui se posent aux quatre étapes de l'existence humaine.
Il y a d'abord le sens littéral de l'Ecriture, qui s'obtient par l'attention à l'enracinement historique des évènements de la Bible.
Ensuite vient le sens dit allégorique, c'est-à-dire l'intuition et l'intériorisation de ces évènements en vue de les dépasser — ce grâce à quoi les faits historiques rapportés font partie d'une histoire du salut.
Il y a enfin le sens moral et anagogique (en théologie, ‘anagogique’ désigne le sens le plus caché et le plus profond de l’Ecriture), qui font apparaître comment l'agir découle de l'être et comment l'histoire, au- delà̀ de l'évènement, est espérance et sacrement du futur.
Il faudrait refaire aujourd'hui l'étude de cette doctrine des quatre sens de l'Ecriture : elle explique la place indispensable de l'exégèse historique, mais délimite tout aussi clairement ses limites et son nécessaire contexte.
A la collection mnémonique des matières de la foi que représentent les quatre pièces maitresses que nous venons d'énumérer, préside donc une indéniable logique interne. C'est pourquoi le Catéchisme romain les a caractérisées à juste titre comme les « lieux de l'exégèse biblique ». Dans le langage scientifique et théorique d'aujourd'hui, on dirait qu'il entend les considérer comme les points fixes d’une topique et d'une herméneutique de l'Ecriture .
On ne voit pas pourquoi on croit devoir, aujourd'hui, abandonner à tout prix cette structure simple, aussi juste théologiquement que pédagogiquement. Aux premiers temps du nouveau mouvement catéchétique, elle passait pour naïve. On crut devoir édifier à tout prix une systématisation chrétienne à la fois logique et contraignante. Or, de tels essais appartiennent à la recherche théologique et non à la catéchèse: ils survivent d'ailleurs rarement à leurs auteurs. A l'extrême opposé, il y a abolition de toute structure et caducité́ des choix faits en raison de la situation actuelle : ce fut une réaction inévitable aux excès de la pensée systématique.

b) Réflexions sur deux problèmes de contenu.

Le but de cet exposé n'est pas de détailler le contenu de ces quatre pièces maîtresses. Il ne s'agit ici que de problèmes de structure. Je ne puis néanmoins éviter quelques brèves réflexions à propos de deux éléments de cette structure, qui me paraissent aujourd'hui particulièrement menacés.

Le premier point est celui de notre foi en Dieu Créateur et en la création comme élément du symbole de foi de l'Église. De temps en temps se fait jour la crainte qu'une trop forte insistance sur cet aspect de la foi puisse compromettre la christologie. A considérer quelques présentations de la théologie néo-scolastique, cette crainte pourrait paraître justifiée. Aujourd'hui cependant, c'est la crainte inverse qui me parait justifiée.
La marginalisation de la doctrine de la création réduit la notion de Dieu et, par voie de conséquence, la christologie. Le phénomène religieux ne trouve alors plus d'explication en dehors de l'espace psychologique et sociologique ; le monde matériel est confiné dans le domaine de la physique et de la technique. Or c'est seulement si l’être, y compris la matière, est conçu comme sorti des mains de Dieu et maintenu dans les mains de Dieu, que Dieu est aussi réellement notre Sauveur et notre Vie, la vraie Vie.

On tend aujourd'hui à éviter la difficulté́ partout où le message de la foi nous met en présence de la matière, et à s'en tenir à une perspective symbolique : cela commence avec la création, continue avec la naissance virginale de Jésus et sa Résurrection, finit avec la présence réelle du Christ dans le pain et le vin consacrés, avec notre propre résurrection et avec la parousie du Seigneur. Il ne s'agit pas d'une discussion théologique de peu d'importance quand on situe la résurrection individuelle à la mort, et qu'ainsi on ne nie pas seulement l'âme, mais encore la réalité du salut pour le corps. C'est pourquoi un renouveau décisif de la foi en la création constitue une condition nécessaire et préalable à la crédibilité́ et à l'approfondissement de la christologie comme de l'eschatologie.

Le deuxième point que je voudrais souligner concerne le Décalogue.
Ce fut en raison d’une incompréhension fondamentale de la critique faite par Paul de la Loi que beaucoup en sont arrivés à penser que le Décalogue, en tant que loi, devait être éliminé́ de la catéchèse et remplacé par les béatitudes du Sermon sur la Montagne. On méconnait ainsi non seulement le Décalogue, mais encore le Sermon sur la Montagne, ainsi que toute la structure interne de la Bible. Paul, au contraire, a caractérisé́ le passage de la Loi au Nouveau Testament comme « l’accomplissement de la Loi par l'amour », et pour expliquer cet accomplissement, il s'est expressément référé́ au Décalogue (Rm 13, 8-10 ; cf. Lev 19, 8 ; Ex 20, 13 ss ; Dt 5, 17). Là où le Décalogue est expulsé de la catéchèse, c'est la structure fondamentale de celle-ci qui est touchée. Il n'y a plus alors d'introduction réelle à la foi de l’Église .

c) De la structure formelle de la catéchèse.

Je voudrais terminer mes réflexions par deux observations sur les questions théologiques essentielles qui ont fait l'objet de notre considération dans la première partie de l'exposé.

La première réflexion concerne les rapports de l'exégèse dogmatique avec l'exégèse historique.
A l'origine du retour à l'Écriture, qui fut en même temps un abandon de la catéchèse dogmatique traditionnelle, il y avait la peur que le lien avec le dogme ne laissât pas de vraie liberté́ à une lecture compréhensive (ndlr : ne serait-ce pas plutôt ‘une lecture complète’ ou ‘d’ensemble’ ?) c’est le mot allemand ‘umfassend’)) de la Bible. La manière dont la tradition dogmatique avait effectivement pratiqué l'exégèse scripturaire justifiait en effet amplement cette crainte. Mais aujourd'hui, nous constatons que seul le contexte de la tradition ecclésiale met le catéchiste en mesure de s'en tenir à toute la Bible et à la vraie Bible. Aujourd'hui nous voyons que c'est seulement dans le contexte de la foi communautaire de l'Église qu'on peut prendre la Bible au pied de la lettre, tenir ce qu'elle dit pour réalité actuelle tant pour notre monde d'aujourd'hui que pour son histoire. Cette circonstance légitime l'interprétation dogmatique de la Bible même d'un point de vue historique : le lieu herméneutique que constitue l'Église est le seul qui puisse faire admettre les écrits de la Bible comme Écriture sainte, et leurs déclarations comme significatives et vraies. Il y aura néanmoins toujours une certaine tension entre les questions nouvelles de l'histoire et la continuité́ de la foi. Mais en même temps, il nous apparait clairement que la foi traditionnelle ne constitue pas l'ennemi, mais bien le garant d'une fidélité́ à la Bible qui soit conforme aux méthodes de l'histoire.

La deuxième et dernière réflexion nous fait retourner à la question des rapports entre méthode et contenu de la catéchèse.
Le lecteur d'aujourd'hui peut s'étonner que le Catéchisme romain du XVIème siècle ait eu une conscience très vive de la méthode catéchétique. On y lit, en effet, qu'il importait énormément de savoir que tel enseignement devrait être donné de telle ou telle manière. C'est pourquoi le catéchiste doit être exactement au courant de l'âge, des capacités de compréhension, des habitudes de vie et de la situation sociale des auditeurs, pour être vraiment tout à tous. Le catéchiste devait savoir qui avait besoin de lait, qui d'aliments solides, afin d'adapter son enseignement à la capacité́ de chacun.
L'étonnant pour nous est cependant que le Catéchisme romain ait laissé au catéchiste beaucoup plus de liberté́ que ne le fait généralement la catéchétique actuelle. En effet, il laisse à l'initiative de l'enseignant l'ordre à adopter dans sa catéchèse en fonction des personnes et des circonstances. Il présuppose aussi, il est vrai, que le catéchiste vive et fasse sienne la matière de son enseignement par une méditation continuelle et une assimilation intérieure, et que — dans le choix de son propre plan — il ne perde pas de vue la nécessité́ de l'ordonner en fonction des quatre pièces maîtresses de la catéchèse.
Le Catéchisme romain n'exige certes pas de prescrire telle méthode didactique. Il dit bien plutôt : quel que soit l'ordre choisi par le catéchiste, nous avons choisi pour ce livre la voie des Pères. Autrement dit, il met à la disposition du catéchiste le dispositif fondamental indispensable, ainsi que les matériaux avec quoi le remplir ; mais il ne le dispense pas de trouver lui-même quelle voie est la plus propre à sa transmission dans telle situation concrète.
Sans nul doute, le Catéchisme romain présupposait ainsi déjà̀ l'existence d'une littérature de second degré́, grâce à laquelle le catéchiste pouvait être aidé dans sa tâche, sans que l'on puisse cependant programmer à l'avance toutes les situations particulières.
Cette distinction des niveaux est, à mes yeux, essentielle.
La misère de la catéchèse nouvelle consiste en définitive en ceci : on a un peu oublié de distinguer le «texte» de son «commentaire ». Le «texte», c'est-à-dire le contenu proprement dit de ce qu'il faut annoncer, se dilue de plus en plus dans son commentaire ; mais le commentaire n'a alors plus rien à commenter, il est devenu sa propre mesure, et perd, du même coup, son sérieux.
Je suis d'avis que la distinction faite par le Catéchisme romain entre le texte de base (le contenu de la foi de l'Église) et les textes parlés ou écrits de sa transmission n'est pas une voie possible parmi d'autres : elle appartient à l'essence de la catéchèse.
D'une part, elle est au service de la nécessaire liberté́ du catéchiste dans le traitement des situations particulières ; d'autre part, elle est indispensable pour garantir l'identité́ du contenu de la foi.
A cela, on ne peut objecter que tout discours humain relatif à la foi est déjà̀ un commentaire et non plus le texte primitif, puisque la Parole de Dieu ne peut jamais être emprisonnée dans les mots humains. Que la Parole de Dieu soit toujours infiniment plus grande que toute parole humaine, plus grande même que les mots inspirés de l'Écriture elle- même, cela n'enlève pas au message de la foi son visage et ses contours.
Bien au contraire, cela nous oblige d'autant plus à sauvegarder notre foi ecclésiale comme un bien commun.
C'est lui que nous devons essayer d'expliquer dans des situations toujours changeantes, avec des mots toujours nouveaux, afin de correspondre ainsi, à travers le temps, à l'inépuisable richesse de la révélation.
Je crois par conséquent nécessaire de distinguer de nouveau clairement les degrés du discours catéchétique, même dans les livres destinés à la catéchèse et au catéchiste. Cela veut dire qu'il faut oser présenter le catéchisme comme un catéchisme, afin que le commentaire puisse rester un commentaire, et que les sources et leur transmission puissent retrouver leurs rapports exacts.

Je ne saurais trouver de meilleure conclusion à mes réflexions que les paroles avec lesquelles le Catéchisme du Concile de Trente - que j'ai souvent cité - décrit la catéchèse :
« Toute la finalité́ de la doctrine et de l'enseignement doit être placée dans l'amour qui ne finit pas. Car on peut bien exposer ce qu'il faut croire, espérer ou faire ; mais surtout on doit toujours faire apparaître l'amour du Christ, afin que chacun comprenne que tout acte de vertu parfaitement chrétien n'a pas d'autre origine que l'amour et pas d'autre terme que l'amour. »

fin

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