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Une sublime méditation inédite de J. Ratzinger

... sur le vendredi Saint, offerte par le Corriere della Sera à ses lecteurs. Ma traduction

Les spectateurs du mal qui ne voient pas Dieu

Un écrit de Ratzinger sur le Vendredi Saint. Le Christ, Auschwitz, les démons de l'histoire
par Joseph Ratzinger

www.corriere.it
2 avril 2015
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Le Vendredi saint de l'histoire dans les horreurs du XXe siècle, de la Shoah au cri des pauvres, «les bidonvilles des affamés et des désespérés».
Le texte que nous publions ici est la première partie de l'essai d'ouverture de «Jésus de Nazareth. Écrits de christologie», le second tome du volume VI des Œuvres complètes de Joseph Ratzinger-Benoît XVI, qui sera publié en Novembre dans la traduction italienne par la Libreria Editrice Vaticana.
Écrit en 1973, le texte a été publié en 2014 en Allemagne par la maison d'édition Herder, qui publie les Gesammelte Schriften de Ratzinger, sous la responsabilité du cardinal Gerhard Ludwig Müller. Une réflexion vertigineuse en réponse au cri des derniers: «Où es-tu, Dieu, si tu as pu créer un monde comme celui-là?»

Dans les grandes compositions sur la Passion de Jean Sébastien Bach, que nous écoutons chaque année durant la Semaine Sainte avec une émotion toujours nouvelle, le terrible événement du Vendredi Saint est immergé dans une beauté transfigurée et transfigurante. Certes, ces passions ne parlent pas de la Résurrection - elles se concluent avec la sépulture de Jésus - mais dans leur solennité limpide, elles vivent de la certitude du jour de Pâques, de la certitude de l'espérance qui ne s'estompe pas, même dans la nuit de la mort.
Aujourd'hui, cette sérénité confiante de la foi - qui n'a même pas besoin de parler de la Résurrection, parce que c'est en elle que la foi vit et pense - nous est devenue étrangement étrangère (stranamente estranea). Dans La Passion du compositeur polonais Krzysztof Penderecki, la sérénité tranquille d'une communauté de fidèles qui quotidiennemment vit de Pâques a disparu. A la place, nous entendons le cri déchirant des persécutés d'Auschwitz, le cynisme, le ton brutal de commandement des seigneurs de cet enfer, les cris zélés des suivistes qui veulent se sauver de l'horreur, le sifflement des coups de fouet du pouvoir omniprésent et anonyme des ténèbres, les gémissements désespérés des moribonds.

C'est le Vendredi Saint du XXe siècle. Le visage de l'homme est raillé, couvert de crachats, frappé par l'homme lui-même. «La tête couverte de sang et de blessures, pleine de douleur et de moqueries» nous regarde à travers les chambres à gaz d'Auschwitz. Elle nous regarde depuis les villages dévastés par la guerre et les visages épuisés des enfants du Vietnam; des bidonvilles en Inde, en Afrique et en Amérique latine; des camps de concentration du monde communiste qu'Alexandre Soljenitsyne nous a mis devant les yeux avec un réalisme impressionnant. Elle nous regarde avec un réalisme qui se moque de toute transfiguration esthétique. Si Kant et Hegel avaient eu raison, les Lumières qui progressaient auraient dû rendre l'homme de plus en plus libre, de plus en plus raisonnable, de plus en plus juste. Des profondeurs de son être remontent au contraire de plus en plus ces démons qu'avec tant de zèlenous avions cru morts, et il enseigneent à l'homme à avoir peur à la fois de son pouvoir et de son impuissance: son pouvoir de destruction, et son impuissance à se trouver lui-même et à dominer son inhumanité.

Le moment le plus terrible de l'histoire de la Passion est certainement celui où, au sommet de la souffrance sur la croix, Jésus crie d'une voix forte: «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?». Ce sont les paroles du Psaum,e avec lesquelles Israël souffrant, maltraité et moqué à cause de sa foi, crie à Dieu son besoin d'aide. Mais ce cri de prière d'un peuple, dont l'élection et la communion avec Dieu semble même être devenu une malédiction, n'acquiert toute sa terrible grandeur que sur les lèvres de l'homme qui est justement la proximité rédemptrice de Dieu parmi les hommes. S'il sait être abandonné par Dieu, Lui, alors où est-il encore possible de trouver Dieu? N'est-ce pas là la vraie éclipse solaire de l'histoire où s'éteint la lumière du monde? Aujourd'hui, cependant, l'écho de ce cri résonne dans nos oreilles de mille manières: de l'enfer des camps de concentration, des champs de bataille ds guérillas, des bidonvilles des affamés et des désespérés: «Où es-tu, Dieu, si tu as pu créer un tel monde, si tu permets, impassible, que ceux qui subissent les plus terribles souffrances soient souvent justement les plus innocentes parmi tes créatures, comme des agneaux conduits à l'abattoir, muets, incapables d'ouvrir la bouche?».

L'antique question de Job est posée avec plus d'acuité qu'elle ne jamais été auparavant. Parfois, elle prend un ton plutôt arrogant et laisse transparaître une méchante satisfaction. Ainsi, par exemple, lorsque certains journaux étudiants répètent avec arrogance ce qui leur avait été inculqué précédemment, à savoir que dans un monde qui a dû apprendre les noms d'Auschwitz et du Vietnam, il n'est plus possible de parler sérieusement d'un Dieu «bon». En tout cas, le ton faux qui l'accompagne trop souvent, n'enlève rien à l'authenticité de la question: dans le moment historique actuel, c'est comme si nous étions tous littéralement placés à ce point de la passion de Jésus où elle devient cri d'aide adresser au Père: «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?».

Que peut-on dire? Il s'agit au fond d'une question qu'il n'est pas possible dominer avec des mots et des arguments, parce qu'elle arrive à une profondeur telle que la rationalité pure et les mots qui en découlent ne sont pas capables de la mesurer: l'échec des amis Job est le sort inévitable de tous ceux qui pensent qu'ils peuvent résoudre le problème, que ce soit de manière positive ou négative, avec des arguments habiles et des mots. C'est une question qui peut seulement être vécue, endurée: avec Celui et aupès de Celui qui jusqu'à la fin l'a endurée pour nous tous et avec nous tous.
Une conviction orgueilleuse de pouvoir résoudre la question - dans le sens de ces journaux étudiants, ou dans le sens de l'apologétique théologique - finit par ne pas centrer l'essentiel. Au mieux, on peut proposer quelque idée.

Il convient de noter tout d'abord que Jésus ne constate pas l'absence de Dieu, mais il la transforme en prière. Si nous voulons placer le Vendredi Saint du XXe siècle dans le Vendredi Saint de Jésus, nous devons faire coïncider l'appel à l'aide de ce siècle avec celui adressé au Père, le transformer en prière à Dieu, proche magré tout. On pourrait tout de suite poursuivre la réflexion et dire: est-il vraiment possible de prier avec un cœur sincère quand rien n'a été fait pour laver le sang des opprimés et pour éponger leurs larmes? Le geste de Véronique n'est-il pas le minimun qui doive se produire pour qu'il soit licite de commencer à parler de prière? Mais surtout: peut-on prier seulement avec les lèvres ou ne faut-il pas au contraire l'homme tout entier?

Limitons-nous à cette allusion, pour considérer un deuxième aspect: Jésus a vraiment pris part à la souffrance des condamnés, alors qu'en général nous, la plupart d'entre nous, nous sommes seulement des spectateurs plus ou moins impliqués dans les atrocités de ce siècle. À cela s'ajoute une observation d'un certain poids. Il est curieux en effet que l'affirmation selon laquelle il ne peut plus y avoir de Dieu, que Dieu a donc totalement disparu, s'élève avec le plus d'insistance des spectateurs de l'horreur, ceux qui assistent à ces monstruosités dans les fauteuils confortables de leur bien-être et qui croient payer leur tribut et les tenir à distance en disant: «Si les choses se passent ainsi, alors il n'y a pas de Dieu». Pour ceux qui en revanche sont immergés dans ces atrocités, l'effet est souvent le contraire:.. là, justement, ils reconnaissent Dieu. Aujourd'hui encore, dans ce monde, les prières s'élèvent des fours ardents des brûlés vifs, pas des spectateurs de l'horreur.
Ce n'est pas un hasard que justement ce peuple qui dans l'histoire a été le plus condamné à la souffrance, qui a été le plus frappé et réduit à la misère - et pas seulement dans les années 1940-1945, à «Auschwitz» -, soit devenu le peuple de la Révélation, le peuple qui a reconnu Dieu et l'a manifesté au monde. Et ce est pas par hasard que l'homme le plus frappé, l'homme qui a le plus souffert - Jésus de Nazareth - est le Révélateur, en fait: il était et il est la Révélation. Ce n'est pas par hasard que la foi en Dieu commence à partir d'une tête couverte de sang et de blessures, d'un Crucifié; et qu'au contraire l'athéisme ait pour père Épicure, le monde du spectateur rassasié.

Vient à l'esprit à l'improviste la gravité inquiètante, menaçante, de ces paroles de Jésus que nous avons souvent mis de côté parce que nous les considérons inconvenantes: il est plus facile à un chameau de passer par le chas d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume des cieux. Riche signifie quelqu'un qui «va bien», c'est-à-dire quelqu'un qui est rassasié de bien-être matériel et ne connaît la souffrance que par la télévision. Précisément du Vendredi Saint, nous ne voulons pas prendre à la légère ces paroles de mise en garde qui nous interpellent. Certes, nous ne voulons pas et ne nous ne devons pas nous infliger des douleurs et de la souffrance par nous-mêmes. C'est Dieu qui inflige le Vendredi Saint, quand il le veut et comme il le veut. Mais nous devons de plus en plus apprendre - et pas seulement en théorie mais aussi en pratique dans nos vies - que tout bien est un prêt qui vient de lui et que nous aurons à en répondre devant lui. Et nous devons apprendre - encore une fois, non seulement en théorie, mais dans notre façon de penser et d'agir - qu'à côté de la présence réelle de Jésus dans l'Église et dans le sacrement, il y a cette autre présence réelle de Jésus dans les plus petits, dans les opprimés de ce monde, dans les derniers, dans lesquels il veut être trouvé par nous. Et année après année, le Vendredi saint nous exhorte de façon décisive à accueillir nouvellement cela en nous.

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