Cardinal Biffi: une pensée encore vivante

Les souvenirs de Renato Farina, journaliste et homme politique catholique italien, grand admirateur de Jean Paul II et Benoît XVI

Voir aussi:
¤ Mort du cardinal Biifi
¤ Hommage au cardinal Biffi
¤ L'Antéchrist et la prophétie de Soloviev…
¤ Giacomo Biffi, un géant de la foi
¤ Eucharistie et oeuvres de miséricorde

 

Nous avions déjà "croisé" Renato Farina dans ces pages: benoit-et-moi.fr/2013-II/benoit/le-papa-minimo-de-renato-farina-1 et
benoit-et-moi.fr/2013-II/benoit/le-papa-minimo-de-renato-farina
Dans l'article qui suit, après des références purement italiennes - dont l'ignorance éventuelle ne gêne pas la compréhension de l'ensemble -et une anecdote savoureuse mettant en scène la gouvernante du prélat (personnage haut en couleur dont il avait déjà été question dans les méditations de Carême devant la Curie Romaine, en 2007), il évoque longuement la polémique qui avait éclaté en Italie après les propos libres et iconoclastes de l'archevêque de Bologne sur l'immigration, en 2000 (le discours qu'il avait prononcé devant la Fondation Migrants est à lire ici: benoit-et-moi.fr/2015-I/actualite/document-le-cardinal-biffi-sur-limmigration); enfin, Reanato Farina reproduit partiellement une interview "prophétique" que lui avait accordée l'archevêque de Bologne en 1984; on aimerait entendre aujourd'hui des propos aussi tonitruants et courageux. Un authentique "rugissement rouge pourpre"...

 

Giacomo Biffi et ces jugements encore pleins de vie et de liberté

Renato Farina
www.tempi.it
Traduction par Anna
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Giacomo Biffi, italien et cardinal, ne mérite pas une commémoration, mais bien une "sequela" (série, suite). Les voici qui forment une petite compagnie d'amis. C'était la bande de Venegono. Don Giussani (serviteur de Dieu), l'évêque Manfredini, don Lattanzio, don Costamagna, et puis Angelo Majo: le plus jeune parmi eux était Giacomo Biffi. Ils étaient différents de caractère, de tempérament, de charisme. Ils aimaient la même personne, [il étaient] amis personnels du Christ. Ils appartenaient à la même école, non seulement théologique (la théologie est une science, elle ne suffit pas pour vivre), mais bien existentielle, qui s'appelle le christianisme ambrosien. Ils suivaient Jésus sur terre, en hommes entiers. Ils sont tous morts.

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LA CONVOCATION DU PAPE WOJTYLA
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Giacomo Biffi parlait en dialecte milanais et en latin. Il devint archevêque de Bologne, après avoir refusé Pérouse. Il était à Milan, évêque auxiliaire, et avait déjà répété son refus au nonce. Jusqu'à l'arrivée du coup de fil du secrétaire du Pape, Stanislaw Dziwisz. "Avez-vous des engagements demain soir? Vous dînez avec Sa Sainteté. Vous ne devez le dire à personne, absolument à personne". À la "perpetua" (gouvernante), toutefois, il fallut le dire. Et elle: «Oh Signòr. Sun sicura che lu dal Papa al mangerà nient. Ga prepari ona michetta col jambun» (ndt: Oh, Seigneur, je suis sûre que là chez le Pape vous ne mangerez rien. Je vous prépare du pain avec le jambon - la "michetta" est un petit pain rond en forme de "rose", qui s'appelle justement "rosetta" à Rome). La transcription est horrible, à faire dresser les cheveux sur la tête, mais le sens est clair: un sandwich avec jambon à mettre dans le sac.
Biffi alla chez le Pape avec le premier vol du matin, par prudence. Il monta enfin dans les appartements apostoliques. Le Polonais écouta ses raisons pour le non, et lui dit: "Réflechissez-y, c'est le Pape qui vous le demande, répondez-moi avant le… " et lui donna la date. A ce point Biffi lui dit oui. Il était désormais archevêque de Bologne.
Il se faisait fait tard. Wojtyla lui demanda où il allait loger pour la nuit. Biffi avoua. Nulle part, il avait réservé le dernier vol pour Milan. Le Pape se fit du souci, demanda s'il y avait une voiture disponible, il trouva celle des pompiers du Vatican. Ils le conduisirent à temps à Fiumicino. Là Biffi réalisa qu'il n'avait rien mangé, il faillit s'évanouir à cause du manque de sucre. Il venait de devenir archevêque in pectore de Bologne et risquait de ne pas y arriver. Il sentit le parfum du "jambun", du jambon. Il le mangea avec goût. Par la suite,chaque fois qu'il le voyait, Wojtyla le taquinait gentiment parce qu'il n'avait pas voulu être archevêque.

Il écrivait divinement, Biffi. Ironique, sarcastique, sans considération pour les opinions du monde. Il était parfaitement conscient non seulement du désastre du monde, mais de la trahison des chrétiens, et en était attristé, sans en être perturbé. Il n'avait pas le cou tordu des pénitents de profession. La résurrection, même la trahison des chrétiens ne pouvait pas l'effacer. L'Église en crise? Et alors, quel est le problème? "L'Église se fonde sur l'événement du Christ, incarnation, mort et résurrection. Un événement n'entre pas en crise". Cela lui permettait de risquer la vérité, sans crainte que le dialogue puisse s'interrompre. Il appartenait à l'école de Giovannino Guareschi. Le dialogue de Peppone avec don Camillo, dont il fut un exégète extraordinaire, ne se fondait pas sur l'édulcoration du bon et du juste. La franchise de la parole et le témoignage de la vie. Pour dialoguer avec les intellectuels libéraux il n'allait pas dire du bien de la Révolution française, ou pour aimer les islamistes il n'allair pas faire l'éloge du Coran. Il était convaincu que dans l'islam, le diable, dès le début avait mis sa patte. Et que Dieu, mystérieusement, l'avait permis.



LE NÉANT N'A PAS D'AVENIR
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On se souvient de lui pour ses prophéties sur l'invasion islamique (même si la phrase "il n'y a pas un droit à l'invasion", qui lui est attribuée, est de l'évêque de Côme de l'époque, Alessandro Maggiolini). Il faut dire que plus qu'être opposé aux musulmans il en voulait aux intellectuel nihilistes, qui ont exproprié le peuple du trésor chrétien. Il affirmait : "Je pense que, ou bien l'Europe redeviendra chrétienne ou elle deviendra musulmane. Ce qui me parait sans avenir c'est la "culture du néant", de la liberté sans limites et sans contenus, du scepticisme considéré comme conquête intellectuelle, et qui semble être l'attitude dominante chez les peuples européens, tous plus ou moins riches en moyens et pauvres en vérité. Cette "culture du néant" (soutenue par l'hédonisme et l'insatiabilité libertaire) ne sera pas à même de résister à l'assaut idéologique de l'islam, qui ne manquera pas: seule la redécouverte de l'"événement chrétien" comme unique salut pour l'homme - et donc seule une résurrection affirmée de l'ancienne âme de l'Europe - sera en mesure de produire une issue différente". Ce n'est pas le dialogue interreligieux qui résoudra les problèmes, mais notre conversion. Il ressemble en cela à une autre prophétie, d'une force poétique et enfantine merveilleuse, de l'ami don Giussani, selon qui le cimeterre de l'islam sera brisé par nos chant.



LES RACINES DU TERRORISME
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Le feu, la foudre et l'éclair s'abattirent. Biffi expliqua dans une conférence de presse qu'il n'était pas question d'empêcher la liberté à quiconque. En réalité, à cette époque, la politique prévoyait un racisme anti-catholique. Il y avait des quotas d'entrée, établis État par État. La sélection privilégiait les pays africains de la Méditerranée (musulmans) par rapport aux [pays] latino-américains. Quelques jours plus tard, le 30 septembre de la même année, Biffi confirma ses idées. Il rédigea une liste des nationalités à favoriser: latino-américains, philippins, érythréens, européens de l'Est. Et puis, petit à petit, les asiatiques disposés à l'intégration. Le critère est laïc, pas racial: "Celui de l'intégration la plus aisée et la moins coûteuse". Il réclama la "réciprocité" en matière de liberté religieuse avec les États musulmans. Prêtres et imams lui sautèrent dessus. Don Vitaliano della Sala, mieux connu comme "Don Pistola (pistolet)", dénonça Biffi pour haine raciale. Il y eut ensuite le 11 septembre. Biffi réaffirma ses idées expliquant qu'on ne peut pas éluder la "question islamique" en la gardant séparée de la question du terrorisme, "comme s'il était privé de racines, et de matrices culturelles précises".

J'aime beaucoupson jugement de la Révolution française, laquelle a le mérite d'avoir sacralisé la terreur de masse, mais aussi d'avoir diffusé le système décimal. Une ironie pareille n'existe nulle part.

Au sujet de la présence des chrétiens dans un État laïque, je l'avais interviewé pour "Il Sabato" il y a trente ans, après le nouveau Concordat. Je considère que c'était une interview prophétique. Aussi sur la présence dans le monde, l'obéissance au Pape, la bonté des mouvements. J'en repropose ici quelques extraits.

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Il Sabato (S): Quel est l'avenir du catholicisme en Italie après le nouveau Concordat (en 1984, cf. www.liberation.fr)
Biffi (B): "Le catholicisme italien des prochaines décennies sera probablement entrainé vers une mutation profonde par certaines dispositions du nouveau Concordat, en particulier, le choix de se prévaloir ou pas de l'enseignement de la religion catholique dans les écoles d'État; le choix de destiner ou pas un menu pourcentage des contribution fiscales (0,8 pour cent) à l'Église ou à d'autres objectifs humanitaires. Sur ces deux questions les Italiens - qui jusqu'à présent se sont toujours réfugiés derrière les habitudes et ont en grande partie toujours refusé de s'exprimer publiquement sur ces problèmes - devront s'habituer à sortir à découvert et prendre position au sujet de leur foi et de leur religion. Cela devrait comporter le passage d'une chrétienté très étendue, mais générique et impersonnelle, à une chrétienté peut-être plus restreinte, mais plus consciente, active et personnalisée".

S: Quels rapports considérez-vous souhaitables entre l'État et l'Église?
B: Je souhaite que l'État devienne plus "laïc" par rapport à ce qu'il a toujours été en Italie, c'est à dire qu'il ne soit le porte-voix d' aucune idéologie ni promoteur d' aucune solution spécifique aux grandes questions humaines, mais œuvre positivement à favoriser l' expression libre de tous les groupements légitimes. Dans le cadre de cet État "laïc" (ni catholique ni anticlérical ni marxiste ni radical-bourgeois, et cetera) et réellement respectueux de toutes les cultures, je souhaite l'avènement d'une chrétienté à l'identité précise et avec la détermination claire d'être vivante et vitale. Cela suppose entre autre que la communauté chrétienne ait la réelle possibilité d'avoir ses propres écoles, ses espaces de vie associative, ses propres instituts d'orientation (comme par exemple les centres de conseil au mariage) et ainsi de suite. En fin de compte, on souhaite l'émergence d'une communauté chrétienne qui ait une liberté non pas purement formelle et juridique, mais réelle et praticable, d'être elle-même et de vivre et œuvrer selon ses propres principes; une communauté chrétienne qui ne se prévale d'aucun privilège, mais revendique énergiquement pour elle-même et toutes les autres agrégations les mêmes droits substantiels".

S: Pourquoi relève-t-on en Europe un affaiblissement de l'identité chrétienne et comment y remédier?
B: "Le monde occidental - rassasié et sans idéaux - est la vérification expérimentale de la vérité d'une pensée du Christ: il est très difficile pour les riches d'entrer dans le Royaume des cieux. Plutôt que de demander que la morale et la législation de l'Église soient moins intransigeantes et se conforment à l'individualisme et à l'égoïsme croissants de nos populations, repues, sceptiques et moralement ramollies, il faut reproposer avec force et conviction l'Évangile du Salut et revenir tous parcourir la voie royale de la croix".

S: Les "mouvements" quel jugement et quelles tâches?
B: Les "mouvements" me semblent un grand don et un grand espoir pour la chrétienté italienne. Je crois qu'ils sont la réponse et le secours de l'Esprit - toujours imaginatif et riche en miséricorde - à l'affaiblissement de nos communautés, aux complications structurelles de quelques aspects de la vie ecclésiastique italienne, à la pénurie d'inspiration authentique et d'ingéniosité surnaturelle de nos écoles théologiques, à la résignation de beaucoup aux grandes difficultés pastorales de nos jours. Pourvu évidemment qu'ils soient sains, qu'ils ne s'absolutisent pas et vivent sincèrement la communion ecclésiale. J'ai plusieurs fois indiqué quels sont, à mon avis, les critères de discernement. Le premier est qu'ils aient vif le sens de la distinction entre le bien et le mal et claire la conscience qu'une lutte impitoyable est en cours entre le bien et le mal, dans laquelle on ne peut pas rester neutres. Le deuxième est qu'ils aient la certitude que Jésus est le Sauveur du monde et non pas celui qui doit être sauvé par le monde et les modernes idéologies. Le troisième est qu'ils utilisent à l'égard de l'Église un langage respectueux, filial, plein d'amour pour l'Épouse du Christ et d'admiration pour sa beauté surnaturelle" . (…)

S: Que pensez-vous de la diatribe entre "pessimistes" et "optimistes", à laquelle a été réduite la diversité de vues sur le présent de l'Église?
B: Croire que l'on puisse classifier les chrétiens en deux camps - les "pessimistes" et les "optimistes" - me semble une sottise singulière et à peine croyable. Tout chrétien est optimiste lorsqu'il examine les choses dans leur nature, puisqu'elles proviennent toutes de l'unique Dieu créateur. Il est pessimiste dans la mesure où il sait avec certitude, par la Révélation que tous les hommes, pris en eux-mêmes, sont pécheurs et "privés de la gloire de Dieu" (Rm 3,23). Et encore il est optimiste parce que il sait qu'il existe un Père "qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité" (1 Tm 2,4), un Rédempteur de tous, qui est ressuscité, vivant et vainqueur, et un Esprit Saint qui distribue ses dons et ses grâces "comme il lui plaît" (1 Cor 12,11), et donc aussi à ceux que nous jugeons lointains et hostiles".

S: Vous êtes évêque d'une ville communiste. Comment vivez-vous cette expérience et comment jugez-vous la réalité bolognaise?
B: Bologne apparaît souvent comme une grande énigme: c'est une ville conservatrice et bourgeoise, qui depuis 40 ans vote à l'extrême gauche; communiste dans son expression politique et hédonistique dans sa vie. Nous sommes comme à la charnière des deux mondes: les faiblesses satisfaites du monde occidental et les obtusités du marxisme se conjuguent ici. Il y existe encore un sentiment religieux très vif et une grande tradition de culture. La richesse humaine des gens explique comment on peut vivre ici aimablement, bien que dans l'appartenance à des conceptions du monde opposées. Il faut dire aussi que Bologne est trop intelligente et cultivée pour ne pas se rendre compte qu'aujourd'hui personne ne croit plus au marxisme, ni en Orient ni en Occident. Elle aussi a donc entamé sa "perte de la foi" dans le communisme, même si elle continuera encore pendant longtemps à le considérer comme une forme avantageuse d'agrégation politique et un instrument efficace de pouvoir". (…)

S: dans plusieurs interventions vous avec sans cesse mis en garde contre les dangers inhérents au journalisme. Est-ce de votre part une considération sans espoir?
B: "Aux journalistes j'ai simplement dit à deux reprises qu'ils sont eux aussi - comme tous - en danger de perdre l'âme. Leur danger spécifique est constitué par le fait qu'ils sont professionnellement obligés de privilégier "le scoop", alors que c'est la vérité qui est salvifique. Mais il est possible de remédier aux dangers et de résister aux tentations: il suffira que, pour l'amour de l'actualité et de la sensation, ils ne pèchent pas contre la lumière, et qu'ils trouvent dans l'amour, dans la piété, dans le respect pour l'homme la limite infranchissable à leur juste droit et à leur devoir social d'informer et de raconter".

S: En politique, est-il toujours bon que les catholiques donnent vie à un parti qui soit guidé par eux?
B: "La question de l'expression des catholiques dans des partis ainsi que de leur unité politique dépend des circonstances concrètes d'une nation et de son histoire. Il est donc impropre de donner des solutions universelles ou de transférer une hypothèse d'un Pays à l'autre. En Italie il faut tenir compte du patrimoine traditionnel du catholicisme social, qui s'est exprimé historiquement dans un parti, et surtout de l'intégrisme idéologique qui parcourt tout le monde politique italien depuis le Risorgimento". (…)

S: Collégialité des évêques et primauté du Pape. Est-il vrai que l'une menace l'autre?
B: "Les évêques sont, comme le Pape, les successeurs des apôtres. Ils ont leur autonomie dans l'exercice du magistère et du ministère pastoral, qui ne peut pas être réduit à une simple écho ou à un simple prolongement de l'action de l'Évêque de Rome. Il faut toutefois toujours regarder à l'Evêque de Rome; il faut se confronter quotidiennement avec ses directives; la communion avec lui ne doit pas être simplement un fait idéal ou sans conséquences opérationnelles, mais bien une consonance de pensées, de sentiments, de choix opérationnels. Et le point de référence ne peut pas être juste l' "idée du Pape", mais sa personne concrète avec ses carismes particuliers et ses dons. Chaque pontificat a sa grâce spécifique. Aucun évêque ne peut se permettre de ne pas essayer de la comprendre et de ne pas en tirer profit, sinon au prix de rendre moins lumineux et fertile son épiscopat. Il me semble personnellement saisir dans cette dialectique entre primauté et collégialité une des raisons de la fascination de l'Église du Christ. Dans la vérité du mystère ecclésial il n'y a aucune tension, mais plutôt un soutien et un enrichissement réciproque à l'intérieur de l'admirable dessein du Seigneur".

Après avoir dit ces choses, lues et corrigées pointilleusement, bien sûr, il ajoutait à voix haute, se référant aussi à lui-même: "Je m'émeus et m'enthousiasme car il y a des ânes qui sont évêques".
Des ânes qui portent Jésus en croupe, à Jérusalem.