L'Antéchrist et la prophétie de Soloviev…

dans l'admirable et (littéralement) extra-ordinaire prédication de Carême du cardinal Biffi devant Benoît XVI le 27 février 2007

Nous en avons parlé hier ici: Mort du cardinal Biifi

Le cardinal Ratzinger et le cardinal Biffi

Gloria a indiqué sur sa page Facebook le lien vers le texte en italien.
Voici ma traduction, que je considère comme un hommage posthume à son auteur.
Evidemment la prophétie est une parabole, elle n’est pas à prendre au pied de la lettre et mot à mot, comme l’attestent de nombreux détails. Elle n’en est pas moins saisissante, aussi par l’autorité de son auteur et la personnalité de son principal destinataire.

L'avertissement prophétique de Vladimir S. Soloviev

Texte en italien ici.
Ma traduction

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Méditation tenue le 27 Février 2007 par l'archevêque émérite de Bologne, le cardinal Giacomo Biffi pendant les exercices spirituels du Carême à la Curie romaine et au pape Benoît XVI et publié dans le journal "Il Foglio", le 15 Mars 2007.

À la fin du XIXe siècle, la mentalité la plus répandue prévoyait pour le siècle qui était sur le point de commencer un avenir de progrès, de prospérité et de paix. Déjà Victor Hugo, vers fin du XIXe siècle, avait prophétisé: «Ce siècle est grand, le prochain siècle sera heureux».


1. Soloviev ne se laisse pas contaminer par une telle candeur laïciste, et dans son dernier ouvrage, "Les Trois Dialogues et le récit de l'Antéchrist", datée de Pâques 1900, quelques mois avant sa mort, il prévoit que le XXe siècle sera marqué par de grandes guerres, de grandes révolutions sanglantes, de grandes luttes civiles. A la fin du siècle, les peuples européens -convaincus des graves préjudices causés par leur rivalité - donneront naissance, dit-il, aux États Unis d'Europe. «Mais ... les problèmes de la vie et la mort, du destin ultime du monde et de l'homme, rendus plus imbriqués et compliqués par une avalanche de recherche et de nouvelles découvertes dans le domaine physiologique et psychologique, resteront comme autrefois sans solution. Un seul résultat important voit le jour, mais d'un caractère négatif: l'échec complet du matérialisme théor(ét)ique». Toutefois, cela ne comportera ni l'expansion ni le renforcement de la foi. Au contraire, l'incrédulité fera rage. Si bien qu'à la fin se profilera pour la civilisation européenne une situation que nous pourrions qualifier de vide. Dans ce vide, justement, on voit émerger et s'affirmer la présence et l'action de l'Antéchrist.


2. Plus que l'histoire imaginée par Soloviev - dans laquelle l'Antéchrist est d'abord élu président des États Unis d'Europe, puis proclamé empereur romain, s'empare du monde entier, et pour finir s'impose également à la vie et à l'organisation des Eglises - il convient de rappeler ici les caractéristiques que l'on attribue à ce personnage.

Il était - dit Soloviev - «un spiritualiste convaincu». Il croyait au bien et même en Dieu, «mais il n'aimait que lui-même». C'était un ascète, un érudit, un philanthrope. Il donnait «les plus grandes démonstrations possibles de modération, de désintéressement, et de charité active». Dans sa prime jeunesse, il s'était signalé comme un exégète talentueux et docte: l'un de ses grands travaux sur la critique biblique lui avait apporté un diplôme ad lauream de l'Université de Tübingen. Mais le livre qui lui avait valu la célébrité et le consensus universels s'intitule: «La route ouverte vers la paix et la prospérité universelle», où «le noble respect des traditions et des symboles anciens s’unit à un radicalisme ample et audacieux d'exigences et de directives sociales et politiques; une liberté de pensée sans limites à la plus profonde compréhension de tout ce qui est mystique; l'individualisme absolu à un ardent dévouement au bien commun; l'idéalisme le plus élevé en fait de principes directeurs à la précision complète et la viabilité des solutions pratiques». Il est vrai que quelques hommes de foi se demandaient pourquoi le nom du Chris n'était pas même nommé une seule fois; mais d'autres rétorquaient: «Du moment que le contenu du livre est imprégné de véritable esprit chrétien, d'amour actif et de bienveillance universelle, que voulez-vous de plus?». Après tout, il «n'avait pas d'hostilité de principe contre le Christ». Et même, il en appréciait la juste intention et le noble enseignement. Trois choses de Jésus, cependant, étaient inacceptables pour lui. Tout d'abord, ses préoccupations morales. «Le Christ - affirmait-il - avec son moralisme, a divisé les hommes en fonction du bien et du mal, tandis que moi, je vais les réunir avec des bénéfices qui sont également nécessaires aux bons et aux mauvais». En second lieu, il n'aimait pas «son unicité absolue». Il est l'un parmi tant d'autres; ou mieux - se disait-il à lui-même - il était mon précurseur, car le sauveur parfait et définitif, c'est moi, qui ai purifié son message de ce qui est inacceptable pour l'homme d'aujourd'hui. Et surtout, il ne pouvait pas supporter le fait que le Christ fût vivant, si bien qu'il se répétait hystériquement: "Il n'est pas parmi les vivants et il ne le sera jamais. Il n'est pas ressuscité, il n'est pas ressuscité, il n'est ressuscité! Il est en putréfaction, il est en putréfaction dans la tombe ... ".

3. Mais là où l'exposé de Soloviev se révèle particulièrement original et surprenant - et mérite la réflexion la plus approfondie - c'est quand il attribue à l’Antéchrist des qualités de pacifiste, d'écologiste, de l'œcuméniste.

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I. Nous avons déjà vu que la paix et la prospérité sont les thèmes du chef-d'œuvre littéraire de notre héros. Mais ce sont des idées qu'il réussira aussi à mettre en œuvre. Dans la deuxième année de son règne comme empereur romain et universel, il pourra émettre la proclamation: «Peuples de la terre! Je vous ai promis la paix et je vous l'ai donnée». Et c'est justement à ce sujet que mûrit en lui la conscience de sa supériorité sur le Fils de Dieu: «Le Christ a apporté l'épée, je vais apporter la paix». Pour bien comprendre la pensée de Soloviev sur ce point, il convient de citer ce qu'il dit dans le troisième dialogue par la bouche d'un Monsieur Z., l'interlocuteur qui représente l'auteur: «Le Christ est venu apporter sur la terre la vérité, et celle-ci, comme le bien, est avant tout un facteur de division».

«Il y a donc - dit Soloviev - la bonne paix, la paix chrétienne, fondée sur cette division que le Christ est venu apporter sur la terre précisément avec la séparation entre le bien et le mal, entre la vérité et le mensonge; et il y a la mauvaise paix, la paix du monde, fondée sur le mélange ou l'union extérieure de ce qui intérieurement est en guerre avec soi-même».

Quant à la réflexion sur la guerre dans le sens le plus commun et le plus évident du terme, rappelons que le premier des trois dialogues de Soloviev est tout entier dédié à la critique du pacifisme de Tolstoï et de la doctrine de la non-violence. La guerre - y est-il affirmé - est certes un mal, mais il faut reconnaître que, tant dans la vie des individus que dans celle des nations, il y a situations où à la violence mauvaise, il ne suffit pas de répondre par des avertissements et des bons mots. Nous pouvons dire que, selon Soloviev, alors que les idéaux de paix et de fraternité sont des valeurs chrétiennes incontestables et contraignantes, il n'en est pas de même du pacifisme et de la théorie de la non-violence qui se terminent trop souvent par une capitulation face à la prévarication et par un abandon sans défense des petits et des faibles à la merci des iniques et des puissants.

II. L'Antéchrist sera ensuite également un écologiste ou au moins un animaliste. Ce sont des termes modernes que Soloviev n'utilise évidemment pas; mais sa description est tout à fait clair: «Le nouveau maître de la terre - affirme-t-il - était avant tout un philanthrope, plein de compassion, non seulement ami des hommes mais aussi ami des animaux. Personnellement, il était végétarien, interdisait la vivisection, et soumettait les abattoirs à une stricte surveillance; les sociétés protectrices des animaux étaient encouragés par lui par tous les moyens».

III. L'Antéchrist, enfin, se révélera un excellent œcuméniste, capable de communiquer «avec des mots pleins de bonté, de sagesse et d'éloquence». Il convoquera les représentants de toutes les confessions chrétiennes à «un concile œcuménique qui se tiendra sous sa présidence». Son action visera à obtenir le consensus de tous à travers la concession des faveurs les plus appréciées concrètement. «Si vous n'êtes pas capables de vous mettre d'accord entre vous - dira-t-il aux participants à l'assemblée œcuménique - j'espère que moi, je parviendrai à mettre d'accord toutes les parties, montrant à tous le même amour et la même sollicitude pour satisfaire la véritable aspiration de chacun». Il mettra en œuvre ce dessein dans la pratique, redonnant aux catholiques le pouvoir temporel du pape, érigeant pour les orthodoxes une institution pour la collecte et la conservation de toutes les précieuses reliques liturgiques de la tradition orientale, et créant pour le bénéfice des protestants un centre de recherche biblique libre généreusement financé. C'est un œcuménisme extérieur et «quantitatif», qui lui réussira presque parfaitement: les masses chrétiennes entreront dans son jeu. Seul un petit groupe de catholiques avec à sa tête le pape Pierre II, un petit nombre d'orthodoxes guidés par le starets Jean et quelques protestants qui s'exprimeront par la bouche du professeur Pauli, résisteront à la fascination de l'Antéchrist. Ceux-ci parviendront à réaliser l'œcuménisme de la vérité, se rassemblant dans une unique Église et reconnaissant la primauté de Pierre. Mais ce sera un œcuménisme «eschatologique», qui se réalisera quand l'histoire sera désormais parvenue à sa conclusion: «Ainsi - raconte Soloviev - fut réalisée l'union des Eglises dans le cœur d'une nuit sombre sur une hauteur solitaire. Mais l'obscurité de la nuit fut soudainement déchirée par un éclair et un grand signe apparut dans le ciel: une femme enveloppée de soleil, avec la lune sous ses pieds, et sur la tête une couronne de douze étoiles».

IV. Quel est alors l'«avertissement prophétique» qui arrive jusqu'à notre époque de cette espèce de parabole du grand philosophe russe? Des jours viendront, nous dit Soloviev, où la chrétienté aura tendance à réduire le fait salvifique - lequel ne peut être accueilli que dans un acte de foi difficile, courageux, concret et rationnel - à une série de «valeurs» faciles à vendre sur les marchés mondains. Contre ce risque, nous devons nous prémunir. Même si un christianisme qui ne parlerait que de «valeurs» largement partagées nous rendrait infiniment plus acceptables dans les salons, les rassemblements sociaux et politiques, les émissions de télévision, nous ne pouvons pas et nous ne devons pas renoncer au christianisme «de Jésus-Christ», le christianisme qui a en son centre le «scandale» de la croix et la réalité bouleversante de la résurrection du Seigneur. Ce péril - voudrais-je ajouter - dans la société de notre temps n'est pas purement hypothétique. Don Divo Barsotti a dit un mot terrible, mais d'une actualité incontestable: dans de nombreuses propositions, de nombreuses initiatives, dans de nombreux discours de notre communauté - affirme-t-il - Jésus-Christ est un prétexte pour parler d'autre chose. Le Fils de Dieu crucifié et ressuscité, unique Sauveur de l'homme, n'est pas «traduisible» en une série de bons projets et de bonnes inspirations, homologables avec la mentalité mondaine dominante. C'est une «pierre», comme il l'a clairement dit de lui-même - et comme nous avons rarement le courage de le répéter -: sur cette «pierre», ou bien (en se confiant à elle) on construit ou bien (en s''opposant), on va se fracasser: «Qui tombera sur cette pierre s'y brisera; et si elle tombe sur quelqu'un, elle l'écrasera »(Mt 21,44).
V. A ce point, une clarification s'impose. Il ne fait aucun doute que le christianisme est avant toute autre chose un «événement»; mais il est également hors de doute que cet événement offre et soutient des «valeurs» auxquelles on ne peut pas renoncer. Certes, on ne peut pas, par amour du dialogue, dissoudre le fait chrétien dans une série de valeurs partageables par la majorité; mais on ne peut pas non plus mésestimer les valeurs authentiques, comme si elles étaient quelque chose de négligeable. Il faut donc un discernement. Il y a des valeurs absolues - ou, comme disent les philosophes, transcendantales -: ce sont, par exemple, le vrai, le bien, le beau. Celui qui les perçoit, les honore et les aime, perçoit, honore, aime Jésus-Christ, même s'il ne le sait pas, et peut-être même se croit athée, parce que dans l'essence profonde des choses, le Christ est la vérité, la justice, la beauté. Il y a des valeurs relatives (ou catégorielles), comme le culte de la solidarité, l'amour de la paix, le respect pour la nature, l'attitude de dialogue, etc. Celles-ci méritent un jugement plus articulé, qui préserve la réflexion de toute ambiguïté. La solidarité, la paix, la nature, le dialogue peuvent devenir, chez le non-chrétien les occasions concrètes d'une approche informelle initiale au Christ et à son mystère. Mais si, dans son attention, ils s'absolutisent jusqu'à s'arracher à leurs racines objectives ou, pire, à s'opposer à la proclamation du fait salvifique, ils deviennent instigation à l'idolâtrie et obstacles sur la voie du salut. De la même manière, chez le chrétien, ces mêmes valeurs - solidarité, paix, nature, le dialogue - peuvent offrir de précieuses impulsions pour que s'avère une adhésion totale et passionnée à Jésus, Seigneur de l'univers et de l'histoire; c'est, par exemple, le cas de saint François d'Assise. Mais si le chrétien, pour l'amour de l'ouverture au monde et du bon voisinage avec tous, presque sans s'en apercevoir, dilue l'événement salvifique dans l'exaltation et dans la réalisation de ces objectifs secondaires, alors il s'interdit la connexion personnelle avec le Fils de Dieu, crucifié et ressuscité, consomme peu à peu le péché d'apostasie, et se retrouve à la fin du côté de l'Antéchrist.

VI. Dans la préface de «Les Trois Dialogues» Soloviev raconte qu'à son époque, dans quelque gouvernorat de la Russie avait commencé à se propager une nouvelle religion, qui avait extrêmement simplifié son activité de culte. Ses adeptes «après avoir pratiqué dans un recoin obscur du mur de l'isba un trou de taille moyenne... y appliquaient leurs lèvres et répétaient à de nombreuses reprises avec insistance: ô mon isba, ô mon trou, sauve-moi!». Dans cette incroyable aberration - note Soloviev - il y avait au moins l'avantage de l'utilisation correcte des termes: «l'isba, ils l'appelaient isba et le trou ... ils l'appelaient trou».

Dans notre monde, c'est encore pire, poursuit implacablement le philosophe. «L'homme a perdu la vieille franchise. Son isba a reçu le nom de «royaume de Dieu sur terre»; quant à son trou, on a commencé à l'appeler «nouvel évangile». (Ici, la controverse avec Tolstoï vient à découvert, et se fait même féroce). Mais le christianisme sans le Christ et sans la bonne nouvelle d'une résurrection réelle et personnelle «est la même chose qu'un espace vide, qu'un simple trou, percé dans une isba de paysans».

En conclusion, il me semble que, même et surtout aujourd'hui, nous sommes aux prises avec la culture de «l'ouverture» pure et simple, de la liberté sans contenu, du rien existentiel. Ceci est la plus grande tragédie de notre temps. Mais la tragédie devient encore plus grande quand à ces «rien», à ces «ouvertures», à ces «trous» on attribue pour l'amour du dialogue une trompeuse étiquette chrétienne. En dehors du Christ - personne concrète, réalité vivante, événement - il y a seulement le «vide de l'homme» et son désespoir. Dans le Christ, qui est le plérôme du Père, l'homme trouve sa plénitude et sa seule espérance.