"On tire à balles réelles"

... en particulier en Allemagne, dans l'attente de décisions papales concernant la communion aux "divorcés remariés". Le cardinal Müller est dans l'oeil du cyclone. Précisions de Giuseppe Nardi

 
Pour l’Église allemande « libérale », le cardinal Müller est le grand empêcheur de tourner en rond, un obstacle énorme (pas seulement à cause de sa stature) sur la route d'une « autre » Eglise à construire.

Luttes intestines sans merci dans l’Église :
le journal 'Bild' s'en prend au cardinal Müller

www.katholisches.info
10 décembre 2015.
Giuseppe Nardi
(traduction d'Isabelle)

(Rome) L’Église attend la décision que prendra le pape François sur la communion des divorcés remariés. Ce sera le premier test progressiste pour le pape argentin. Ce dernier avait espéré, en convoquant un double synode, lui faire endosser la responsabilité de cette décision, qu'il n'aurait plus eu qu'à approuver. Mais il en est allé autrement. En arrière-fond, d'autres points de l'agenda progressiste réclament une décision. Dans les coulisses, sévit une lutte de pouvoir impitoyable, où tous les camps ne jouent pas franc jeu. Le « beau monde » des intrigues et guerre de tranchées ecclésiales s'est concentré particulièrement autour de la fête de l'Immaculée Conception. L’Église allemande y joue un rôle central. Et surtout : on tire à balles réelles.

Plutôt qu'un compte rendu chronologique, ce qui suit est une présentation de quelques-uns des acteurs principaux.


¤ Le cardinal Kasper, membre du groupe secret Saint-Gall et du team Bergoglio, spiritus rector pontifical
Le cardinal Walter Kasper, membre du groupe secret Saint-Gall, qui devait empêcher l'élection du pape Benoît XVI, membre du « Bergoglio Team » qui visait à préparer, par l'élection du pape François, un pontificat anti-ratzinguérien, est tenu pour le spiritus rector (directeur spirituel) incontesté de ce pontificat. Le « théologien du pape » est l'inspirateur de la « nouvelle miséricorde » et, dans la foulée, du double synode, qui devait imposer de force la communion pour les divorcés remariés, et aussi de l'année sainte de la miséricorde, – contre une Eglise perçue, ainsi que le cardinal l'a confié il y a quelques jours à Radio Vatican, comme «dépourvue de miséricorde».


¤ Le cardinal Lehmann, membre du groupe secret Saint-Gall et du team Bergoglio, et orateur à la conférence : « Das Konzil 'eröffnen' » (Ouvrir le Concile)
Le cardinal Karl Lehmann, membre du groupe secret Saint-Gall, qui devait empêcher l'élection du pape Benoît XVI, membre du team Bergoglio, qui visait à préparer, par l'élection du pape François, un pontificat anti-ratzingérien, a réclamé, ce 8 décembre, avec 200 autres théologiens « des réformes à l'intérieur de l'Eglise ». Jusqu'il y a quelques années, on parlait encore de « l'Eglise Lehmann » quand on voulait désigner l’Église catholique dans la République fédérale d'Allemagne. Ces derniers temps, le calme s'était fait autour de ce prince de l’Église, vieillissant certes, mais toujours revendicateur. La « lointaine et mauvaise » Rome s'était efforcée, durant le pontificat polonais, de le discipliner et de le neutraliser, en usant de caresses et de promotions. Avec un succès mitigé. Lehmann ne parut se résigner qu'après l'élection de Benoît XVI.
La renonciation inattendue et mystérieuse du pape allemand a brusquement réveillé la vigueur de Lehmann. Il s'est résolument engagé au sein du team Bergoglio pour oeuvrer à la mise en place d'un pontificat entièrement neuf, entièrement différent.
Une conférence de trois jours à Munich, au titre éloquent : « Ouvrir le concile », a offert un cadre à l'exigence de réforme désormais affirmée. L'occasion en était le cinquantième anniversaire de la clôture du concile Vatican II. Le pape François « a rendu la liberté à l'Eglise », a déclaré Lehmann à la presse. La conférence de Munich, à laquelle participait aussi le cardinal Reinhard Marx, offrait une tribune pour déplorer les « nombreuses lacunes » dans la mise en application du Concile. « La réforme concilaire » s'est enlisée à mi-chemin, tel est le diagnostic complet.

¤ « Structure synodale et troisième concile du Vatican »
La faute en incombe aux pontificats « restaurateurs » de Jean-Paul II et de Benoît XVI, qui ont promu un mouvement de réaction « conservateur », évalué négativement. A l'opposé de celui-ci, disent-ils, on peut voir que le pontificat du pape François renoue avec le pontificat de Jean XXIII, le pape qui a ouvert toute grande la porte au Concile. Une porte qui fut presque refermée, mais qu'il s'agit maintenant de rouvrir d'urgence. Dans cette perspective, on parle sans détour d'une « autre », d'une « nouvelle compréhension de l'Eglise », qu'aurait introduite le concile Vatican II. Voici ce qu'ont rapporté les agences de presse des conférences épiscopales KNA et KAP : « Le concile Vatican II fut l'événement ecclésial le plus important du XXe siècle. Il s'est terminé le 8 décembre 1965. Les pères conciliaires ont introduit d'importantes réformes, au nombre desquelles la liturgie en langue vernaculaire, la reconnaissance de la liberté religieuse, des relations oecuméniques plus fortes et le dialogue avec les autres religions. Dans le document « Lumen Gentium », l'assemblée conciliaire a formulé une nouvelle compréhension de l'Eglise ; la constitution sur la liturgie, « Sacrosanctum Concilium », a débouché sur une réforme, accomplie partout en 1970, de la messe catholique ».
Lehmann, président d'honneur de la conférence de Munich, rejoint avec son appel, où se mêlent soutien et pression, l'agenda de Kasper à Rome. L'Eglise allemande se voit elle-même comme un groupe de pression qui pousse à une « autre Eglise ». L'allusion des 200 théolgiens est claire. Que l'on veuille y voir la demande d'un concile Vatican III ou d'un concile permanent n'est que secondaire. Lehmann l'a en tout cas déclaré sans ambages au Kölner Stadt-Anzeiger : Il faut renforcer la structure synodale de l’Église. « S'il subsiste des questions que seule peut aborder une nouvelle assemblée à l'échelle mondiale, il peut aussi y avoir un troisième concile du Vatican. » Le trouble est si fort dans la très « libérale » Eglise allemande qu'elle semble courir à la catharsis par auto-destruction.
Maître d'oeuvre du succès de l'élection pontificale, le team Bergoglio tient le pape François pour son obligé. Et celui-ci s'est, jusqu'ici, montré très reconnaissant. Deux des quatre membres du « Dream team », les cardinaux Kasper et Danneels, ont à tout moment un accès direct auprès de lui. Et le pape François lui-même a souligné à plusieurs reprises l'influence de Kasper sur son pontificat. Le 17 mars 2013 déjà, lors de son premier Angelus en tant que pape, il a exprimé une première fois sa gratitude envers l'ancien évêque de Rottenburg-Stuttgart et annoncé la « nouvelle miséricorde ». Laquelle, selon le pape, renvoie au cardinal Kasper, et plus précisément à son ouvrage, qu'il a reçu de lui pendant le conclave. Si ce n'est pas là « payer ses dettes » vite et généreusement, qu'est-ce donc ?


¤ Le cardinal Danneels, le groupe secret Saint-Gall et le Bergoglio Team
Le cardinal flamand Danneels est à classer dans le cercle d'influence de « l'Eglise allemande » au sens large Il a été appelé personnellement par le pape pour participer aux deux synodes sur la famille, et nommé en premier sur la liste des invités. François a réduit à néant la tentative du pape Benoît XVI pour corriger le cours de l'Eglise belge. Mgr Rauber, le nonce apostolique agissant de concert avec Danneels en vue de la succession au siège métropolitain de Malines-Bruxelles, en 2010, avait essuyé un échec du fait de Benoît XVI et il s'en était pris publiquement au pape allemand. Il fut, de manière ostentatoire, élevé par François à la pourpre cardinalice pour « services rendus à l'Eglise », alors que cette même dignité fut refusée par le pape à l'archevêque nommé par Benoît XVI, Mgr. André-Joseph Léonard. En 2015, Mgr Léonard est devenu émérite et François a finalement pu installer sur le siège archiépiscopal de Malines-Bruxelles le candidat voulu par Danneels.


¤ Le cardinal Müller, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, l'adversaire dans le conflit intra-allemand
Le cardinal Müller, par sa position comme préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, mais surtout en tant qu'allemand, joue le rôle central dans la résistance intra-germanique face à l'Eglise allemande « libérale ». L'Eglise allemande (un terme qui recouvre tout l'espace germanophone) s'agite depuis bien longtemps.
La patience et l'indulgence que Rome a témoignées envers elle ne furent pas payées de retour, comme le montrent les figures de Lehmann et de Kasper, promues aux plus hautes fonctions et au rang cardinalice. A des phases d'apaisement succédèrent toujours des poussées de rébellion, de plus en plus radicales. Cela est visible dans le fait que les mesures de réaction restent superficielles mais n'apportent aucun renouveau en profondeur de la foi. Il faut en chercher la raison dans la force capillaire d'une Eglise allemande en proie à des divisions internes, suffisante, riche mais faible dans la foi. Les représentants de cette tendance se trouvent, pour les questions de foi et de discipline, à la marge de l'Eglise. Avec, toujours, un pied dehors, et, dans bien des cas, les deux. Dans le même temps, ils ont le contrôle d'un certain nombre de leviers importants dans l'Eglise.
Annoncer la foi et rendre l’Église visible dans le monde : cela se fait toujours sans conviction, avec des réserves, des silences et de distorsions de vérités de foi pourtant centrales. Une propension au compromis modulable est leur caractéristique principale.
Aucune critique à l'égard de leurs propres décisions et de leurs propre personne n'est admise : elle est sanctionnée sans merci. On chasse ou on révoque par des purges les évêques qui se risquent à s'opposer explicitement à la ligne libérale. Ces purges servent à l'«hygiène» de l'esprit, mais relèvent en premier lieu de luttes d'influence politique. Seule en effet la cohésion peut assurer l'influence. Celui qui sort du rang, est lui-même responsable de son éloignement, car il a violé la fraternité collégiale. La liste est longue et s'étend de Mgr Haas et de Mgr Krenn jusqu'aux évêques Mixa, Tebartz-van Elst et Mgr Wagner, évêque désigné.
A Rome, des journalistes d'investigation ont publié deux ouvrages avec des documents du Vatican qui leur ont été transmis subrepticement. Ils disent en substance : une curie romaine rapace boycotte le bon pape François (Gianluigi Nuzzi). On vise bien sûr à créer une analogie avec le « bon pape Jean XXIII » …
Puis, le pape fait arrêter deux collaborateurs du Vatican, Mgr Vallejo Balda de l'Opus Dei et la très active spécialiste en relations publiques, Francesca Chaouqui, et les traduit devant la justice. En cela, il se montre moins magnanime que tous ses prédécesseurs de « l'ère nouvelle », c'est à dire depuis la convocation du concile Vatican II. Contre ces deux personnes, qu'il avait nommées de son propre chef, François avait été explicitement mis en garde.


¤ Vatileaks, ses ramifications et son utilité
L'affaire, que l'on a appelée Vatileaks 2, l en outre, par décision du pape, des perquisitions dans les locaux de la curie romaine. On a trouvé, dans le palais de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, 20.000 Euro en argent liquide, dont l'affectation reste à éclaircir. Rien de très important, pourrait-on penser. Mais il n'en est pas ainsi dans une guerre larvée. La nouvelle arriva en un éclair dans les bureaux de la rédaction du journal
Bild. Ce qui paraît surprenant, s'agissant d'une enquête interne au Vatican. Bild a réagi comme l'avait prévu celui qui a transmis l'information : le journal a sorti immédiatement la grosse artillerie et, comme « on » le souhaitait, précisément contre le cardinal Müller. Le lien entre l'argent et le cardinal Müller est sans fondement. Déjà le gros titre à scandale : « Razzia chez le cardinal Müller » ne rend pas compte des faits. On aurait tout aussi bien pu mettre : « Razzia au Vatican », « Razzia à Sainte-Marthe » ou « Razzia chez le pape François » . Le gros titre est un programme. Puisque le cardinal allemand est le chef de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, on insinue qu'il y aurait une sorte de caisse noire.
Bild va encore plus loin en affirmant que le cardinal aurait été «l'objet d'une enquête». Rien de tel n'a été confirmé par le Vatican, ainsi que l'a déclaré le porte-parole Lombardi interrogé à ce sujet. Bref, il s'agit ici d'exercer une pression pour détruire une image, le b.a.-ba dans une lutte intestine. Il est évident que le Cardinal Müller doit en sortir affaibli. Les rédacteurs de Bild sont des professionnels. Il savent comment on doit s'y prendre pour sauver ou noircir quelqu'un par des informations.
Cette attaque ne se comprend qu'à partir d'un lutte interne à l’Église, un conflit qui concerne l'Eglise universelle mais se présente surtout comme un conflit intra-allemand.
Pour l’Église allemande « libérale », le cardinal Müller est le grand empêcheur de tourner en rond, un obstacle énorme (pas seulement à cause de sa stature) sur la route d'une « autre » Eglise à construire. La salve du journal Bild indique aussi quels sont les réseaux. Car enfin, la gazette de boulevard, qui ne cherche qu'à amuser l'Allemagne populaire, ne régirait pas de manière aussi impulsive sur n'importe quel autre nom. Celui qui a transmis l'information n'a pas seulement de bons contacts, mais il existe aussi une certaine convergence d'intérêts quels qu'ils puissent être.

Le « beau monde » des intrigues et des luttes d'influence à l'intérieur de l'Eglise continuera avec des suites variables. L'attaque de Bild contre le cardinal Müller montre que l'on tire à balles réelles. Il y a quelqu'un qui semble s'impatienter