Où est ma mallette?

La "théologie de la sacoche noire" (dixit Aleteia) du pape François. Long article du site <The Atlantic>, qui dévoile un peu mieux la personnalité du Pape.

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Un lecteur a attiré mon attention sur cet article très intéressant (et du reste pas vraiment à charge) qui complète le portrait de ce Pape si “spontané” - comme nous avons encore pu le constater à travers des gestes récents (cf. Le pape et le péché d'humilité ). A cet égard, l'anecdote de la sacoche noire, qui ouvre l'article, est particulièrement significative.
Isabelle a eu la gentillesse de le traduire en entier, malgré sa longueur!

Où le pape François apprit l’humilité.

www.theatlantic.com
Traduction par Isabelle

Pour le souverain pontife, être humble est moins un trait de caractère qu’un choix dicté par le calcul.

« Où est ma mallette ? » demande le pape François. L’entourage pontifical est arrivé à l’aéroport de Fiumicino, à Rome, pour le premier voyage à l’étranger du souverain pontife. Jorge Mario Bergoglio, pape depuis tout juste quatre mois, est sur le point de partir pour Rio de Janeiro, où 3, 5 millions de jeunes, originaires de 178 pays, l’attendent pour le saluer aux Journées Mondiales de la Jeunesse au Brésil. Et il ne parvient pas à trouver sa mallette.
« On l’a mise dans l’avion » explique un assistant.
« Mais je veux la porter à bord » dit le pape.
« Cela n’est pas nécessaire, elle y est déjà » réplique l’assistant.
« Vous ne comprenez pas » dit François. « Allez dans l’avion. Prenez la mallette. Et rapportez-la ici, s’il vous plaît ».


Les journalistes, qui attendaient déjà dans l’avion, virent bientôt, depuis leurs hublots, le pape François, portant à la main gauche une mallette noire, se diriger délibérément vers l’appareil, à travers une foule de fonctionnaires. C’était toute une histoire : jamais encore un pape n’avait porté son propre bagage.
Une heure et demie plus tard, au cours d’une conférence de presse improvisée à bord, après que le pape eût beaucoup parlé des jeunes sans emploi qui se sentent mis au rebut par une société qui, depuis longtemps, traite semblablement les vieux comme un déchet, un journaliste demande ce qu’il y a à l’intérieur de la mallette. « Pas les codes de la bombe atomique » plaisante le pape. Alors, que pouvait-elle bien contenir ? « Mon rasoir, mon bréviaire, mon agenda, un livre –sur sainte Thérèse de Lisieux que j’aime beaucoup…Je prends toujours ce bagage quand je voyage. C’est normal. Nous devons nous habituer à ce que ce soit normal » ajoute-t-il.

C’est une « normalité » nouvelle : François s’est présenté au monde comme une icône de simplicité et d’humilité, renonçant aux limousines pontificales et au faste du palais apostolique, se faisant conduire plutôt en Ford Focus et vivant à l’hôtellerie du Vatican. Toutefois, être simple peut s’avérer compliqué quand on est à la tête d’une des plus grandes religions du monde et chef d’état de surcroît. Et la vie de François montre que l’humilité n’est pas chez lui une qualité innée mais un choix, procédant d’un calcul religieux et parfois politique.

* * *

L’ascension de Bergoglio dans la hiérarchie la Compagnie de Jésus, un ordre religieux de l’Eglise catholique connu aussi sous le nom de « jésuites », fut remarquablement rapide.
En avril 1973, tout juste âgé de 36 ans, il devint « provincial », c'est-à-dire supérieur de tous les jésuites de son propre pays, l’Argentine, mais aussi de l’Uruguay voisin. Mais des tensions engendrèrent des factions pro- et anti-Bergoglio, qui divisèrent la province et aboutirent finalement à la décision du quartier-général des jésuites à Rome d’exiler Bergoglio à Cordoba, deuxième ville d’Argentine, à plus de 600km de la capitale.

Il y avait deux principaux terrains d’affrontement, en relation l’un avec l’autre. L’un était religieux et l’autre politique. La division religieuse concernait le Concile Vatican II qui fit trembler l’Eglise Catholique sur ses fondations entre 1962 et 1965. Vatican II, pour reprendre une expression célèbre, ouvrit toutes grandes les fenêtres d’une Eglise qui recherchait une plus grande interaction avec la société pour pouvoir mieux agir sur elle. Quand, de divers côtés de l’Eglise, on se mit à rechercher comment appliquer les idées du Concile, on vit apparaître et s’intensifier, parmi les jésuites d’Argentine, une polarisation entre conservateurs et progressistes. Les conservateurs voulaient continuer à se concentrer sur leur vie proprement religieuse et poursuivre leur rôle social traditionnel : l’éducation de la jeune génération de l’élite nantie du pays. Les progressistes voulaient une spiritualité plus ouverte sur le monde et un déplacement de leur action vers les pauvres sans instruction des bidonvilles. La division politique portait sur la théologie de la libération, une nouvelle approche de la doctrine catholique qui exprimait la nécessité d’une libération des pauvres, qui ne soit pas seulement spirituelle, mais vise aussi les injustices économiques, politiques et sociales. Cela enthousiasmait les progressistes. Les conservateurs, par contre, rejetaient la théologie de la libération qu’ils considéraient comme marxiste et voyaient en elle un moyen de faire pénétrer subrepticement le communisme en Amérique Latine.


De son propre aveu, Bergoglio était un animal politique. Comme adolescent, il s’était intéressé aux relations entre la foi et le communisme. Mais l’essentiel de sa formation politique se fit dans le contexte du péronisme, un conglomérat, propre à l’Argentine, de forces qui ne sont jamais associées ailleurs : la force militaire, les syndicats et l’Eglise.
Le péronisme, qui tire son nom du Général Juan Domingo Peron, président du pays pendant 10 ans à partir de 1946, avait ses racines dans la doctrine sociale de l’Eglise et comportait, outre une nouvelle industrialisation destinée à relancer l’économie, une substantielle redistribution des richesses qui devait en faire bénéficier les classes laborieuses. Les péronistes se voyaient eux-mêmes comme des socialistes mais leur politique les rapprochait à bien des égards plus du fascisme de Mussolini en Italie ou de celui de Franco en Espagne. Le trait distinctif du péronisme, c’était sa manière d’associer la force militaire et l’autorité morale de l’Eglise pour soutenir des politique autoritaires, qui allaient jusqu’à la suppression de l’opposition et de la liberté de la presse.

Ce manque de consistance idéologique conduisit à l’éclatement du mouvement péroniste en factions différentes. Certains, à l’extrême-gauche, élaborèrent des positions anti-cléricales et anti-catholiques. Les péronistes de droite en revanche se voyaient comme les défenseurs de la nation, de la propriété privée et du catholicisme contre les hordes communistes athées. Les factions péronistes ne divergeaient pas seulement sur le plan des idées ; elles finirent par créer des escadrons de la mort qui écumaient les rues, dans des expéditions meurtrières visant les adversaires. Entre 1973 et 1976, une guerre civile virtuelle sévissait dans les rues de Buenos Aires. Certains historiens ont estimé que ces trois années ont fait autant de victimes que la dictature militaire au cours de la « sale guerre » qui suivit le coup d’état militaire de 1976 et dura jusqu’en 1983. Les jésuites aussi connurent la même division. L’aile progressiste se rangeait aux côtés des mouvements politiques de la campagne qui travaillaient avec les pauvres. D’autres, comme Bergoglio, tendaient à voir le péronisme et l’état comme pourvoyeur de solutions.


Tandis que la polarisation s’intensifiait entre une aile gauche, athée et opposée à l’Eglise, et une aile droite qui prétendait agir pour défendre l’Eglise et ses valeurs, Bergoglio pensait qu’il était impossible de tenir le milieu. Il fustigea la théorie de la libération chez les jésuites. Les progressistes à l’intérieur de la Compagnie l’accusèrent de collusion de fait avec la vision du monde de la droite, sinon avec sa stratégie. En regardant tout cela rétrospectivement, il admit, au cours de sa première interview en tant que pape : « J’ai dû affronter des situations difficiles et j’ai pris les décisions brusquement et tout seul. Ma façon autoritaire et rapide de prendre des décisions m’a valu de graves problèmes et j’ai été accusé d’être un ultra-conservateur . »

Un combat titanesque s’engagea pour l’âme du catholicisme. Bergoglio avait de forts soutiens à l’intérieur de la Compagnie quand il devint provincial en 1973. Mais au moment où il acheva son mandat de recteur du séminaire jésuite de Buenos Aires en 1986, ceux qui le vouaient aux gémonies étaient devenus plus nombreux que ceux qui l’aimaient. En 1990, l’appui dont il jouissait à l’intérieur de l’ordre s’était érodé du fait de son style autoritaire et de son incapacité foncière, selon les termes du père jésuite Frank Brennan «à lâcher les rênes lorsqu’un provincial (jésuite) de tempérament différent fut mis en selle ». Un autre jésuite en vue m’a dit : « Il rendait réellement les gens fous à toujours répéter qu’il était le seul à savoir comment bien faire les choses. A la fin les autres jésuites ont dit : « Assez » ».

Au moment où il fut envoyé en exil, environ les deux tiers des jésuites d’Argentine ne le supportaient plus, si l’on en croit un autre jésuite de Rome. Dans sa première interview après son élection, François attribua cette évolution à son propre « style de gouvernement comme jésuite au début ….. Je me trouvai provincial alors que j’étais encore très jeune. J’avais seulement 36 ans. C’était fou ». Comme jeune prêtre, en position de pouvoir, Bergoglio n’avait pas la maturité nécessaire pour faire face aux pressions des factions jésuites rivales, au Vatican et à une brutale dictature militaire.

En réponse à ces clivages au sein de la communauté jésuite argentine, les supérieurs jésuites de Rome finirent par décider d’ôter à Bergoglio, alors âgé de 50 ans, toutes ses responsabilités. En 1990 il fut envoyé à Cordoba pour y vivre dans la résidence des jésuites, prier et travailler à son doctorat. Mais il ne lui était pas permis de dire la messe en public dans l’église jésuite. Il pouvait seulement s’y rendre pour entendre les confessions. Il ne pouvait pas non plus donner, sans permission, des coups de téléphone. Ses lettres étaient contrôlées. On demanda à ses partisans de ne pas prendre contact avec lui. Il devait être complètement ostracisé par ses pairs.

A Cordoba, Bergoglio fit un retour sur lui-même. Son principal engagement spirituel public consistait à écouter les confessions. Il passa beaucoup de temps à regarder par la fenêtre et à parcourir les rues, de la résidence jésuite jusqu’à l’église, le long d’un axe qui traversait divers quartiers de la ville. Des gens de tous horizons –professeurs, étudiants, avocats, mais aussi des gens ordinaires –fréquentaient l’église pour le sacrement de pénitence. Il trouvait ses relations avec les pauvres particulièrement interpelantes.

« Cordoba fut, pour Bergoglio, un lieu d’humilité et d’humiliation » dit le père Guillermo Marco qui fut plus tard le bras droit de Bergoglio pour les affaires publiques dans le diocèse de Buenos Aires. Il semble qu’il y ait eu là plus qu’un enseignement tiré de l’expérience. François admit plus tard avoir fait « des centaines d’erreurs » lorsqu’il était supérieur des jésuites d’Argentine. Cordoba fut, comme il le révéla dans sa première interview en tant que pape, « un moment de grande crise intérieure ».

En 1992, quand Bergoglio revint à Buenos Aires comme évêque auxiliaire, il avait totalement repensé sa manière d’exercer l’autorité. Son style comportait plus de délégation et de participation. Et sa manière d’agir aussi était très différente. Il développa ce qui devint une de ses habitudes les plus connues : terminer toutes les rencontres en demandant à son interlocuteur de prier pour lui.

Pour le Bergoglio nouveau, l’humilité était plus une posture intellectuelle qu’un tempérament personnel– un outil qu’il développa pour lutter contre ce qui était, il l’avait appris, la faiblesse de sa propre personnalité avec ses traits rigides, autoritaires et égotistes. A Cordoba, Bergoglio eut deux longues années pour réfléchir sur les divisions créées par sa direction des jésuites argentins et sur ce qu’il avait raté ou mal fait durant « la sale guerre ».

Mais le changement avait d’autres raisons : l’Histoire était aussi un facteur important. Le monde autour de lui avait changé. Les premières idées politiques de Bergoglio s’étaient formées à l’époque de la guerre froide, dans la crainte que le communisme athée, d’inspiration soviétique, ne supplantât à la fois le capitalisme et le catholicisme en Amérique Latine, avec Cuba comme point d’appui. Mais, après la chute du Mur de Berlin, l’Union Soviétique et son empire s’effondrèrent. Le courant dominant du catholicisme intégra certaines des intuitions clés de la théologie de la libération : comme l’idée que le péché ne réside pas seulement dans la malice des actes individuels mais peut aussi se trouver dans des structures économiques déséquilibrées. La globalisation ne faisait qu’internationaliser cette injustice. Et cette vérité s’imposa à Bergoglio de manière extrêmement forte lors de la violente crise économique qui secoua l’Argentine en 2001 et plongea la moitié de la population en dessous du seuil de pauvreté. Les solutions macroéconomiques imaginées à Washington par le FMI organisèrent des politiques d’austérité qui rendirent plus dure la vie des plus pauvres. Bergoglio commença à se montrer extrêmement critique envers les formules économiques du capitalisme moderne ; il critiquait particulièrement les spéculations financières pour les dommages qu’elles pouvaient infliger à l’économie réelle. Critiquer l’exploitation des pauvres n’exposait plus au risque d’être rangé du côté du marxisme anti-religieux. Bergoglio commençait à penser différemment l’extrême pauvreté. Il commençait à parler comme un théologien de la libération.

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Bergoglio est plutôt un pragmatique qu’un idéologue. Plus conservateur dans ses jeunes années, il adoptait le style pré-Vatican II pour le culte ( ???), la discipline et la théologie parce qu’il pensait que cela fonctionnait mieux, dit Miguel Yanes qui fut son étudiant en 1975. Mais, comme évêque, puis archevêque, il fit siennes beaucoup des doctrines centrales de la théologie de la libération – sur la pauvreté, l’inégalité et la justice économique – parce que cela correspondait à ses nouvelles priorités.
Dans les premiers mois de son pontificat, de grands gestes comme d’habiter dans deux pièces de l’hôtel du Vatican surprirent et même choquèrent les gens. Mais, depuis, il est devenu évident que ces gestes ne sont pas spontanés et qu’ils ne sont pas non plus des réponses improvisées aux situations dans lesquelles il lui arrive de se trouver. Ils sont planifiés pour baliser ce qui est en réalité le programme de son pontificat. Certains sont destinés au monde et attirent l’attention des medias mais d’autres visent les responsables de l’Eglise et les fidèles ordinaires.

Dans l’avion pontifical qui le ramenait à Rome après les journées mondiales de la Jeunesse au Brésil, un autre incident attira l’attention du monde sur le regard jeté par le nouveau pape sur ceux que l’Eglise et la société ont exclus ou marginalisés. Durant la conférence de presse en vol, on posa à François la question de savoir s’il était vrai qu’il y eût au Vatican des coteries de prêtres homosexuels, comme cela avait été largement rapporté depuis que des documents fuités du Vatican avaient traité ces groupes de « lobby gay ». Le pape répondit : « Nous devons faire une distinction entre le fait qu’une personne soit homosexuelle et le lobby parce que les lobbies ne sont pas bons. Ils sont mauvais. Si une personne est gay et cherche le Seigneur et est de bonne volonté, qui suis-je pour juger cette personne ? ».

Ces 5 mots « Qui suis-je pour juger ? » ont résonné sur toute la planète. Ils n’ont pas changé la doctrine catholique mais, avec quelques-unes des autres réponses qu’il a données aux journalistes au cours de ce vol, ils ont envoyé des signaux qui indiquent, dans beaucoup de domaines, un changement d’attitude. Mais c’et la remarque sur le fait de ne pas juger qui a retenu l’attention des medias. Le New Yorker titrait ainsi : « François redéfinit la papauté ». Ce qui était si subtil dans cette réponse, dit le commentateur catholique américain Michael Sean Winters, c’est qu’elle n’était pas seulement un message sur l’homosexualité. « Cela n’était qu’accidentel » dit Winters. « Le pape François disait en réalité quelque chose à propos de ce qu’il pense que signifie être un chrétien, et spécialement un leader chrétien ».

En fait , c’était plus que cela. Comme cela est devenu clair il y a quelques mois, lorsque le pape publia sa grande encyclique sur l’environnement Laudato Si, il ne s’adresse pas seulement aux catholiques ou aux chrétiens mais, dans les mots mêmes du texte , « à tous les hommes de bonne volonté » . Ayant lui-même changé, il semble vouloir que le monde entier opère une semblable conversion.

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Article adapté du livre de Paul Vallely, Pope Francis : the struggle for the soul of catholicism.