Pape vs Eglise

"Anatomie d'une guerre civile catholique", vue par Damian Thompson, qui ne mâche plus du tout ses mots

 

Pape vs Eglise:
Anatomie d'une guerre civile catholique

Ses réformes en saupoudrage et ses déclarations sauvages font qu'il semble hors de contrôle pour les catholiques conservateurs ordinaires.

Damian Thompson
The Spectator
6 novembre 2015
(Notre traduction)


Dimanche dernier, le quotidien italien La Repubblica a publié un article d'Eugenio Scalfari, un des plus célèbres journalistes du pays, dans lequel il affirmait que François venait de lui dire qu'«à la fin des parcours, plus rapides ou plus lents, tous les divorcés qui le demanderont [à recevoir la Sainte Communion] seront admis».
L'opinion catholique a été stupéfaite. Le pape venait de présider au Vatican un synode des évêques de 3 semaines, fortement divisé sur l'opportunité d'autoriser les catholiques divorcés remariés à recevoir le sacrement. En fin de compte, il a voté pour ne pas dire grand chose.
Le lundi, le porte-parole du pape, le père Federico Lombardi, a dit que le rapport de Scalfari n'était «en aucune façon fiable» et «ne [pouvait] pas être considéré comme la pensée du Pape».
Assez juste, direz-vous. Scalfari a 91 ans. En outre, il ne prend pas de notes lors de ses entretiens ou utilise un magnétophone. Evidemment, il n'est pas «fiable».
Mais cela n'a pas satisfait les médias. Ils ont souligné que le pape savait exactement où il s'engageait. C'est la quatrième fois qu'il choisit de donner une interview à un homme qui fait confiance à sa mémoire nonagénaire. Lors de leur dernière rencontre, Scalfari citait le Pape pour avoir dit que 2% des prêtres catholiques étaient pédophiles, y compris des évêques et des cardinaux. Le pauvre Lombardi a dû là aussi réparer les dégats. Les catholiques ont accordé à François le bénéfice du doute. Cette fois, beaucoup d'entre eux disent: peu importe Scalfari, comment pouvez-vous faire confiance à ce que dit le pape?

Nous sommes dans ce pontificat depuis deux ans et demi. Mais c'est seulement le mois dernier que les catholiques conservateurs 'ordinaires', par opposition aux traditionalistes intransigeants, ont commencé à dire que François est hors de contrôle.
Hors de contrôle, notez-le. Il n'a pas «perdu le contrôle», ce qui n'est pas aussi grave. Aucun pontife de mémoire vivante n'a éveillé la crainte spécifique qui se répand aujourd'hui dans l'Eglise: que le magistère, l'autorité d'enseignement dévolu à Pierre par Jésus, ne soit pas en sûreté dans ses mains.
Il reste encore aux médias non-catholiques à saisir la nature mortelle de la crise que connaît le pape argentin. Ils peuvent voir que son style public est désinvolte et aventureux; de ses remarques impromptues, ils concluent qu'il est libéral (selon les normes papales) sur les questions sensibles de la morale sexuelle, et considère les évêques conservateurs durs de cœur comme des hypocrites.
Tout cela est vrai. Mais il y a une chose que les journalistes - et les millions de fans laïcs du pape - saisissent très mal. Ils supposent, d'après son style accessible et sa préférence pour le titre modeste d'«évêque de Rome», que Jorge Bergoglio prend la charge de Souverain Pontife à la légère.
Comme toute personne travaillant au Vatican vous le dira, ce n'est pas le cas. François exerce le pouvoir avec une confiance en lui-même digne de saint Jean-Paul II, le pape polonais dont la guerre sainte contre le communisme s'est terminée par l'effondrement du bloc soviétique.
Mais les similitudes s'arrêtent là. Jean-Paul II n'a jamais caché la nature de sa mission. Il était déterminé à clarifier et consolider les enseignements de l'Église. François, en revanche, veut aller vers une moins Eglise plus compassionnelle, moins liée par les règles. Mais il refuse de dire jusqu'où il est prêt à aller. Par moments, il ressemble à un automobiliste roulant à pleine vitesse sans carte ni rétroviseur. Et quand la voiture cale, comme elle l'a fait lors du synode sur la famille d'octobre dernier, il fait son Basil Fawlty et tape sur le capot avec un bâton.
Les non-catholiques ont été beaucoup plus intéressés par les déclarations «historiques» de François sur le changement climatique que par le synode, qui a été dominé par les querelles sur l'éligibilité des catholiques divorcés remariés à recevoir la communion.
L'encyclique Laudato Si' a provisoirement donné un coup de fouet aux militants du climat. C'est la conférence sur la famille qui était historique, mais pas dans le bon sens. Durant le synode, des fidèles catholiques 'ordinaires' ont commencé à se demander si le jugement de François l'avait déserté - ou s'il avait toujours été un homme bien plus bizarre que ce que son image publique insouciante suggérait.
Dans les cercles de l'église, les problèmes ont commencé en octobre de l'année dernière, quand le pape a convoqué un synode préparatoire «extraordinaire» qui est tombé en miettes sous ses yeux. A mi-parcours, les organisateurs - choisis par François - ont annoncé que le Synode était favorable à la levée de l'interdiction de la communion [pour les divorcés] et voulait reconnaître les aspects positifs des relations homosexuelles.
Les médias se sont réjouis, jusqu'à ce qu'il apparaisse que les organisateurs racontaient n'importe quoi. Les évêques du synode, y compris d'importants cardinaux n'étaient favorables ni à l'un ni à l'autre. Le Cardinal George Pell, le conservateur australien qui sert de chancelier de l'Échiquier au pape, a piqué une crise - et quand Pell est en colère, vous êtes vraiment au courant. Le vote final a rejeté les deux propositions. François a cependant exigé que le synode de cette année réexamine la question de la communion pour les divorcés.

Ce premier synode a été non seulement humiliant pour le pape; il a aussi été bizarre. Pourquoi François a-t-il laissé ses lieutenants, le cardinal Lorenzo Baldisseri et l'archevêque Bruno Forte, organiser un briefing qui en fait racontait des mensonges?
Tout autre Pontife aurait envoyé Baldisseri et Forte dans des paroisses de l'Antarctique, après un tel ratage. Au lieu de cela, à la stupéfaction générale, le Pape les a invités à prendre en main le synode principal du mois dernier. Ré-invité aussi le Cardinal Walter Kasper, théologien allemand ultra-libéral âgé de 82 ans qui veut balayer tous les obstacles à la réception de la communion des couples remariés.
Pour faire court, François a indiqué clairement qu'il était d'accord avec Kasper. Mais il savait aussi que la majorité des évêques au synode de cette année étaient pour le maintien de l'interdiction. Pourquoi alors a-t-il insisté afin qu'ils en discutent, étant donné qu'ils n'auraient jamais voté comme il le voulait?
D'importants cardinaux étaient perplexes - et furieux qu'un synode sur la crise mondiale de la vie familiale soit dominé par la querelle sur cette question. Une semaine avant son début (?), 13 cardinaux menés par Pell ont écrit une lettre au Pape, lui demandant de ne pas laisser faire cela - et aussi exprimant leurs soupçons que la procédure du synode était manipulée pour donner une plus grande importance au point de vue de la minorité kaspérienne.
Comme on s'y attendait, le synode a vite envoyé le projet de Kasper à la corbeille - mais en laissant toujours ouverte la possibilité de quelques changements, car dans les mois précédents le début du synode François avait modifié son équilibre en invitant davantage d'évêques qui partageaient ses opinions libérales.
Cela nous conduit à un détail troublant qui a gravement miné la confiance en François. Parmi ces invités personnels il y avait le très libéral cardinal belge Godfried Danneels, qui, il y a cinq ans, a pris sa retraite dans la honte après avoir été enregistré disant à un homme de taire le fait qu'il avait été abusé par un évêque jusqu'à la retraite de celui-ci.
L'évêque était l'oncle de la victime. Autrement dit, Danneels avait essayé de couvrir des abus sexuels dans une famille. Le Pape François le savait, mais a néammoins décidé de lui donner une place d'honneur dans un synode sur la famille.
Pourquoi, au nom du ciel? "Pour le remercier des votes au conclave" ont dit les conservateurs - une médisance, peut-être, mais le fait que Danneels venait de se vanter qu'il avait aidé Bergoglio à être élu n'a pas aidé.
Le synode s'est terminé dans la confusion, avec un document qui pourrait - ou non - lever l'interdiction de la communion dans quelques cas particuliers. Les deux parties ont cru l'avoir emporté, et ensuite le Pape, selon les mots d'un observateur, "s'est pratiquement mis en rogne".
Dans son discours final François s'est emporté contre "les cœurs fermés qui se cachent derrière les enseignements de l'Église" et "les opinions bornées", ajoutant que "les vrais défenseurs de la doctrine sont non pas ceux qui en défendent la lettre, mais l'esprit".
L'implication était évidente. Les ecclésiastiques qui avaient sans réserve soutenu l'interdiction de la communion étaient les Pharisiens du Jésus de François. Le Pape envoyait des insultes codées à au moins la moitié des évêques du monde, et donnait aussi, semblait-il, la permission aux prêtres de mettre en cause l'enseignement sur la communion et le divorce.
Un prêtre proche du Vatican était consterné mais pas surpris. "Vous voyez le vrai François", a-t-il dit. "Il gronde. Il ne peut pas cacher son mépris pour sa Curie. Et aussi, à la différence de Benoît, ce type récompense ses amis et punit ses ennemis".
Normalement, dans le clergé on ne parle pas du Saint Père comme de "ce type", même si on n'aime pas sa théologie. Mais en ce moment c'est une des descriptions les plus clémentes de François de la part des conservateurs; les autres ne sont pas reproduisibles dans une revue familiale.
L'Église catholique n'avait jamais paru aussi semblable à la Communion Anglicane - qui s'est brisée parce que des fidèles orthodoxes, surtout en Afrique, considéraient que leurs évêques avaient abandonné l'enseignement de Jésus.
Dans le cas du Catholicisme, la crise imminente est à une échelle considérablement plus grande. Pour des millions de Catholiques, la grande force de l'Église est sa certitude, sa cohérence et son immutabilité. Ils s'attendent à ce que le Vicaire du Christ sur terre préserve cette stabilité. Si les papes successifs donnent l'impression d'être hautains et distants, c'est parce qu'ils le doivent, pour conjurer un schisme dans une église mondiale qui a des racines dans tellement de cultures différentes.
Et maintenant, tout à coup, le successeur de Pierre se comporte comme un politicien, se disputant avec les opposants, alléchant le public à coups de petites phrases et faisant par téléphone à des journaliste des déclarations surprenantes que son attaché de presse peut tranquillement rétracter. Il laisse même entendre qu'il n'est pas d'accord avec les enseignements de sa propre Eglise.
Un pape ne peut pas se comporter de cette façon sans changer la nature même de cette Eglise. C'était peut-être l'intention de François; nous n'en sommes qu'à deviner, car il n'a pas encore formulé un programme cohérent de changement et il n'est pas clair qu'il soit intellectuellement outillé pour le faire.

Les catholiques loyaux croient que l'office de Pierre survivra quel que soit celui qui le tient; c'est ce que Jésus a promis.
Mais après le chaos du mois dernier leur foi est mise à l'épreuve à la limite du supportable. On commence à croire que Jorge Bergoglio est l'homme qui a hérité de la papauté pour ensuite la casser.