Scalfari ne ment pas

L'étrange amitié du Pape et du vieux mécréant (24/8/2015)

Le couronnement de cette "amitié" contre-nature serait une conversion du vieux mécréant en question, en grande pompe, avec pourquoi pas un baptême solennel des mains du Pape dans la basilique saint Pierre, par exemple lors de la veilléee pascale. Je ne l'exclus pas tout à fait, si Dieu leur prête vie à tous deux.

>>> Image ci-dessous:
finqui-tuttobene.blogspot.fr/2012/03/eugenio-scalfari-e-la-massoneria

Dans son éditorial hebdomadaire daté du 23 août, dans le journal qu'il a fondé, le vieil anar libéral-libertaire et probablement maçon évoque longuement, une fois de plus, le pape François, et les entretiens qu'il a eus récemment avec lui.
Contrairement à ce qu'affirment certains - parce que cela les arrange, pour exonérer François de toute "faute" -, je ne pense pas qu'il soit sénile: il a toute sa tête, et l'auréole qu'il dessine article après article autour de celle du Pape "révolutionnaire" a certainement des motifs profonds (qui ne tiennent pas forcément aux admirables qualités du Pape) et ne peut être classée au niveau de simples délires dûs au grand âge.
Quant à François, toujours contrairement à ce qu'affirment certains, les mêmes, en fait, il ne renie nullement cette relation. Cela lui serait très facile, il suffirait d'un simple communiqué de la salle de presse. Ce communiqué ne viendra jamais. Mieux: j'ai trouvé l'article par un lien sur le site quasi officiel "Il Sismografo" entièrement au service et à la gloire du Pape argentin.
Ce qui lui donne une légitimité indéniable, et permet de supposer que les propos de Scalfari, non seulement ne déforment pas le Pape, mais reflètent sa vraie pensée.

Parce que je crois que c'est un document intéressant par ce qu'il révèle du Pape, je me suis imposée le pensum de traduire en entier ce dernier article, qui fait le panégyrique de François, mais aussi du secrétaire de la CEI, Mgr Galantino, actuellement au coeur de plusieurs polémiques en Italie, notamment pour des propos incendiaires à propos des "flux migratoires" (pour rester dans un registre modéré!) en provenance de la Méditerrannée: il a qualifié les politiques de son pays de "démarcheurs à quatre sous"... ce qui lui a valu une sévère algarade avec Matteo Salvini, le leader de la Ligue du Nord.

Scalfari évoque ici le meeting de Communion et Libération, qui se déroule ces jours-ci à Rimini (meeting qui n'est plus ce qu'il était, si l'on en croit Antonio Socci, cf. Benoît XVI a enchanté ). Pour l'occasion, le Pape a envoyé un message, dont Scalfari cite des extraits.
Il cite également la lectio donnée par Galantino à ce même meeting, sur Alcide De Gasperi, fondateur de la Démocratie Chrétienne et qui fut président du Conseil de 1945 à 1953. Son opposition de catholique libéral (ancêtre des "catholiques adultes") au Pape XII, qui incarne par contre l'inadmissible (pour Galantino) ingérence de Eglise dans les affaires du monde, y est évaluée de façon positive.
Il y a des allusions à l'histoire de l'Italie (l'unité italienne, qui joue dans l'imaginaire collectif transalpin un peu le rôle de notre révolution... pour faire très court, et son principal artisan, Cavour, lui aussi franc-maçon et anticlérical) et à sa situation politique (la naissance de la Démocratie Chrétienne) que les Français ne connaissent pas forcément, mais ce n'est pas absolument nécessaire pour comprendre les intentions de Scalfari. Il dessine très clairement, par la même occasion, les intentions du Pape. Libre ensuite à chacun d'y croire ou pas.

J'ai rajout quelques sous-titres.

Quand un pape cite Ulysse et s'oppose au pouvoir temporel

par Eugenio Scalfari
www.repubblica.it/politica
23 août 2015
(ma traduction)

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UN PAPE ADMIRABLE ET RÉVOLUTIONNAIRE
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Au-delà des nombreuses occasions que François offre au monde des catholiques, des chrétiens, des fidèles d'autres religions et même des non-croyants, la dernière doit être saisie pour quelques nouveautés importantes de sa prédication: c'est le message envoyé par lui au meeting de Communion et Libération, le jour de l'ouverture, à Rimini, par l'intermédiaire de l'évêque de ce diocèse.
François est assis sur le trône de Pierre depuis deux ans maintenant, et son activité a énormément augmenté. Je dirais son travail, ses initiatives, ses efforts. Et pourtant il n'y paraît pas. Il voyage, écrit, parle, prie, rencontre et surtout pense et combat. C'est un homme comme nous, sa vieillesse avance et il flirte avec les 80 ans, mais il semble miraculé. Peut-être est-ce la foi qui lui transmet une énergie incommensurable. J'ai écrit à plusieurs reprises qu'un homme comme lui, l'Église n'en a pas vu à son sommet depuis mille sept cents ans (??). Mais pas par le savoir théologique, ni par l'opportunisme politique et même pas par le penchant mystique. François a en lui une énergie révolutionnaire et un don prophétique, c'est cela qui le rend exceptionnel.

L'EGLISE DOIT "RENCONTRER LA MODERNITÉ", ET C'EST LA TÂCHE QUE FRANÇOIS S'EST FIXÉE
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Il y a quelques semaines, au cours d'une longue conversation téléphonique après différentes rencontres, je lui ai demandé s'il avait pris en compte la possibilité d'un nouveau Concile, un Vatican III qui discuterait et sanctionnerait les nouveautés révolutionnaires qu'il introduites dans la structure de l'Eglise. Il m'a répondu que non, ajoutant que la tâche qu'il essaie de mener à son terme est le mandat reçu de Vatican II, là où il indique comme finalité la rencontre de l'Église avec le monde moderne. Cinquante ans se sont écoulés depuis lors, et trois papes se sont succédé: Paul VI, Jean-Paul II, Benoît XVI, sans compter le pape Luciani, qui a duré un peu plus d'un mois, et le Pape Jean XXIII, qui a été le promoteur de ce Concile. Certains objectifs prévus par Vatican II ont été atteints, mais la rencontre avec la modernité n'a pas été abordée, et c'est la tâche que François se fixe. Cela soulèvera, sans aucun doute, une forêt de problèmes, mais il a toutes les qualités et toute l'énergie pour les réaliser. Ou du moins c'est ce qu'espèrent ceux qui sont ses amis pour la fermeté, l'humanité et la bonté qui lui sont innées.

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«Ce que nous devons entreprendre, c'est une recherche, qui s'exprime dans des questions sur le sens de la vie et de la mort, sur l'amour, le travail, la justice et le bonheur. Les expériences les plus fréquents qui s'accumulent dans l'âme humaine proviennent de la joie d'une nouvelle rencontre, des déceptions, de la solitude, de la compassion pour la douleur d'autrui, de l'incertitude de l'avenir, de la préoccupation pour un être cher». Et plus loin: «Pourquoi devons-nous souffrir et à la fin mourir? Cela a-t-il encore un sens d'aimer, de travailler, de faire des sacrifices et de s'engager? Que faisons-nous dans le monde?» Et enfin: «Le mythe d'Ulysse nous parle du "nostos algos", la nostalgie qui ne peut trouver de satisfaction que dans une réalité infinie».

Le texte du message envoyé au meeting de Rimini est beaucoup plus long et se termine avec le soutien qui vient du Dieu créateur et miséricordieux et de l'amour du Christ pour les hommes ses frères, mais le thème qui est au centre de ce document papal réside dans les phrases que je viens de citer. Ils cueillent les problèmes, les questions, la souffrances et les espoirs que les hommes se sont posés en à toutes les époques et qu'aujourd'hui plus que jamais la modernité déchaîne dans les cœurs des jeunes et des vieux, des hommes et des femmes, des croyants et des non-croyants. Répondre à ces questions réalise la rencontre entre l'Eglise et la modernité, nous fait sentir tous semblables et, même si les réponses spécifiques diffèrent, il deviendra de plus en plus clair que la racine de notre espèce est toujours la même: la liberté, la dignité, la fraternité. François le dit explicitement dans le message, mais il consentira à l'ami que je considère être, de rappeler que ces trois valeurs, avec l'ajout de l'égalité que François évoque également souvent, sont celles qui ont dominé la pensée libérale des Lumières qui a inauguré l'Europe moderne.

LA BATAILLE DE FRANÇOIS CONTRE LE POUVOIR TEMPOREL
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Ce n'est pas par hasard que le message parle aussi d'Ulysse, de sa nostalgie d'un retour aux valeurs traditionnelles de la famille et de la patrie, mais avec son désir insatiable de «réalité infinie».
À ma connaissance, aucun pape n'avait évoqué le mythe odysséen, le héros moderne par excellence que Dante, tout en le plaçant dans l'enfer, élève aux plus hauts sommets de la pensée: «Considérez votre origine (semenza)/ Vous n'êtes pas nés pour vivre comme des brutes / mais pour suivre vertu et connaissance».
«Une étincelle de divinité est en chacun de nous», m'a dit le pape dans une de nos rencontres. Lui y croit: chez tous, de toute nation, race, statut social, bien et mal, foi ou incrédulité, péché et pardon. L'étincelle de la divinité est chez tous, et le Dieu en qui il croit est le même, dans le monde tout entier. Un seul Dieu que personne ne peut remplacer par un Dieu propre à opposer aux autres. Le fondamentalisme est l'erreur la plus terrible et apporte avec lui les guerres, les massacres, la terreur.
L'Eglise prêche depuis deux mille ans, la foi et l'amour du prochain et une grande partie d'elle a mis en pratique ces valeurs. Mais simultanément, cette même Eglise a commandité guerres, massacres, inquisitions, croisades, au nom de leur Dieu contre celui des autres. Et quand elle a cessé de le faire, elle a continué à pratiquer sous diverses formes et mesures le pouvoir temporel. Contre le pouvoir temporel, telle est la bataille que François conduit et qui rencontre des oppositions nombreuses et puissantes au sein de l'Eglise. Et ceci est aussi le sens de la pensée moderne qui sépare la politique de la religion. Toutes deux représentent le bien commun: la politique celui du bien-être, la religion celui de l'âme. J'ai dit à plusieurs reprises à François au cours de nos rencontres qu'il conçoit une Eglise libre dans un Etat libre, exactement comme le disait le comte Camillo Benso di Cavour. Benso et Bergoglio réunis, pour un libéral comme moi, il ne pourrait y avoir d'association idéale meilleure que celle-là. Et qui l'aurait pensé: un mécréant et un jésuite qui prend le nom de François d'Assise? La vie est dure, mais parfois elle vous donne aussi des satisfactions et du bonheur et pour moi c'est un événement heureux .

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NON À UNE EGLISE PACELIENNE ET INTERVENTIONISTE, PLACE AUX CATHOS DE GAUCHE À LA PRODI
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Il y a eu jusqu'à présent une seule voix de gauche qui a clarifié et défendu le secrétaire de la Conférence épiscopale italienne, Mgr Nunzio Galantino, considéré comme un traître à notre pays et même à l'Église par la plupart des forces politiques et c'est lui que je veux citer pour introduire un thème qui implique une fois de plus, fût-ce indirectement, François et la politique. Il s'agit d'Enrico Rossi, gouverneur de la Toscane et communiste comme il aime à se définir dans une interview accordée hier à Repubblica. «Il suffit de lire la "lectio" de Mgr Galantino sur De Gasperi pour comprendre qu'il n'en a pas du tout après la politique, mais après le jargon politique réduit à la recherche du consensus et du marketing. C'est justement en reconnaissant le rôle crucial de la politique dans la société que Galantino l'a invitée à retrouver une forte dimension idéale et éthique. C'est un défi lancé à tout le monde, sans exception, pas à un gouvernement ou à un parti politique. La droite a répondu de manière grossière, mais des répliques marquées par le ressentiment sont aussi venues du Parti démocrate (PD: la gauche socialiste version italienne). Nous devons au contraire reconnaître que Galantino a raison, la politique n'a plus une propension vers l'idéal et ne pense qu'à se défendre elle-même. Si la gauche italienne n'aborde pas cette question dans le sens indiqué par l'Eglise de François et de Galantino (!!! je croyais que l'Eglise était au Christ!), elle est destinée à ressembler de plus en plus à la droite, et donc à disparaître».

J'ai lu aussi dans son intégralité la lectio de Galantino sur De Gasperi et j'y ai trouvé une vision sociale et politique qui va bien au-delà du personnage, certes remarquable, qui a dirigé la Démocratie Chrétienne (DC) et la politique italienne de 1945 à 1954, la période qui a vu la reconstruction du pays à partir des décombres laissées par la guerre. La vision degasperienne est un gouvernement démocratique fondé sur une alliance entre la classe ouvrière et la classe moyenne (ndt: donc, selon le vocabulaire en cours, de "centre-gauche"...); un objectif qui a coûté à De Gasperi «une sorte de traversée du désert», dit Galantino; finalement, De Gasperi a pu transformer l'Italie, de pays vaincu, en république démocratique qui misa sur une Europe unie, avec l'Allemagne d'Adenauer et la France de la gauche et des intellectuels (ndt: n'était-ce pas plutôt la IVe République, qui n'était pas encore le royaume des "intellectuels"?). Naturellement, Galantino rappelle (..) l'affrontement qu'eut De Gasperi avec le Pape Pie XII, lequel, aux élections de 1953, comptait sur une alliance des démocrates-chrétiens avec les fascistes du MSI (Mouvement social italien) et les monarchistes. De Gasperi refusa et le Pape confia à la revue La Civiltà Cattolica la tâche de le démolir, partant de la nouvelles que le Pape ne partageait pas la ligne politique et De Gasperi et retirait son soutien à la DC.
C'est contre ce genre d'Eglise, pacellienne et temporaliste qui existe toujours et se bat durement contre François pour sa propre survie, que Galantino rappelle les étapes fondamentales de la politique de De Gasperi, se référant à des personnalités plus récentes, des catholiques qui, compte tenu des mutations politiques advenues, continuent cette vision du bien commun catholico-libérale et catholico-démocratique (ndt: autrement dit, les "cathos de gauche"!). Il cite Pietro Scoppola, un anti-pacellien très acéré; il cite Romano Prodi, qui, il y a un an a déclaré que «la réponse aux problèmes du pays ne doit pas être recherchée dans un seul individu mais dans la puissance des idées». Il cite aussi Rosmini, qui, il y a un siècle et dans une situation historique tout à fait différente traça les contours d'une Église qui fut rejetée et excommuniée par le Vatican d'alors. Et encore le De Gasperi du congrès de la DC de 1954, quand il dit que «le croyant oeuvre comme citoyen dans l'esprit et la lettre de la Constitution, et s'engage lui-même, sa classe, son parti, mais pas l'Eglise». Bien sûr, Pie XII n'était pas d'accord et le dit publiquement.

JÉSUS EST SEULEMENT UN HOMME
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À un moment donné, à l'improviste, dans le document dont nous parlons ici, l'auteur cite une pensée de Pascal qui est surprenante; deux lignes qui disent: «Jésus-Christ, sans richesses ni aucune ostentation externe de science, est dans son propre ordre de sainteté. Il n'a pas fait d'inventions, il n'a pas régné, mais il a été humble, patient, saint de Dieu, terrible pour les démons, sans aucun péché».

Je dis surprenante parce que Pascal, cité sans commentaire par Galantino, décrit Jésus non pas comme un Dieu, mais comme un homme, «saint de Dieu, terrible pour les démons, sans aucun péché». Un homme avec des qualités admirables justement parce qu'il est un homme. C'est ainsi que le conçoivent les incroyants, qui l'admirent justement parce qu'il est un homme. C'est ainsi que le considère désormais la majorité de l'Occident moderne et sécularisé. Cela fait partie de cette rencontre avec la modernité que François se propose de réaliser.

Et voilà le final de Galantino: «De Gasperi a eu le don de comprendre que dans la société contemporaine, la politique doit s'inspirer à des valeurs universelles, à commencer par la charité. La politique n'est pas ce que nous voyons aujourd'hui, des forces qui se disputent dans un petit harem de cooptés et de fourbes. Nous, évêques italiens, nous devons penser au destin de notre pays auquel nous ne sommes pas seulement fidèles, mais serviteurs».
Avant-hier, s'exprimant brièvement au meeting de Rimini, Galantino a conclu en disant: «Une politique dictée par les intérêts et des finalités immédiats, souvent étiquetés selon la recherche de l'utile et non un dessein conscient, ne convient pas; mais l'Église est elle aussi destinée à se rénover».

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Cher Pape François, je t'adresse mes souhaits les plus affectueux et je me permets de t'embrasser. Tu as encore une longue route à parcourir, mais je crois et j'espère que tu arriveras au bout.