Benoît XVI et la culture de la Parole

Extrait de la Lectio Magistralis donnée par le cardinal Ravasi à l'occasion de l'inauguration de la bibliothèque Joseph Ratzinger/Benoît XVI. Ma traduction

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Des nouvelles de la Bibliothèque Ratzinger

 

A l'occasion de l'inauguration de la Bibliothèque Romaine Joseph Ratzinger/Benoît XVI, le cardinal Gianfranco Ravasi, président du Conseil Pontifical pour la culture a donné une lectio magistralis sur le thème "De la Bible à la bibliothèque - Benoît XVI et la culture de la parole".
Le texte complet en italien est sur le site de la Fondation Ratzinger.
La lectio s'articule en trois parties, intitulées repectivement "La Bible, bibliothèque de 73 livres", "La Bibliothèque, clinique de l'âme", "Benoît VI, et la culture de la parole et du livre".

Voici ma traduction de l'introduction, puis de la troisième partie, celle plus spécialement consacrée à Benoît XVI, où le cardinal Ravasi prend pour fil conducteur l'un des plus importants discours de Benoît XVI, celui prononcé au Collège des Bernardins le 12 septembre 2008.
On peut dire beaucoup de choses du cardinal Ravasi, (et ne pas l'apprécier...) mais certainement pas mettre en doute sa vaste culture classique et sa maîtrise de la langue.
Oublions donc l'espace d'un instant qui l'a écrit, et laissons-nous porter par la beauté des mots, savourant sans arrière-pensée l'hommage érudit à Benoît XVI.

Introduction

C'est à une métaphore architecturale que nous allons recourir pour ordonner notre réflexion sur un thème si vaste et polymorphe. Imaginons, en fait, que nous avançons dans trois grandes salles idéales, traçant non pas une description précise et complète, mais évoquant seulement certains composants dans une sorte d'ébauche, ou de "carte essentielle". Ce triple espace est curieusement placé à l'enseigne d'une lettre alphabétique, le B de Bible, Bibliothèque et Benoît XVI. Or, il est significatif que, dans le langage biblique, l'hébreu, le bet (ב) se réfère graphiquement et sémantiquement à une "bâtiment" ouvert, à un édifice idéal dont nous allons explorer les salles. La typologie de la bibliothèque, qui est aussi le cœur de l'événement que nous voulons commémorer, sera dominante.

III. BENOÎT XVI ET LA CULTURE DE LA PAROLE ET DU LIVRE

La scène que nous venons d'évoquer [ndt: une fresque aujourd'hui située dans la pinacothèque du Vatican, représentant la cérémonie d'investiture du Bibliothécaire par le Pape Sixte IV della Rovere en 1475], liée à la Bibliothèque Vaticane, nous conduit dans la troisième salle de notre édifice métaphorique qui ici devient également réel. C'est la "Bibliothèque Joseph Ratzinger" où plane la présence de Benoît XVI. Et c'est justement à lui que nous aimerions laisser la parole avec une curieuse "confession", témoignée lors de sa visite à la Bibliothèque du Vatican le 25 Juin 2007 :

«Je confesse qu'à l'accomplissement de mon soixante-dixième anniversaire, j'aurait tellement désiré que le bien-aimé Jean-Paul II me concède de pouvoir me consacrer à l'étude et à la recherche des documents et des matériaux intéressants que vous conservez ici avec soin, véritables chefs-d'œuvre qui nous aident à retracer l'histoire de l'humanité et du christianisme. Dans son dessein providentiel le Seigneur avait d'autres plans pour moi et je suis ici aujourd'hui parmi vous non pas comme un érudit passionné de textes anciens, mais comme Pasteur ... ».

En vérité, en tant que pasteur de l'Eglise universelle, Benoît XVI n'a cessé de garder en lui l'âme de l'amoureux de la parole et du livre, même sans résider et passer ses journées dans «cette accueillante maison de connaissance, de culture et d'humanité, qui ouvre ses portes aux chercheurs de toutes les parties du monde, sans distinction d'origine, de religion et de culture », comme était à ses yeux la bibliothèque du Vatican.
La collection actuelle des textes écrits par lui et sur lui atteste justement son extraordinaire curriculum vitae de chercheur, de théologien, de lecteur. Il est surprenant, en effet, d'entrevoir en filigrane dans ses pages non seulement l'appareil impressionnant de ses lectures patristiques, exégétiques, théologiques, philosophiques, mais aussi les incursions dans la littérature et la culture "laïques": par exemple, dans sa célèbrissime Introduction au Christianisme, aux côtés des classiques de la théologie, apparaissent des auteurs comme Bernanos, Buber, Camus, Hölderlin, Lucrèce, Nietzsche, Sartre et ainsi de suite.
Il suffit de penser - toujours dans cette oeuvre - à l'apparition de Dante dans un passage du dernier chant du poème où est décrite dans la Trinité l'incarnation du Christ: «dentro da sé del suo colore stesso / mi parve pinta de la nostra effige, / per che ’l viso in lei tutto era messo» (Paradis XXXIII, 130-132) [1].
Avec une application suggestive, Ratzinger entrevoyait un auto-portrait du poète lui-même, fixant l'humanité du Christ: «contemplant le mystère de Dieu, il voit avec un ravissement extatique sa propre image, un visage humain, au centre de l'éblouissant cercle de flammes formée par "l'Amour qui meut le soleil et les autres étoiles"».
Mais, comme on l'a dit, dans son ministère pétrinien aussi, Benoît XVI n'a pas cessé de garder son amour pour la parole et pour le livre, convaincu - comme il le dira dans un autre message au bibliothécaire de la Sainte Eglise romaine, le cardinal Raffaele Farina, le 9 Novembre 2010 - que «l'ouverture, vraiment catholique, universelle à tout ce qui est beau, bon, noble et digne (cf. Phil 4,8) que l'humanité a produit au fil des siècles» doit toujours être accueilli, parce que« rien de ce qui est vraiment humain n'est étranger à l'Eglise».

Dans la petite mer textuelle de documents pontificaux émis par Benoît XVI, nous allons à présent choisir, presque comme emblème et synthèse pour un sujet aussi vaste que celui de la parole, le célèbre discours au monde de la culture au Collège des Bernardins à Paris le 12 Septembre 2008. Comme on le sait, il avait alors assumé comme symbole l'expérience monastique classique dont l'objectif était "quaerere Deum", chercher Dieu. Les voies à suivre étaient toutefois ramifiées et incluaient surtout la culture de la parole et c'est pour cela que «la bibliothèque, qui indique les chemins vers la parole, fait partie du monastère». Et la carte dessinée par Benoît XVI des différentes voies pour atteindre cet objectif glorieux et lumineux, partait de la Parole de Dieu lui-même, la Bible, les Ecritures.
Ecoutons la voix du Pape.

«Dieu lui-même a placé des bornes milliaires, mieux, il a aplani la voie, et leur tâche consistait à la trouver et à la suivre. Cette voie était sa Parole qui, dans les livres des Saintes Écritures, était offerte aux hommes. La recherche de Dieu requiert donc, intrinsèquement, une culture de la parole».
Et ici, recourant à l'oeuvre L'amour des lettres et le désir de Dieu publié en 1957 par Jean Leclercq, il réitérait que «... eschatologie et grammaire sont dans le monachisme occidental indissociables l’une de l’autre. Le désir de Dieu comprend l’amour des lettres, l’amour de la parole, son exploration dans toutes ses dimensions». Dans cette lumière «les sciences profanes, qui nous indiquent les chemins vers la langue, devenaient importantes. La bibliothèque faisait, à ce titre, partie intégrante du monastère tout comme l’école».
En effet, «la Parole de Dieu nous parvient seulement à travers la parole humaine, à travers des paroles humaines, c’est-à-dire que Dieu nous parle seulement dans l’humanité des hommes, à travers leurs paroles et leur histoire... l’Écriture a besoin de l’interprétation, et elle a besoin de la communauté où elle s’est formée et où elle est vécue.... Pour atteindre la Parole de Dieu, il faut un dépassement et un processus de compréhension».
Là est la "dramaticité" de l'interprétation biblique authentique, attentive à éviter les écueils du fondamentalisme. C'est Saint Paul qui a deviné de manière limpide «ce que signifie le dépassement de la lettre et sa compréhension holistique, dans la phrase: "La lettre tue, mais l’Esprit donne la vie" (2 Co 3, 6). Et encore : "Là où est l’Esprit…, là est la liberté" (2 Co 3, 17)».
Comme on l'a dit, la Sainte Écriture suppose la logique de l'Incarnation qui tient ensemble de manière nettement "symbolique" Logos et sarx, c'est-à-dire Parole divine et éternelle et paroles humaines et contingentes (cf. Jn 1,1.14). Pour le dire de manière similaire avec Benoît XVI, dans le sillage du discours de Paul à l'Aréopage, l'Evangile «n'annonce pas des dieux inconnus ... mais l'Inconnu-Connu».

Cet entrecroisement intime, radical et structurel entre Parole transcendante et paroles historiques porte avec lui différents corollaires de nature surtout herméneutique. Nous proposons en particulier la dimension performative de la Parole, que nous avons déjà indiquée dans notre analyse de la Bible. Elle vaut déjà au niveau des paroles humaines, comme l'a vigoureusement souligné l'historien servite vénitien Paolo Sarpi (1552-1623): «La matière des livres semble quelque chose de peu de durée, car toute de mots, mais de ces mots viennent les opinions du monde, provoquant la partialité, les séditions et finalement les guerres. Ce sont des mots, oui, mais qu'en conséquence, tirent des armées».
Toujours pour rester dans l'horizon vénitien, ouvert à l'Orient, il est frappant de constater ce qu'écrivait le cardinal Bessarione, humaniste byzantin, grand artisan du dialogue entre l'Eglise latine et l'Eglise orthodoxe, au doge Cristoforo Moro le 31 mai 1468, lui offrant sa grande collection de livres qui allaient devenir le fondement de la Bibliothèque Marcienne de Venise.
«Les livres sont pleins des paroles des sages, des exemples des anciens, des coutumes, des lois, de la religion. Ils vivent, ils discourent, ils parlent avec nous, ils nous enseignent, nous réconfortent, nous rendent présents en les plaçant sous les yeux de notre mémoire des choses d'un passé très reculé ... Si il n'y avait pas de livres, nous serions tous grossiers et ignorants, sans mémoire du passé, sans aucun exemple; nous n'aurions aucune connaissance des choses divines et humaines; l'urne qui reçoit les corps effacerait même la mémoire des hommes».

Tout cela vaut au niveau suprême avec la Parole de Dieu et Benoît XVI réaffirme qu'elle «transperce le coeur de chaque individu (cf. Actes 2:23) ... La Parole ne conduit pas uniquement sur la voie d’une mystique individuelle, mais elle nous introduit dans la communauté de tous ceux qui cheminent dans la foi».
En effet, c'est tout l'être humain qui est impliqué, corps et esprit, individu et communauté, dans la lecture et l'écoute de la Parole de Dieu. Et même, la structure même de la Révélation biblique est dialogique, pousse à la "conversation avec Dieu". Significative est la présence des psaumes qui sont des paroles humaines adressées à Dieu, placées sous le sceau de son inspiration. En eux le Seigneur « nous donne les mots avec lesquels nous pouvons nous adresser à Lui, portant notre vie, avec ses hauts et ses bas, et nous la transformons en un mouvement vers Lui».

Cette expérience, exaltée par le chant et la musique - qui sont presque l'épiphanie la plus haute de la parole, surtout au sein de la liturgie qui réussit à unir numen et lumen, le mystère et la beauté, l'ineffable et l'effable, l'invisible et le visible - empêche au croyant de «tomber dans la regio dissimilitudinis, dans la ‘région de la dissimilitude’». L'expression de matrice platonicienne, que le pape Ratzinger tire des Confessions de saint Augustin (VII, 10,16), jette un faisceau de lumière également sur l'atmosphère contemporaine dans laquelle le détachement de Dieu, des valeurs spirituelles, de la morale, fait tomber dans l'indifférence, dans l'éloignement de tout idéal, dans la "dissimilitude", justement, par rapport à Dieu, à sa Parole, à sa vérité, arrêtant toute recherche et desséchant l'esprit. C'est l'antipode de ce qu'invoquait Anselme d'Aoste dans un passage cher à Benoît XVI: «Que je te cherche en désirant, que je te désires en cherchant, que je te trouve en aimant, que je t'aime en te trouvant» (Proslogion I).

Pour conclure ce parcours simplifié dans les trois salles de la maison de la Parole, il vient spontanément - face à la rangée de livres qui sont maintenant devant nous, à commencer bien sûr par le livre par excellence, la Bible - de faire résonner l'appel qui marque un prophète, donc un homme de la Parole, comme le dit le terme lui-même. C'est à Ezéchiel qu'est adressée cette invitation:
«Et il me dit: "Fils de l'homme, ce que tu trouves devant toi, mange-le; mange ce livre; puis va, parle à la maison d' Israël". J'ouvris la bouche, et il me fit manger ce livre; et il me dit: "Fils de l'homme, repais ton ventre et remplis tes entrailles de ce livre que je te donne". Je le mangeai, et il fut dans ma bouche doux comme du miel»(Ez 3,1-3).
C'est la même expérience à laquelle fut poussée le Voyant de l'Apocalypse: «Et la voix que j'avais entendue du ciel, me parla de nouveau et dit: " Va, prends le petit livre ouvert dans la main de l'ange qui se tient debout sur la mer et sur la terre". Et j'allai vers l'ange, et je lui dis de me donner le petit livre. Il me dit: "Prends, et dévore-le; il sera amer à tes entrailles, mais dans ta bouche il sera doux comme du miel". Je pris alors le petit livre de la main de l'ange et je le dévorai; et il était dans ma bouche doux comme du miel; mais quand je l'eus dévoré, il me causa de l'amertume dans les entrailles». (Ap 10, 8-10).

Cette communion avec la Parole se répète chaque fois que la lectio se transforme en écoute et en intimité avec Dieu, même dans les moments les plus difficiles et les plus extrêmes, presque comme un viatique.
C'est ce que rappelle Romano Guardini, auteur cher à Benoît XVI et au Pape François dans son Eloge du livre (1951), où il décrit un épisode de guerre tragique, d'un groupe de soldats coincés dans une poche, entourés d'ennemis et voués à la mort: «L'aumônier, sentant qu'il avait plus rien à dire d'acceptable à cette heure, sortit de sa poche son propre Nouveau Testament, en déchira les pages et en donna une à chaque soldat». Ainsi s'accomplissait une sorte de communion "sacramentelle" extrême avec la Parole.

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NDT:
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[1] ... au-dedans de soi me parut offrir de sa propre couleur notre image peinte, là où toute ma vue était plongée. (fr.wikisource.org/wiki/La_Divine_Comédie_(trad._Lamennais)/Le_Paradis/Chant_XXXIII)