L'héritage caché de Benoît XVI

Dans sa chronique hebdomadaire "Monday Vatican", avec beaucoup de finesse, Andrea Gagliarducci part de la version 2015 du Ratzinger Schülerkreis, qu'il a suivi de près, pour souligner à quel point la notion de famille est centrale dans la conception de Benoît XVI, y compris du gouvernement de l'Eglise

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En attendant le Ratzinger Schülerkreis : A la veille de la rencontre annuelle des anciers élèves du Professeur Ratzinger, Andrea Gagliarducci s'est entretenu avec le Secrétaire du Schülerkreis, le Père Horn : "Benoît XVI a toujours cherché de nouvelles voies pour parler de Dieu"
¤ Le "Nouveau Schülerkreis" : De jeunes théologiens sont prêts à reprendre le flambeau, et c'est une très bonne nouvelle. Andrea Gagliarducci s'entretient avec l'une d'entre eux

 

Benoît XVI: le legs caché

Andrea Gagliarducci
www.mondayvatican.com
31 août 2015
(ma traduction)

* * *

«Une famille théologique».
Voilà comment le Père Stephan Horn, salvatorien, décrit le cercle des anciens élèves de Joseph Ratzinger. Le Père Horn a été assistant universitaire de Joseph Ratzinger à Ratisbonne de 1971 à 1997, et aujourd'hui, il est Secrétaire du Ratzinger Schülerkreis, qui se réunit une fois par an depuis 1978. Dans une interview accordée la semaine dernière à ACI Stampa et Catholic News Agency, il a expliqué que Benoît XVI a voulu que le groupe soit une «famille théologique».

La terminologie est précise, comme celle de tous les théologiens qui ont étudié avec Benoît XVI.
La notion de famille est la clé d'interprétation pour comprendre le pontificat de Benoît XVI (1), mais elle est également cruciale en vue du prochain Synode des Évêques. Le débat du Synode, jusqu'à présent, a surtout porté sur la pastorale des couples en difficulté, tels que les divorcés remariés civilement, sur les cours de préparation au mariage, sur la contraception et sur les couples homosexuels. Mais la façon dont la famille devient une cellule vivante de la société ne fait pas partie des sujets au coeur de l'ordre du jour, ou tout au moins, ne semble pas l'être.

Voici donc la réponse de Benoît XVI, qui est simple, mais aussi difficile à réaliser. Quand ses anciens étudiants ont demandé à Ratzinger, au moment où il a été nommé archevêque de Munich, de le rencontrer une fois par an, leur professeur a accepté. Mais il ne voulait pas que ces réunions soient de simples rencontres entre les anciens élèves et leur professeur, ni de simples symposium. Ses élèves devaient bien s'entendre entre eux, discuter les uns avec les autres, entretenir de bonnes relations. Les discussions devaient être franches et fermes, vives, sans aucune crainte. Pas de diplomatie entre amis. Les membres du «Cercle» étaient chargés de poursuivre l'objectif de devenir amis. Plus encore, ils devaient représenter une «famille théologique», une famille qui témoignait de sollicitude réciproque, l'un pour l'autre.

Pour cette raison, les membres du Schülerkreis se téléphonent souvent, chaque fois que leurs engagement le leur permet. Certains d'entre eux sont missionnaires, certains d'entre eux même évêques, l'un d'entre eux dirige maintenant une importante maison d'édition (le Père Fessio, ndt), et ainsi de suite.

Tous ont un point de vue commun, qui provient des cours du professeur Ratzinger. Et bien que chacun d'eux développe ces idées de façon différente, ils sont toujours capables d'intérêt réciproque, et de se rassembler dans l'unité.

Benoît XVI voulait transférer cette notion de famille à l'Église (cf. www.mondayvatican.com), et il n'a probablement pas compris l'incompréhension des membres de l'Eglise. Cette incapacité à comprendre peut être perçue dans la lettre (amère) qu'il a écrite après la polémique suite à sa décision de révoquer l'excommunication des quatre évêques lefebvristes. «Si vous vous mordez et vous dévorez les uns les autres, prenez garde ou vous vous détruirez les uns les autres» avait-t-il dit, rappelant l'une des lettres de saint Paul (Gal 5:15) (2).

Tous les efforts de son pontificat font partie de cette recherche de l'unité dans l'Église, dans le but de générer une collégialité réelle, familiale.

Quand le scandale sur la fuite de documents confidentiels - plus tard appelée Vatileaks - éclata, le cardinal Tarcisio Bertone, secrétaire d'État, mais surtout fidèle à Benoît XVI, expliqua dans l'une des réunions périodiques avec les chefs de dicastères du Vatican la méthode qu'ils utilisaient à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi pour la rédaction de documents (cf. www.korazym.org). La méthode était fondée sur la pleine collégialité, la totale transparence, mais elle n'avait pas été pas suivie dans les autres dicastères du Vatican où les documents avaient 'fuité" et avaient été utilisés pour «mordre et dévorer» certains individus.

Quand la crise des abus sexuels du clergé en Irlande éclata, Benoît XVI utilisa la même approche: il tint deux réunions avec les évêques irlandais, et ensuite envoya une lettre pastorale aux catholiques irlandais, mettant en lumière la responsabilité de l'Eglise. Mais il demanda aux évêques irlandais de travailler en communion, et de trouver une issue par eux-mêmes.

Surtout, quand Benoît XVI fut élu pape, il prit la décision de ne pas renvoyer les chefs de départements de la Curie, mais de façonner sa Curie personnelle étape par étape. Le véritable objectif était d'unifier l'ancien et le nouvel 'establishment', l'objectif commun étant le bien de l'Église.

L'unité, en fin de compte, pourrait être considérée comme le leitmotiv du pontificat de Benoît XVI. Le dialogue ouvert avec le mouvement traditionaliste lefebvriste représentait la tentative de réparer cette pièce d'une Eglise intérieurement blessée; l'établissement d'un ordinariat anglican représentait son désir d'entrer dans un dialogue encore plus profond avec les protestants anglais; ses discours au monde protestant, en particulier ceux prononcés lors de son voyage de 2011 en Allemagne, étaient destinées à expliquer que la foi n'était pas une question politique (beaucoup attendaient le don œcuménique de la révocation de l'excommunication de Luther), mais était surtout l'effort de trouver un chemin commun vers Dieu.

La méthode de Benoît XVI était la communion, l'objectif final était d'établir une famille. Il existe des différences au sein d'une famille. Mais ces différences sont réunies par l'amour mutuel entre ses membres et leur amour pour leurs parents, en particulier pour notre Père qui est dans les cieux.

Cet objectif a été atteint dans le Ratzinger Schülerkreis où les paroles et l'exemple de Benoît XVI ont été pleinement suivis. Le Ratzinger Schülerkreis n'est pas une simple famille théologique. A partir du Schülerkreis, une pensée s'est développée et a rayonnée à l'extérieur, engendrant une chaîne qui inclut une nouvelle génération. C'est la raison pour laquelle un «Nouveau Schülerkreis» est né en 2008, composé de jeunes chercheurs, qui étudient le travail théologique de Joseph Ratzinger. Ces jeunes étudiants jouissent de l'amitié et de la «paternité» des membres de l'ancien Schülerkreis. Les jeunes tiennent des colloques ouverts au public, tout en enracinant leur travail dans l'idée que «la théologie et la charité sont deux choses distinctes: l'une aide l'autre à relever les défis du monde».

Paradoxalement, cette notion de famille fondée sur la communion est l'une des moins discutées dans la perspective du Synode sur la famille. Pourtant, ce Synode sera sur la famille, et est destiné à répondre aux défis modernes de la famille. Mais la discussion ne porte jamais sur la façon de fonder une famille.

L'approche employée par le Synode semble être purement normative, axée sur les problèmes concrets des divorcés et remariés civilement et de la pastorale pour les couples homosexuels. Dans les colloques et les rencontres, les experts demandent à l'Eglise de faire attention à ne pas adopter une approche purement «légaliste» de cette question. Dans son discours d'ouverture du Synode 2014, François lui-même a mis en garde contre l'enfermement dans une simple casuistique.

Mais la discussion qui a lieu dans les médias porte exclusivement sur les questions pratiques. Le point de départ est toujours sociologique. Ici, il n'y a pas une simple dialectique entre progressistes et conservateurs. Les médias parlent surtout de la nécessité d'adapter les contenus de la foi à la situation actuelle des catholiques.

Toutefois, il s'agit d'une base purement intellectuelle à la discussion synodale. L'expérience du Ratzinger Schülerkreis montre que la famille engendre un véritable débat intellectuel, et non l'inverse. Benoît XVI, en fin de compte, a toujours pensé que la théologie n'était pas le seul moyen d'atteindre la foi. Le Père Horn a expliqué que Ratzinger place la théologie des saints avant la théologie des théologiens, autrement dit l'exemple avant le mot.

François suit 'en apparence' cette voie. Bon nombre des problèmes sociaux que le pape soulève faisaient déjà partie de l'enseignement social de Benoît XVI. La demande de François d'une "démondanisation" (encore!!!) est la même que Benoît XVI a avancée lors de son voyage en Allemagne 2011. Et Benoît XVI a toujours cherché de nouvelles façons de parler de Dieu, comme le fait François (???).

Toutefois, l'Église de François ne semble pas faire usage de la communion comme instrument, et ainsi ne parvient pas à établir une famille. On dit beaucoup qu'il y a des «lobbies de pouvoir» (www.mondayvatican.com) et même un «cercle magique» autour de François. Il semble évident qu'il y a un agenda à l'œuvre derrière le dos de François, comme son biographe Austen Ivereigh l'a suggéré quand il a parlé d'un «team Bergoglio» qui a favorisé son élection.

Le souhait général est que François nettoie la corruption au Vatican, comme le seul homme aux commandes. Dans le même temps, beaucoup espérent qu'il mène unilatéralement une révolution doctrinale, au moins sur les aspects disciplinaires comme l'accès à la communion sacramentelle pour les catholiques divorcés et remariés civilement.

Mais ceci n'est pas une approche collégiale, c'est le contraire. Plutôt qu'engendrer une seule famille unie, cette approche génère de nombreuses familles, chacune d'elles avec son propre point de vue auquel elles ne renonceront pas au nom du bien commun.

Si François veut réaliser le modèle d'Eglise qu'on dit qu'il a à l'esprit, peut-être devrait-il revenir à la notion de «famille théologique» que Benoît XVI a développée de facto avec le Ratzinger Schülerkreis. Cette notion est le véritable héritage caché du pape émérite.

Notes de traduction

(1) A propos de famille, il m'est revenu en mémoire les propos tenus en avril 2005 par Mgr Angelo Amato, aujourd'hui cardinal (créé par Benoît XVI en 2010) et depuis 2008 Préfet de la Congrégation pour les causes des saints.
A l'époque, il était secrétaire de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, et il avait confié à la revue "30 giorni" (cf. www.30giorni.it) ses impressions au lendemain de l'élection de son patron.
Le 20 avril, une petite réception avait été organisée dans les bureaux de la Congrégation pour fêter à la fois l'anniversaire de Joseph Ratzinger et l'élection du nouveau Pape, et Mgr Amato rapporte cette anecdote:

Le Pape s’apprêtait à quitter le palais. Nous étions dans l’ascenseur. Le cardinal Sodano a demandé: «Combien êtes-vous, une vingtaine?». «Environ quarante», ai-je répondu. Et c’est là que le Pape est intervenu: «C’est une belle petite famille». Cela m’a ému. C’est tout à fait vrai: à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, il se sentait vraiment en famille. Nous ne voyions pas seulement en lui le grand intellectuel, le théologien célèbre, le pasteur savant, mais aussi un paterfamilias, le père de cette belle petite famille auquel chacun pouvait s’adresser à tout moment. Mais un père qui avait, et a, un grand respect et une grande délicatesse.


(2) Discours du 20 février 2009 au Grand Séminaire pontifical romain, cf. w2.vatican.va

(...) Dans la Lettre, il y a une évocation de la situation un peu triste de la communauté des Galates, lorsque Paul dit: "Mais si vous vous mordez et vous dévorez les uns les autres, prenez garde que vous allez vous entre-détruire... Laissez-vous mener par l'Esprit". Il me semble que dans cette communauté - qui n'était plus sur la voie de la communion avec le Christ, mais de la loi extérieure de la "chair" - ressortent naturellement également des polémiques et Paul dit: "Vous devenez comme des bêtes sauvages, l'un mord l'autre". Il évoque ainsi les polémiques qui naissent là où la foi dégénère en un intellectualisme et l'humilité est remplacée par l'arrogance d'être meilleur que l'autre.
Nous voyons bien qu'aujourd'hui encore, il y a des cas semblables où, au lieu de s'insérer dans la communion avec le Christ, dans le Corps du Christ qui est l'Eglise, chacun veut être supérieur à l'autre et avec une arrogance intellectuelle, veut faire croire qu'il est meilleur. C'est ainsi que naissent les polémiques qui sont destructrices, que naît une caricature de l'Eglise qui devrait être une seule âme et un seul cœur.