Notre Père qui es aux Cieux (I)

Lire pas à pas et verset après verset de la prière si familière, et pourtant si peu connue, grâce à Benoît XVI

 

Cela fait longtemps que l'idée de numériser ce chapitre important du 1er tome de "Jésus de Nazareth" pour mon site me trotte dans la tête.
Je propose à ceux de mes lecteurs qui le souhaitent (et qui l'ont probablement déjà lu) de m'accompagner dans cette redécouverte.
Après cela, ils ne réciteront plus jamais le "Notre Père" comme avant.

Bien sûr, je ne vais pas donner de commentaires. Juste quelques soulignements typographiques.

La prière du Seigneur
I. Préambule


Jésus de Nazareth. Du Baptême dans le Jourdain à la Transfiguration.

Coll "Champs - Essais", pages 151 et suivantes

Le Sermon sur la montagne propose, comme nous l'avons vu, un cadre complet de l'humanité juste. Il veut nous montrer comment il est possible d'être homme. On pourrait résumer ces enseignements de la manière suivante : on ne peut comprendre l'homme qu'à partir de Dieu, et c'est seulement s'il vit en relation avec Dieu que sa vie devient juste. Mais Dieu n'est pas un inconnu lointain. En jésus, il nous montre sa face. Dans son agir et dans sa volonté, nous apprenons à lire les pensées de Dieu et la volonté de Dieu lui-même.

Si être homme signifie essentiellement être en relation avec Dieu, il est évident que cela implique le dialogue avec Dieu et l'écoute de Dieu. C'est la raison pour laquelle le Sermon sur la montagne contient également un enseignement sur la prière. Le Seigneur nous dit comment nous devons prier.

Chez Matthieu, la prière du Seigneur est précédée d'une brève catéchèse sur la prière, destinée surtout à nous mettre en garde contre les fausses manières de prier. La prière ne doit pas être une façon de se donner en spectacle devant les hommes. Elle exige la discrétion, qui est essentielle pour une relation d'amour. Dieu s'adresse à chacun, l'appelant par son nom, que personne d'autre ne connaît, nous dit l'Écriture (cf. Ap 2, 17). L'amour de Dieu pour chacun est entièrement personnel, il recèle le mystère de la singularité qui ne peut être étalée devant les hommes.

Cette discrétion essentielle de la prière n'exclut nullement la prière communautaire. Le Notre Père est une prière à la première personne du pluriel, et c'est seulement en entrant dans le « nous » des fils de Dieu que nous pouvons dépasser les limites de ce monde et nous élever jusqu'à Dieu. Mais ce « nous » réveille le for intérieur de ma personne. Dans la prière, la dimension la plus personnelle et la dimension communautaire doivent s'interpénétrer, comme nous le verrons plus en détail lors de l'explication du Notre Père. Dans la relation de l'homme et de la femme, il y a l'intimité qui nécessite l'espace protecteur de la discrétion, mais en même temps, la relation entre les deux dans le mariage et la famille inclut aussi, par définition, une responsabilité publique. Il en va de même pour la relation avec Dieu : le « nous » de la communauté de prière et le plus intime qu'on ne confie qu'à Dieu s'interpénètrent.

L'autre fausse manière de prier, contre laquelle le Seigneur nous met en garde, est le bavardage, le rabâchage, sous lequel l'esprit étouffe. Nous connaissons tous le danger qui consiste à réciter des formules routinières alors que l'esprit est ailleurs. Notre attention est la plus grande lorsque nous demandons quelque chose à Dieu du plus profond de notre détresse ou que nous le remercions, le cœur joyeux, d'un bien reçu. Mais au-delà de ces situations momentanées, l'essentiel est l'existence de la relation à Dieu dans le fond de notre âme. Pour que cela puisse se réaliser, la relation doit être réveillée sans cesse, et les éléments du quotidien doivent être continuellement reliés à elle. Nous prierons d'autant mieux que, dans la profondeur de notre âme, l'orientation vers Dieu sera présente. Plus elle devient l'assise de toute notre existence, plus nous serons des hommes de paix, et plus nous serons capables de supporter la souffrance, de comprendre les autres et de nous ouvrir à eux. L'orientation qui pénètre notre conscience tout entière, la présence silencieuse de Dieu dans le fond de notre pensée, de notre méditation, de notre être, nous l'appelons la « prière continuelle ». Elle est en fin de compte aussi ce que nous appelons l'amour de Dieu, qui est en même temps la condition de l'amour du prochain et son ressort intime.

Cette prière authentique, cette manière d'être intérieure et silencieuse avec Dieu, a besoin d'être nourrie, et elle trouve cette nourriture dans la prière concrète, que ce soit avec des mots ou des images ou des pensées. Plus Dieu est présent en nous, plus nous pourrons vraiment être auprès de lui dans les prières orales. Mais inversement, il est vrai aussi que la prière active réalise et approfondit notre présence devant Dieu. Cette prière peut et doit monter surtout de notre cœur, de nos misères, de nos espérances, de nos joies, de nos souffrances, de notre honte face au péché comme de notre gratitude pour le bien reçu ; ainsi, elle sera une prière toute personnelle. Mais nous avons également toujours besoin de nous appuyer sur des prières, avec lesquelles s'est concrétisée la rencontre de l'Église dans sa totalité et de chaque individu particulier avec Dieu. Car sans cette aide pour prier, notre prière personnelle et notre image de Dieu deviennent subjectives, reflétant davantage nous-mêmes que le Dieu vivant. Dans les formules de prière, montées d'abord de la foi d'Israël, puis de celle des hommes de prière de l'Église, nous apprenons à connaître Dieu et à nous connaître nous-mêmes. Elles sont une école de la prière et, par là même, un ressort pour des changements et des ouvertures dans notre vie.

Dans sa Règle, saint Benoît a forgé la formule : mens nostra concordet voci nostrae - "notre esprit doit être en harmonie avec notre voix". Normalement, la pensée précède la parole, la cherchant et la formant. Mais pour la prière des psaumes, pour la prière liturgique en général, c'est l'inverse : la parole et la voix nous précèdent, et notre esprit doit se conformer à cette voix. Car par nous-mêmes, nous autres les hommes ne savons pas « prier comme il faut » (Rm 8, 26) - car nous sommes trop loin de Dieu, et il est trop mystérieux et trop grand pour nous. Aussi, Dieu nous est-il venu en aide. Il nous donne lui-même les paroles de la prière et il nous apprend à prier. Par les paroles de prière venant de lui, il nous offre le don de nous mettre en chemin vers lui et, en priant avec les frères et sœurs qu'il nous a donnés, il nous permet de le connaître peu à peu et de nous approcher de lui.

Chez saint Benoît, la phrase citée plus haut se réfère directement aux Psaumes, le grand livre de prières du peuple de Dieu dans l'Ancienne et dans la Nouvelle Alliance : ce sont des paroles que le Saint-Esprit a données aux hommes ; elles sont l'esprit de Dieu devenu Parole. Ainsi, nous prions « dans l'esprit », avec le Saint-Esprit. Naturellement, cela vaut plus encore pour le Notre Père. Lorsque nous disons le Notre Père, nous prions Dieu avec des mots donnés par Dieu, dit saint Cyprien. Et il ajoute : ‘Quand nous disons le Notre Père, s'accomplit en nous la promesse de jésus concernant les vrais adorateurs, qui adorent le Père « en esprit et vérité » (Jn 4, 23). Le Christ qui est la vérité nous a donné les mots, et en eux, il nous donne le Saint-Esprit'. Quelque chose de la spécificité de la mystique chrétienne se fait jour ici. Elle ne consiste pas d'abord à plonger en soi-même, mais à rencontrer l'Esprit de Dieu dans la parole qui nous précède ; elle est rencontre avec le Fils et le Saint-Esprit, et donc entrée en union avec le Dieu vivant, qui est toujours à la fois en nous et au-dessus de nous.

Alors que chez Matthieu le Notre Père est introduit par une courte catéchèse sur la prière en général, chez Luc nous le trouvons dans un autre contexte, lorsque Jésus est sur le chemin de Jérusalem. Luc introduit la prière du Seigneur par cette remarque : « Un jour, quelque part, Jésus était en prière. Quand il eut terminé, un de ses disciples lui demanda : "Seigneur, apprends-nous à prier" » (Le 11, 1).

Le contexte est donc la rencontre avec Jésus en prière, qui éveille chez les disciples le désir qu'il leur enseigne à prier. C'est très caractéristique pour Luc, qui a accordé à Jésus en prière une place particulière dans son Évangile. L'agir de jésus dans son ensemble procède de sa prière, il est porté par elle. Ainsi, des événements essentiels de son chemin, dans lesquels se révèle progressivement son mystère, se présentent comme des événements de prière. La confession de foi de Pierre, lorsque ce dernier reconnaît Jésus en tant que Dieu Saint, est placée dans le contexte de la rencontre avec Jésus en prière (Le 9, 18-2 1). La transfiguration de Jésus est également un événement de prière (9, 28-36).

Il est donc significatif que Luc place le Notre Père dans le contexte de la prière personnelle de jésus lui-même. Il nous fait ainsi participer à sa prière ; il nous conduit à l'intérieur du dialogue intime de l'amour trinitaire ; il hisse pour ainsi dire nos détresses humaines jusqu'au cœur de Dieu. Cependant, cela signifie aussi que les paroles du

Notre Père nous indiquent le chemin de la prière intérieure ; elles représentent des orientations fondamentales pour notre existence ; elles veulent nous conformer à l'image du Fils. La signification du Notre Père dépasse la simple communication de paroles de prière. Le Notre Père veut former notre être, il veut nous mettre dans les mêmes dispositions que jésus (cf. Ph 2, 5).


Pour l'interprétation du Notre Père, cela signifie deux choses.
D'abord, il est très important d'écouter aussi précisément que possible la parole de Jésus telle qu'elle nous est transmise dans l'Écriture. Nous devons, dans la mesure du possible, chercher vraiment à connaître les pensées que Jésus voulait nous transmettre par ces paroles. Mais nous ne devons pas perdre de vue que le Notre Père vient de sa propre prière, du dialogue du Fils avec son Père. Cela veut dire qu'il plonge dans une grande profondeur, au-delà des mots. Il englobe toute l'étendue de l'humanité de tous les temps, c'est la raison pour laquelle une interprétation purement historique, si nécessaire soit-elle, ne pourra pas le sonder.

Grâce à leur union intime avec le Seigneur, les grands priants de tous les siècles ont pu descendre dans les profondeurs au-delà des mots, ils peuvent donc continuer à nous faire accéder à la richesse cachée de la prière. Et chacun de nous, grâce à sa relation personnelle avec Dieu, peut se sentir accueilli et gardé dans cette prière. Avec sa mens, son propre esprit, il doit sans cesse aller à la rencontre de
la vox, la parole venant du Fils vers nous ; il doit s'ouvrir à elle et se laisser guider par elle. Ainsi, le cœur de chacun s'ouvrira et il verra comment le Seigneur veut à ce moment prier avec lui.

Le Notre Père nous est transmis par Luc sous une forme plus brève, et par Matthieu dans la forme reçue par l'Église, qui continue à l'utiliser dans sa prière. La discussion sur l'antériorité de telle ou telle forme n'est pas superflue, mais elle n'est pas décisive. Dans l'une comme dans l'autre version, nous prions avec Jésus, et nous sommes reconnaissants du fait que la forme matthéenne des sept demandes développe clairement ce qui, chez Luc, semble suggéré en partie seulement.

Avant d'entrer dans l'interprétation détaillée, regardons maintenant brièvement la structure du Notre Père tel qu'il nous est transmis par Matthieu. Elle se compose d'abord d'une invocation initiale et de sept demandes. Trois d'entre elles sont formulées à la deuxième personne du singulier, quatre à la première personne du pluriel. Dans les trois premières demandes, il s'agit de Dieu lui-même dans ce monde ; dans les quatre demandes suivantes, il s'agit de nos espérances, de nos besoins et de nos difficultés. On pourrait comparer la relation entre les deux sortes de demandes du Notre Père avec la relation entre les deux tables du Décalogue, qui sont en fait des développements des deux parties du commandement principal - l'amour de Dieu et l'amour du prochain - nous conduisant à entrer dans le chemin de l'amour.

Ainsi, dans le Notre Père est affirmé d'abord le primat de Dieu, dont découle naturellement la question de la juste façon d'être homme. Ici, il s'agit également d'abord du chemin de l'amour, qui est en même temps le chemin de la conversion. Afin qu'il puisse demander de la bonne façon, l'homme doit se tenir dans la vérité. Et la vérité, c'est d'abord Dieu, le Royaume de Dieu (cf. Mt 6, 33). Avant tout, nous devons sortir de nous-mêmes et nous ouvrir à Dieu. Rien ne sera à sa place tant que nous ne serons pas à notre juste place par rapport à Dieu. Le Notre Père commence donc avec Dieu et il nous conduit, à partir de lui, sur les voies de « l'être homme ». Pour finir, nous descendons jusqu'à l'ultime menace pour l'homme guetté par le Malin. Ici, peut surgir en nous l'image du dragon de l'Apocalypse, qui mène la guerre contre les hommes « qui observent les commandements de Dieu et qui gardent le témoignage pour Jésus » (Ap 12, 17).

Mais le commencement reste toujours présent : nous savons que notre Père est auprès de nous, qu'il nous tient dans sa main, qu'il nous sauve. Le père Hans Peter Kolvenbach parle dans son livre d'exercices spirituels d'un starets orthodoxe qui ne pouvait s'empêcher « de faire réciter le Notre Père en commençant par le dernier mot, afin qu'on devienne digne de clore la prière avec les paroles initiales : "Notre Père". De cette manière, déclarait-il, on prend le chemin pascal : "on commence dans le désert avec la tentation, on retourne en Egypte, on parcourt à nouveau le chemin de l'Exode, par les stations du Pardon et de la manne de Dieu, pour arriver grâce à la volonté de Dieu dans la Terre promise, le Royaume de Dieu, où il nous communique le mystère de son Nom : `Notre Père"' ».

Les deux chemins, l'ascendant et le descendant, peuvent ensemble nous rappeler que le Notre Père est toujours une prière de Jésus et qu'elle s'éclaire à partir de la communion avec lui. Nous prions le Père qui est aux cieux, que nous connaissons à travers son Fils. Jésus se tient toujours derrière les demandes, comme nous le verrons dans les explications détaillées. Et enfin, le Notre Père étant une prière de Jésus, c'est une prière trinitaire. Nous prions le Père avec Jésus et par le Saint-Esprit.

A suivre...