Notre Père qui es aux Cieux (VI)

Le cinquième verset du Notre Père, lu avec Benoît XVI: "Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour"

¤ Notre Père qui es aux Cieux (I)
¤ Notre Père qui es aux Cieux (II)
¤ Notre Père qui es aux Cieux (III)
¤ Notre Père qui es aux Cieux (IV)
¤ Notre Père qui es aux Cieux (V)

La prière du Seigneur
V. Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour


Jésus de Nazareth. Du Baptême dans le Jourdain à la Transfiguration.

Coll "Champs - Essais", pages 151 et suivantes


La quatrième demande du Notre Père nous apparaît comme la plus « humaine » de toutes. Le Seigneur, qui dirige notre regard vers l'essentiel, vers « l'unique nécessaire», tient aussi compte de nos besoins terrestres et les reconnaît. Lui qui dit à ses disciples : « Ne vous faites pas tant de souci pour votre vie, au sujet de la nourriture » (Mt 6, 25) nous invite cependant à prier pour notre nourriture et à transférer notre souci sur Dieu. Le pain est le « fruit de la terre et du travail des hommes », mais la terre ne porte pas de fruits si elle ne reçoit pas le soleil et la pluie d'en haut. Cette synergie des forces cosmiques, qui échappe à notre contrôle, s'oppose à la tentation de notre orgueil de nous donner à nous-mêmes la vie, et cela par nos seules capacités. Un tel orgueil rend violent et froid. Il finit par détruire la terre. Il ne peut pas en être autrement, car il s'oppose à la vérité qui est que nous, les hommes, nous sommes tenus au dépassement de nous-mêmes et que seule l'ouverture à Dieu nous permet de devenir grands et libres, de devenir nous-mêmes. Nous pouvons demander et nous devons demander. Nous le savons, même si les pères terrestres peuvent donner de bonnes choses à leurs fils lors qu’ils le demandent, Dieu ne nous refusera pas les biens que lui seul peut donner (cf. Lc 11, 9-13).

Dans son interprétation de la prière du Seigneur, saint Cyprien signale deux aspects importants de la demande.
Comme il a déjà souligné toute l'ampleur de la signification du « notre » dans le Notre Père, il nous fait ici aussi remarquer qu'il est question de « notre » pain. Nous prions ici encore dans la communion des disciples, dans la communion des fils de Dieu, et nul ne doit penser seulement à soi-même. Il s'ensuit un nouvel élément : nous prions pour notre pain, donc nous demandons aussi le pain pour les autres. Celui qui a du pain en abondance est appelé à partager. Dans son explication de la première Epitre aux Corinthiens à propos du scandale que les chrétiens donnaient à Corinthe, saint Jean Chrysostome souligne que « chaque bouchée de pain est en quelque sorte une bouchée du pain qui appartient à tous, du pain du monde ». Le père Kolvenbach ajoute : « En invoquant notre Père sur la table du Seigneur et lors de la célébration du repas du Seigneur dans son ensemble, comment peut-on se dispenser de manifester la volonté inébranlable de procurer à tous les hommes, à ses frères, le pain de ce jour? » Par la demande à la première personne du pluriel, le Seigneur nous dit : « Donnez-leur vous-mêmes à manger » (Mc 6, 37).

Une autre remarque de Cyprien est importante. Celui qui prie pour le pain de ce jour est pauvre. La prière présuppose la pauvreté des disciples. Elle présuppose des personnes qui, à cause de leur foi, ont renoncé au monde, à ses richesses et à sa gloire, et qui ne demandent désormais que le nécessaire pour vivre. « C'est donc avec raison que le disciple du Christ demande sa nourriture au jour le jour, puisqu'il lui est défendu de s'occuper du lendemain. Une conduite opposée serait absurde. Comment chercherions-­nous à vivre longtemps dans ce monde, nous qui désirons la prompte arrivée du royaume de Dieu. » Dans l'Eglise, il doit toujours y avoir des personnes qui abandonnent tout pour suivre le Seigneur ; des personnes qui s'en remettent radicalement à Dieu, à sa bonté qui nous nourrit, des personnes, donc qui, de cette manière, donnent un signe de foi qui nous secoue et qui nous tire de notre vacuité intellectuelle et de la faiblesse de notre foi.
Ces personnes, qui se confient à Dieu au point de ne chercher aucune autre sécurité, nous concernent aussi. Elles nous encouragent à nous confier à Dieu et à miser sur lui dans les grands défis de la vie. En même temps, cette pauvreté entièrement motivée par l'engagement pour Dieu et pour son Règne est aussi un acte de solidarité avec les pauvres du monde, un acte qui, tout au long de l'histoire, a créé de nouvelles appréciations et un nouvel esprit de service et d'engagement pour les autres.
La demande concernant le pain, le pain de ce jour seulement, réveille aussi le souvenir des quarante ans de marche d'Israël dans le désert, durant lesquels le peuple vivait de la manne, du pain que le Seigneur envoyait du ciel. Chacun avait le droit de recueillir seulement ce qui était nécessaire pour la journée. C'est seulement le sixième jour qu'on avait le droit de recueillir la ration nécessaire pour deux jours, afin de respecter le commandement du sabbat (c£ Ex 16, 16-22). La communauté des disciples, qui vit tous les jours à nouveau de la bonté de Dieu, renouvelle l'expérience du peuple de Dieu en marche, que Dieu a nourri même dans le désert.

Ainsi, la demande du pain uniquement pour aujourd'hui ouvre des perspectives qui dépassent l'horizon de la nourriture quotidienne indispensable. Elle présuppose de suivre radicalement la communauté des disciples la plus restreinte, qui renonce à la possession dans ce monde et qui rejoint le chemin de ceux qui considèrent « l'humiliation du Christ comme une richesse plus grande que les trésors de l'Egypte » (He 11, 26). L'horizon eschatologique apparaît : les réalités futures sont plus importantes et plus réelles que les réalités présentes.
Ainsi nous arrivons maintenant à un mot de cette demande qui, dans nos traductions habituelles, paraît anodin : donne-nous aujourd'hui notre pain « de ce jour ». Ce « de ce jour » rend le grec epiousios, dont le théologien Ori­gène (mort vers 254), un des grands maîtres de la langue grecque, dit que, dans cette langue, ce terme n'existe pas à d'autres endroits et qu'il a été créé par les évangélistes. Entre-temps, on a certes trouvé une occurrence de ce terme dans un papyrus du Ve siècle après Jésus Christ. Mais cette occurrence isolée ne peut pas nous renseigner avec certitude sur la signification de ce mot pour le moins inhabituel et rare. Il faut s'appuyer sur des étymologies et sur l'étude du contexte.
Aujourd'hui, nous avons principalement deux interprétations. L'une dit que le mot signifierait « [le pain] nécessaire à l'existence ». Le sens de la demande serait donc donne-nous aujourd'hui le pain dont nous avons besoin pour pouvoir vivre. L'autre interprétation dit que la bonne traduction serait « [le pain] futur », celui pour le lendemain. Mais la demande de recevoir aujourd'hui le pain du lendemain ne paraît pas très fondée à lumière de la façon de vivre des disciples. La référence à l'avenir s'éclairerait un peu plus si l'on priait pour le véritable pain futur : pour la vraie manne de Dieu. Alors ce serait une demande eschatologique, la demande d'une anticipation du monde à venir, à savoir que le Seigneur veuille donner dès « aujourd'hui » le pain futur, le pain du monde nouveau, c'est-à dire lui-même. Alors la demande prendrait un sens eschatologique.
Quelques traductions plus anciennes vont dans ce sens, ainsi la Vulgate de saint Jérôme, qui traduit le mot mystérieux par supersubstantialis, l'interprétant dans le sens de la nouvelle « substance », de la substance supérieure, que le Seigneur nous donne dans le Saint Sacrement en tant que véritable pain de notre vie.

De fait, les Pères de l'Église ont presque unanimement compris la quatrième demande du Notre Père comme une demande eucharistique. Dans ce sens, la prière du Seigneur est présente dans la liturgie de la messe en tant que prière eucharistique. Cela ne signifie nullement que le simple sens terrestre, que nous avions tout à l'heure dégagé comme la signification immédiate du texte, aurait été éliminé de la demande des disciples. Les Pères pensent aux différentes dimensions d'un mot qui commence par la demande de pain pour ce jour faite par les pauvres, mais précisément pour cela, alors que nous tournons le regard vers notre Père céleste qui nous nourrit, ce mot évoque aussi le peuple de Dieu en marche, qui a été nourri par Dieu lui-même. Pour les chrétiens, à la lumière du grand discours de Jésus sur le Pain de vie, le miracle de la manne renvoyait quasi automatiquement au-delà de lui-même, vers un monde nouveau, où le Logos, le Verbe éternel de Dieu, sera notre pain, la nourriture de l'éternel repas de noces.
A-t-on le droit de penser dans de telles dimensions ou s'agit-il ici d'une « théologisation » abusive d'un mot dont le sens est simplement terrestre ? Aujourd'hui il existe une peur de ces « théologisations » qui n'est pas tout à fait sans fondement, mais qu'il ne faut pas non plus exagérer. Je pense que, dans l'explication de la demande de pain, il faut garder à l'esprit le contexte plus vaste des paroles et des actions de Jésus, où des éléments essentiels de la vie humaine jouent un très grand rôle : l'eau, le pain, de même que la vigne et le vin, en tant que signes du caractère festif et de la beauté du monde. Le thème du pain prend une place importante dans le message de Jésus, de la tentation dans le désert jusqu'à la Cène, en passant par la multiplication des pains.
Le grand discours sur le Pain de vie dans le chapitre 6 de l'Evangile de Jean ouvre tout le champ de signification de ce thème. Tout au début, nous avons la faim des hommes qui ont écouté Jésus et qu'il ne laisse pas partir sans les avoir rassasiés, donc sans le « pain nécessaire » dont nous avons besoin pour vivre. Mais Jésus n'admet pas qu'on puisse s'arrêter là ni réduire les besoins de l'homme au pain, aux besoins biologiques et matériels. « Ce n'est pas seulement de pain que l'homme doit vivre, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Mt 4, 4 ; cf. Dt 8, 3). Le pain miraculeusement multiplié rappelle, en amont, le miracle de la manne dans le désert, mais de même il renvoie à un au-delà de lui-même. Il nous dit que la véritable nourriture de l'homme est le Logos, le Verbe éternel, le sens éternel dont nous venons et dans l'attente duquel nous vivons. Si ce premier dépassement du cadre physique ne dit d'abord que ce que la grande philosophie avait également trouvé et peut trouver, il est immédiatement suivi d'un autre dépassement. Le Logos éternel devient concrètement le pain pour l'homme seulement parce qu'« il a pris chair » et qu'il nous parie avec des mots humains.
S'ensuit le troisième dépassement essentiel qui, certes, fait scandale pour les gens de Capharnaüm: celui qui s'est fait homme se donne à nous dans le Sacrement, et c'est seulement ainsi que le Verbe éternel devient pleinement manne, don du pain futur dès aujourd'hui. C'est à ce moment que le Seigneur réunit encore une fois le tout : cette corporisation ultime est précisément la véritable spiritualisation : « C'est l'esprit qui fait vivre, la chair n'est capable de rien » (Jn 6, 63). Doit-on supposer que Jésus, dans la demande de pain, ait mis entre parenthèses tout ce qu'il nous dit sur le pain et ce qu'il voulait donner comme pain ? Si nous prenons le message de Jésus dans son ensemble, alors on ne peut effacer la dimension eucharistique de la quatrième demande du Notre Père. La demande du pain de ce jour pour tous est essentielle justement dans sa dimension concrète et terrestre. Mais de la même façon, elle nous aide à dépasser l'aspect purement matériel et à demander, dès maintenant, la réalité du « lendemain », le pain nouveau. En priant aujourd'hui pour la réalité « du lendemain », nous sommes exhortés à vivre dès maintenant du « lendemain », de l'amour de Dieu qui nous appelle tous à la responsabilité mutuelle.

Ici, je voudrais redonner la parole à Cyprien, qui souligne ce double sens. Il réfère le mot « notre », dont nous avons parlé plus haut, précisément à l'Eucharistie qui est, dans un sens très particulier, « notre » pain, le pain des disciples de Jésus Christ. Il dit : nous, qui pouvons recevoir l'Eucharistie comme notre pain, nous devons toujours à nouveau prier pour que personne ne soit coupé, séparé du corps du Christ. « Ainsi nous réclamons "notre pain" quotidien, c'est-à-dire le Christ, afin que nous, dont la vie est dans le Christ, nous demeurions toujours unis à sa grâce et à son corps sacre»

 

A suivre...