Pourquoi je reste dans l'Eglise (3)

Troisième et dernière partie de la conférence donnée le 4 juin 1970 à Münich par le Professeur Ratzinger.

>>> Première partie: Pourquoi je reste dans l'Eglise (1)
>>> Présentation et seconde partie ici: La lune comme image de l'Eglise

 
La lutte contre la souffrance et l'injustice dans le monde est en réalité une impulsion résolument chrétienne, mais l'idée qu'il soit possible de créer un monde sans douleur et le désir de l'obtenir tout de suite par les réformes sociales, avec l'abolition du pouvoir et du système juridique sont une hérésie, une incompréhension profonde de la nature de l'homme. Dans ce monde, en vérité, la souffrance ne dérive pas seulement des disparités de richesse et de pouvoir et la souffrance n'est pas la seule peine dont l'homme devrait se libérer: celui qui croit cela doit se réfugier dans le monde illusoire de la drogue, et finit par être encore plus détruit et en contradiction avec la réalité. L'homme ne se retrouve lui-même, ne retrouve sa propre vérité, sa propre joie et son propre bonheur, qu'en s'acceptant et en se libérant de la tyrannie de son propre égoïsme. La crise de notre époque dépend de ce que nous voulons nous convaincre qu'il est possible de devenir une personne sans la maîtrise de soi-même, sans la patience de la renonciation et l'effort du dépassement; de ce que le sacrifice d'honorer les engagement pris n'est pas nécessaire, ni la peine de souffrir patiemment la tension entre ce qu'on devrait être et ce qu'on est en réalité.
(...)
L'Église a projeté dans l'histoire un faisceau de lumière tel qu'il ne peut être ignoré. L’art aussi, qui est né sous l'impulsion de son message, et qui se montre à nous encore aujourd'hui en des œuvres inégalables, devient un témoignage de vérité: ce qui a été capable de s'exprimer à de tels niveaux ne peut pas être que ténèbres. La beauté des grandes cathédrales, la beauté de la musique qui s'est développée dans le contexte de la foi, la dignité de la liturgie de l'Église, la réalité même de la fête, qu'on ne peut pas faire par nous-mêmes mais qu'on ne peut qu'accueillir, le cycle de l'année liturgique, où le passé et le présent vivent ensemble, le temps et l'éternité, tout cela n'est pas à mes yeux un hasard sans signification. La beauté est la splendeur du vrai, a dit Thomas d'Aquin, et l'offense au beau est, pourrait-on ajouter, l'auto-ironie de la vérité perdue. Les expressions dans lesquelles la foi a pu se traduire dans l'histoire sont le témoignage de la vérité qui est en elle.

Pourquoi je reste dans l'église (3)

Texte en italien (traduit de l'allemand) ici : papabenedettoxvitesti.blogspot.fr .
Traduction par Anna.

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Dans ces considérations, la réponse de principe à la question que nous nous sommes posée est déjà donnée: je suis dans l'Église parce que je crois, aujourd’hui comme avant et indépendamment de nous, que derrière "notre Église" vit "Son Église", et que je ne peux pas être proche de Lui sans être proche et au sein de Son Église. Je suis dans l'Église parce qu'en dépit de tout, je crois, au plus profond, qu'elle n'est pas la nôtre, mais bien "la Sienne".
Très concrètement: en dépit de toutes ses faiblesses humaines, elle est l'Église que Jésus-Christ nous donne et ce n'est que grâce à elle que nous pouvons Le recevoir comme une réalité vivante, puissante, qui me défie et m'enrichit ici et maintenant.
Henri De Lubac a exprimé ainsi cette circonstance: "Ceux qui acceptent encore Jésus tout en refusant l'Église, ne savent-ils pas qu'en dernière analyse c'est d’elle qu'ils reçoivent le Christ […] Jésus est pour nous une personne vivante; et pourtant, sans la continuité visible de son Église, sous quel amas de sable non seulement son nom et sa mémoire mais aussi bien son influence vitale, l'efficacité de l'Évangile et de la foi en sa divine personne n'auraient-ils pas été ensevelis ?[…] Sans l'Église, le Christ aurait dû s'enfuir, se désagréger, disparaître. Et que serait l'humanité si le Christ était enlevé?".
Cet aveu élémentaire doit être placé au début: pour autant que l’infidélité soit ou ait été présente dans l'Église, pour autant qu'il soit vrai qu'elle a constamment besoin de se mesurer au Christ, il n'y a aucune opposition définitive entre le Christ et l'Église.
C'est à travers l'Église qu'il reste vivant, dépassant la distance de l'histoire, qu’il nous parle aujourd'hui, nous est proche aujourd'hui comme notre Maître et Seigneur, comme notre frère qui nous rend frères. Seule l’Eglise, en nous donnant Jésus-Christ, en le rendant vivant et présent dans le monde, en le faisant renaître continuellement dans la foi et dans les prières des hommes, donne à l’humanité une lumière, un soutien et un critère sans lesquels le monde ne serait plus concevable.
Celui qui veut la présence de Jésus-Christ dans l'humanité, ne peut pas la trouver contre l’Eglise, mais uniquement en elle.

De cette manière, le point suivant est également clarifié. Je suis dans l'Église pour les mêmes raisons pour lesquelles je suis chrétien; puisqu’on ne peut pas croire tout seuls. On ne peut avoir la foi qu'en étant en communion avec les autres. La foi est, par sa nature, une force qui unit. Son archétype est l'événement de la Pentecôte, le miracle de compréhension qui se produisit parmi des hommes étrangers les uns aux autres par leur provenance et leur histoire. Ou bien la foi est ecclésiale, ou bien elle n'est pas. Il faut aussi ajouter que, de même qu'il n'est pas possible de croire tout seuls, mais uniquement en communion avec les autres, de la même manière il n'est pas possible de croire de sa propre initiative ou invention, mais uniquement si je suis rendu capable de croire, ce qui n'est pas en mon pouvoir, ne vient pas de ma propre force, mais me précède.
Une foi qui serait une invention personnelle, serait une contradiction en soi, puiqu’elle pourrait me garantir et me dire uniquement ce que je suis ou ce que je sais déjà, mais ne pourrait pas dépasser les limites de mon moi. Pour cela aussi, une Église, une communauté qui se créerait d’elle-même, qui se fonderait uniquement sur sa propre grâce serait une contradiction dans les termes. La foi exige une communauté qui ait autorité et me soit supérieure, et non pas une de mes créations qui serait l'instrument de mes propres désirs.

Tout cela peut aussi être formulé d'un point de vue plus historique: ou bien Jésus fut plus qu'un homme, avec un pouvoir absolu supérieur à un produit de son propre arbitre, et fut donc capable de se transmettre à travers les siècles; ou bien il n'eut pas ce pouvoir et ne put même pas le laisser en héritage. Dans ce dernier cas je serais abandonné à mes reconstructions personnelles et il ne serait donc rien de plus qu'une quelconque figure de grand fondateur, dont on renouvelle la présence par la pensée. Mais s'il est quelque chose de plus, il ne dépend donc pas de mes reconstructions, et le pouvoir qu'il a légué vaut encore aujourd'hui.

Mais revenons au point précédent: on ne peut être chrétiens qu'au sein de l'Église, et non pas à côté d'elle.

Et ne craignons pas de nous poser encore une fois, en toute objectivité, une question plutôt pathétique: que serait le monde sans le Christ? Sans un Dieu qui parle et qui connaisse les hommes, et qui puisse donc être connu par l'homme? Nous savons très bien quelle est la réponse aujourd'hui, puisque la tentative de créer un tel monde est pratiquée avec une obstination si acharnée: une expérience absurde, sans discernement. Pour autant que le christianisme puisse avoir échoué concrètement dans son histoire (et il l'a fait de façon déconcertante), les critères de la justice et de l'amour sont néanmoins parvenus jusqu'à nous, et même contre notre volonté, à partir du message conservé en lui, contre l'Église elle-même, et pourtant jamais sans la force silencieuse de ce qui est déposé en elle.

En d'autres termes : je reste dans l'Église car je considère la foi, réalisable seulement en son sein et de toute façon jamais contre elle, comme une nécessité pour l'homme, et même pour le monde qui vit d'elle, même s'il ne la partage pas. Là où il n'y a plus Dieu - et un Dieu qui se tait n'est pas Dieu - il n'y a même plus la vérité qui précède le monde et l'homme.
Et dans un monde sans vérité on ne peut pas vivre longtemps; là où on renonce à la vérité, on continue de vivre en silence juste parce qu’elle ne s'est pas encore réellement éteinte, de même que, si le soleil s'éteignait, sa lumière durerait encore pendant quelque temps et pourrait tromper sur la nuit des mondes, qui aurait en réalité déjà commencé.

Le même concept peut être exprimé aussi d'un autre point de vue: je reste dans l'Église car seule la foi de l'Église rachète l'homme. Celle-ci peut paraître une affirmation très traditionnelle et dogmatique, irréelle, mais elle est entendue d'une façon tout à fait objective et réaliste. Dans notre monde de contraintes et de frustrations, le désir de rédemption a resurgi avec une force primordiale. Les efforts de Freud et de Jung ne sont que des tentatives d'offrir la rédemption aux non-rachetés. Partant d'autres prémisses, Marcuse, Adorno, Habermas continuent à leur façon de chercher et d'annoncer la rédemption. Sur l'arrière-plan se tient Marx, et son problème à lui aussi est un problème de rédemption.
Plus l'homme devient libre, éclairé, puissant, plus il est tourmenté par le désir de rédemption, plus il se retrouve non libre. La recherche de la rédemption est commune aux efforts de Marx, Freud et Marcuse, ainsi que l'aspiration à un monde sans souffrance, sans maladie, ni pauvreté.

Un monde libéré de la tyrannie, de la souffrance, de l'injustice est devenu le grand idéal de notre génération; c’est à cette promesse que visent les rebellions violentes des jeunes, tandis que le ressentiment des vieux fait rage, car elle ne s'est pas encore réalisé et la tyrannie, l'injustice, la souffrance persistent.
La lutte contre la souffrance et l'injustice dans le monde est en réalité une impulsion résolument chrétienne, mais l'idée qu'il soit possible de créer un monde sans douleur et le désir de l'obtenir tout de suite par les réformes sociales, avec l'abolition du pouvoir et du système juridique sont une hérésie, une incompréhension profonde de la nature de l'homme. Dans ce monde, en vérité, la souffrance ne dérive pas seulement des disparités de richesse et de pouvoir et la souffrance n'est pas la seule peine dont l'homme devrait se libérer: celui qui le croit doit se réfugier dans le monde illusoire de la drogue, et finit par être encore plus détruit et en contradiction avec la réalité. L'homme ne se retrouve lui-même, ne retrouve sa propre vérité, sa propre joie et son propre bonheur, qu'en s'acceptant et se libérant de la tyrannie de son propre égoïsme. La crise de notre époque dépend de ce que nous voulons nous convaincre qu'il est possible de devenir une personne sans la maîtrise de soi-même, sans la patience de la renonciation et l'effort du dépassement; de ce que le sacrifice d'honorer les engagement pris n'est pas nécessaire, ni la peine de souffrir patiemment la tension entre ce qu'on devrait être et ce qu'on est en réalité.
Un homme privé de toute peine et conduit dans le pays de cocagne de ses rêves se perd lui-même, il perd sa véritable nature. En réalité l'homme n'est racheté qu’à travers la croix, par l'acceptation de sa propre souffrance et de celle du monde, qui avec la souffrance de Dieu est devenue le lieu de la signification qui libère. Ce n'est qu'ainsi, par cette acceptation, que l'homme devient libre.

Toutes les autres offres, plus faciles et commodes, vont échouer et se révéler illusoires. L'espoir du christianisme, l’opportunité de la foi dépend, en dernier ressort, très simplement, du fait qu'il affirme la vérité.

La chance (en français dans le texte) de la foi est la chance (idem) de la vérité, laquelle peut être obscurcie et piétinée, mais ne peut pas succomber.

Venons-en au dernier point. Un homme ne peut voir que dans la mesure où il aime. Il existe certes aussi la clairvoyance de la négation et de la haine. Mais celles-ci ne peuvent voir que ce qui leur est conforme: les aspects négatifs. Elles peuvent ainsi préserver l'amour d’un l'aveuglement où [l’homme] feint de ne pas voir ses propres limites et périls, mais elles ne sont pas en mesure de construire. Sans une certaine quantité d'amour on ne peut rien trouver. Celui qui ne s'engage pas au moins un peu dans l'expérience de la foi, celui qui n'accepte pas de faire l'expérience de l'Église, celui qui ne prend pas le risque de la regarder avec les yeux de l'amour, finira seulement par céder à la colère.
Le risque de l'amour est la condition préalable pour parvenir à la foi. Celui qui l'ose, n'a besoin de se cacher aucun des côtés obscurs de l'Église, mais découvre qu'elle ne se réduit certes pas qu'à ceux-ci, car il se rend compte qu'à côté de l'histoire de l'Église des scandales, il y a aussi celle de la force libératrice de la foi, qui s'est maintenue, féconde, au cours des siècles dans des personnages merveilleux comme Augustin, François d'Assise, le dominicain Las Casas avec son combat passionné en faveur des indios, Vincent de Paul, Jean XXIII.

Celui qui affronte ce risque découvre que l'Église a projeté dans l'histoire un faisceau de lumière tel qu'il ne peut être ignoré. L’art aussi, qui est né sous l'impulsion de son message, et qui se montre à nous encore aujourd'hui en des œuvres inégalables, devient un témoignage de vérité: ce qui a été capable de s'exprimer à de tels niveaux ne peut pas être que ténèbres. La beauté des grandes cathédrales, la beauté de la musique qui s'est développée dans le contexte de la foi, la dignité de la liturgie de l'Église, la réalité même de la fête, qu'on ne peut pas faire par nous-mêmes mais qu'on ne peut qu'accueillir, le cycle de l'année liturgique, où le passé et le présent vivent ensemble, le temps et l'éternité, tout cela n'est pas à mes yeux un hasard sans signification. La beauté est la splendeur du vrai, a dit Thomas d'Aquin, et l'offense au beau est, pourrait-on ajouter, l'auto-ironie de la vérité perdue. Les expressions dans lesquelles la foi a pu se traduire dans l'histoire sont le témoignage de la vérité qui est en elle.

Je ne voudrais pas omettre une remarque supplémentaire, même s'il peut paraître que je m'attarde beaucoup dans le subjectif. Si l'on garde les yeux ouverts, il est encore aujourd'hui possible de rencontrer des personnes qui sont le témoignage vivant de la force libératrice de la foi chrétienne.
Et ce n'est pas honteux d'être et de rester chrétiens grâce aussi à ces hommes qui, nous donnant l'exemple d'un christianisme authentique, l’ont avec leurs vies rendu à nos yeux digne d'amour et de foi. En fin de compte, l'homme s’illusionne, lorsqu'il veut faire de lui-même une sorte du sujet transcendantal, qui ne considère comme valable que ce qui n'est pas fortuit. Il est certainement nécessaire de réfléchir à ces expériences, d'examiner leur degré de responsabilité, de les mesurer et de leur donner un nouveau contenu.
Mais aussi dans ce nécessaire processus d'objectification, le fait que le christianisme rende les hommes plus humains en les attachant à Dieu, n'est-il pas une preuve significative en sa faveur? L'élément le plus subjectif n'est-il pas aussi une donnée tout à fait objective, dont nous ne devons plus avoir honte devant personne?

Encore une dernière remarque. Lorsqu'on affirme, comme nous l'avons fait ici, que sans l'amour on ne peut rien voir et que donc il faut aimer aussi l'Église pour pouvoir la connaitre, beaucoup, aujourd'hui, deviennent inquiets.
L'amour n'est-il pas le contraire de la critique? N'est-ce pas au fond le prétexte des puissants qui veulent éliminer la critique et maintenir le statu quo en leur faveur? Sert-on davantage les hommes en les apaisant et en embellissant la réalité, ou bien en intervenant sans cesse en leur faveur contre l'injustice permanente et contre l'oppression des structures? Il s'agît de questions très vastes, qui ne peuvent pas être examinées ici plus précisément.
Une chose devrait toutefois être bien claire: l'amour véritable n'est ni statique ni acritique. La seule possibilité de changer positivement un autre homme est celle de l'aimer et donc l'aider à changer lentement, de ce qu'il était à ce qu'il peut être.

La même chose vaut pour l'Église.

Regardons l'histoire la plus récente: dans le renouveau liturgique et théologique de la première moitié de ce siècle, un véritable mouvement de réforme a mûri, qui a apporté des changements positifs. Cela ne fut possible que parce qu’il y a eu hommes qui ont aimé l'Église avec vigilance, avec un esprit "critique", et ont donc été prêts à souffrir pour elle.
Si nous ne parvenons plus à rien aujourd'hui, c'est seulement parce nous ne nous soucions que de nous affirmer nous-mêmes.
Rester dans une Église qui serait faite par nous-mêmes pour être digne d'être habitée n'a pas de sens; c’est une contradiction dans les termes. Rester dans l'Église parce qu'elle est en soi digne de rester dans le monde, parce qu’elle est en soi digne d'être aimée et d'un amour qui la porte toujours à se transformer à nouveau en ce qu’elle doit être vraiment – tel est le chemin qui aujourd'hui encore est indiqué par la responsabilité de la foi.