Un portrait inédit de Benoît XVI

dans une biographie imposante, dont l'auteur est un japonais. Un "scoop" de Sandro Magister. Notre traduction complète de la synthèse en italien du site de ce dernier

 

Ceux qui, selon leur sensibilité, s'inquiétaient ou se réjouissaient du silence auquel la suspension de sa carte d'accréditation auprès du Saint-Siège allait condamner Sandro Magister, vont pouvoir pousser un soupir, qui de soulagement, qui de dépit.
Il est encore là, (et comment!) comme observateur vigilant du Pontificat de François (cf. Deux importants discours de François) et point de convergence d'authentiques scoops.
Le dernier est de taille.
Il sagit de la parution d'une grosse biographie de 500 pages de Benoît XVI... en japonais, malgré son titre en latin: "Benedictus PP XVI: Renovatio Europæ Christianæ"; l'auteur, Hajime Konno, est un japonais de 42 ans, agnostique mais élevé dans la foi chrétienne, et que ses études ont rendu fin connaisseur de l'Eglise et de la culture germanique.
Je renvoie mes lecteurs au site <Chiesa> pour lire la présentation de Sandro Magister, dont j'extrais toutefois ce passage:

Benoît XVI a reçu le volume en cadeau, il en a lu la longue synthèse en allemand qui lui a été préparée par l’auteur et il l’a trouvé "surprenant" et nouveau. Parce que ce texte n’a pas été conçu et rédigé "par quelqu’un qui fait partie de la communauté de foi, pas non plus selon le point de vue de mes adversaires, mais par quelqu’un qui se trouve en un troisième endroit, à l’extérieur".

L’auteur a pu lire cette phrase dans le message autographe de remerciement que le pape émérite lui a fait parvenir par l’intermédiaire de la nonciature de Tokyo.



Sandro Magister a eu accès à la "longue synthèse en allemand", et il en propose la traduction en italien.
Les §7 et 8 ont été traduits en français par son traducteur "attitré", Charles de Pechpeyroux (en bleu ci-dessous).
Anna et moi nous sommes partagées le travail pour le reste (l'article original est agrémenté de nombreuses notes de référence, en allemand, que je ne reproduis pas ici).
Il s'agit d'un développement assez substantiel du sommaire, tel qu'il apparaît dans l'article de Sandro Magister.
On a évidemment envie d'en savoir plus... On peut juste espérer que le livre de Hajime Konno, forcément destiné à un public restreint (les japonisants ne courent pas les rues, chez nous, et il n'est pas certain que le catholicisme soit un sujet "vendeur" au Japon!) sera traduit - je n'ose imaginer en français! - au moins dans une langue "courante". La "publicité" faite par Sandro Magister pourrait l'y aider.

Deux petites remarques, pour conclure.
La première saute aux yeux: nous devrions rougir de honte (nous, européens) que ce soit un homme venu vraiment du "bout du monde", d'un pays étranger à la culture européenne et chrétienne, qui nous dise ce que nous n'avons pas su comprendre, et que nous avons perdu.
La seconde tient au contenu du livre tel qu'il apparaît dans la synthèse: on pourra s'étonner, voire s'agacer du portrait "progressiste" du jeune théologien Ratzinger qui en émerge - certaines de ses prises de position du début (sources à l'appui) pourraient être instrumentalisées par ses ennemis, ceux qui veulent aujourd'hui subvertir l'enseignement de toujours dans l'Eglise.
Mais on peut juste voir le cheminement naturel d'un homme, de l'impétuosité de la jeunesse à la sagesse sereine de la vieillesse en passant par la réflexion et l'énergie intellectuelle de l'âge mûr. Joseph Ratzinger n'a pas changé (surtout, sa foi est restée immuable), il a évolué, tout en restant toujours très encadré dans les limites de l'obéissance au magistère. C'est le propre d'un esprit ouvert, et totalement loyal.

Texte en italien: chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/1351108

"Renovatio Europae Christianae".
Le Pape benoît dans l'histoire européenne

1. LA POSITION DU PROBLÈME

L'élection du pape en 2005 fut remportée par un candidat qui était loin d'être incontesté: Joseph Aloisius Ratzinger, né en 1927. Ceux qui lecritiquaient depuis des années hésitèrent dans un premier moment à s'exprimer. Ils prirent ensuite d'assaut les archives bavaroises afin d'y trouver du matériel incriminant dans le passé de Benoît XVI, sans toutefois y parvenir. Pourtant, dans l'opinion publique allemande, et surtout en Bavière, l'élection suscita aussi de l'enthousiasme. De nombreux écrits du nouveau pape furent republiés et, à Ratisbonne, l'Institut "Pape Benoît XVI", tout juste fondé, commença la publication de ses "opéra omnia". Les personnalités politiques, scientifiques et religieuses allemandes parlèrent en termes admiratifs du premier pape allemand élu depuis des siècles. Un "chemin de Benoît" fut même réalisé en Haute Bavière. Chacun de ses trois voyages apostoliques en Allemagne et beaucoup de ses affirmations suscitèrent de nombreux débats. Pendant huit ans, le monde entier observa chaque pas et chacun des gestes de cet homme, jusqu'à ce qu'en février 2013, soudainement, il annonça sa démission, le premier pape de tous les temps à le faire (???).

Cette analyse entend être une tentative de décrire sa vie et définir son rôle historique. Qui est Joseph Ratzinger? Quelle est sa pensée? D'où venait-il et où voulait-il conduire l'Église catholique? Pourquoi s'est-il attiré tant d'aversion publique? Que restera-t-il de lui?

À l'époque où les Allemands vivaient la guerre froide et la révolte des étudiants, Joseph Ratzinger devenait un des théologiens les plus importants de l'Église catholique. Tout en étant prêtre depuis 1951, il fut plus actif dans le domaine scientifique que dans celui pastoral. Jeune professeur à Bonn, il se distingua pendant le Concile Vatican II comme théologien progressiste et ouvrit au public allemand des échappées vers le futur d'une Église rénovée. Au cours des années 60, un changement perceptible se produisit toutefois; l'attitude de Ratzinger à l'égard de l'Église et de la situation de l'époque devint plus pessimiste et il fut lui-même de plus en plus perçu comme représentant d'une théologie conservatrice. Bien qu'ayant un comportement plutôt réservé, sa manière tranchante de s'exprimer pouvait être intimidante. Sa matière était la dogmatique catholique, mais il écrivit aussi beaucoup à propos de la liturgie, de l'art sacré et de la piété populaire. Il cherchait évidemment à comprendre la Parole de Dieu en dehors de l'esprit du temps et à juger la situation de l'époque sur la base de la foi. Il publia jusqu'en avril 2005 environs 135 livres et 1375 essais, sans compter les livres dont il assura la publication, gagnant le surnom d' "enfant prodige de la théologie" . Des adversaires il en avait en nombre, et les réponses qu'il leur donnait suscitaient d'autres antipathies à son encontre. Les médias le critiquaient en partie, ce qui ne ralentit pas son ascension dans la hiérarchie de l'Église catholique. Après avoir servi pendant quatre ans comme archevêque de Munich et Freising, il fut appelé à Rome par le pape Jean-Paul II qui le nomma préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi.

Cette nomination fit en sorte que Ratzinger fût représenté comme le "grand inquisiteur". Les universalistes, qui entendent lier le monde entier aux valeurs politiques modernes (liberté individuelle, démocratie, égalité des personnes, et ainsi de suite), considèrent comme assez problématique le fait que l'Église catholique romaine se soit en partie opposée aux courants de l'époque moderne. Ils saluèrent donc favorablement le Concile Vatican II en tant que projet de réforme de l'Église. L'universalisme trouva par la suite de plus en plus de soutiens, même à l'intérieur de l'Église catholique. Le cardinal Ratzinger, en tant que préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi, était considéré par eux comme un gros obstacle sur le chemin de la modernisation de l'Église. Ce point de vue, propagé de façon déterminante par son adversaire de Tubinga Hans Küng, a caractérisé l'image de Ratzinger dans les médias, comme par exemple dans "Der Spiegel". Küng affirmait que son collègue Ratzinger, qui lors du concile était encore un des plus importants parmi les progressistes, avait durci sa position théologique à cause du choc que le mouvement estudiantin lui avait procuré à Tubinga, et, ambitionnant une carrière ecclésiastique, il tenait désormais la traîne du pape conservateur venu de Pologne. Hermann Häring (collaborateur de Küng), John Allen (journaliste catholique américain) et Christian Feldmann (élève de Ratzinger à Ratisbonne) partageaient ce point de vue. Alain Posener a même défini son pontificat comme une croisade contre la modernité.

Ratzinger a aussi été perçu et représenté de manière tout à fait différente, voire comme un théologien timide et toujours ouvert au débat. Des amis, étudiants, collaborateurs et biographes de Ratzinger se sont opposés à la campagne de Küng, soulignant le fait que sa rectitude et son attitude ouverte n'avaient pas changé au cours du temps. "Le Pape Benoît XVI, dans sa bonté, véracité et humanité est un roc au milieu de la mer, et avec la théologie du cœur soutient et oriente de nombreuses personnes (Alfred Läpple). "Il est une autorité, mais n'est pas autoritaire" (cardinal secrétaire d'État Tarcisio Bertone). Le journaliste italien Gianni Valente nia qu'il y ait eu des changements chez Ratzinger, tout comme son collègue allemand Peter Seewald, qui expliqua que ce n'était pas Ratzinger qui avait changé, mais le monde autour de lui. Yasuaki Satono, un étudiant japonais de Ratzinger, affirma même que Ratzinger avait tout au plus critiqué la "théologie de la libération" et l'islam.

La troisième image de Ratzinger est enfin celle d'un libérateur de l'Allemagne et de l'Europe des tendances masochistes, autodestructrices. Selon cette interprétation socio-psycologique, dans le monde moderne, surtout en Allemagne, les catholiques sont exposés à des préjugés négatifs et en éprouvent un sentiment d'infériorité. Face à la croissance du multiculturalisme, les européens ne peuvent même plus se référer au fait historique que leur culture se fonde sur des bases chrétiennes. L'élection de Ratzinger a au contraire renforcé tous les catholiques, en particulier les allemands, et les a encouragés à montrer publiquement leur identité. Le journaliste allemand Martin Lohman a qualifié de "tournant bénédictin" la renaissance de l'identité européo-chrétienne que l'on attendait, et son collègue Matthias Matussek considérait que l'élection d'un allemand comme pape pouvait renforcer sa patrie, exactement comme c'était arrivé à la Pologne avec l'élection de Jean-Paul II.

Au delà de tous les malentendus et des exagérations, ces trois images ramènent toutefois à des aspects importants et se complètent réciproquement. Nous entendons ci-après observer Ratzinger dans une perspective originale, celle du "paradoxe de l'intellectualisme", c'est-à-dire de l'effet de stratification des valeurs occidentales modernes.

2. L'ÉGLISE CATHOLIQUE ROMAINE COMME "ORIENT" DE L'OCCIDENT

Le monde moderne a un ordre autoritaire. À tous les pays, aux organisations et aux individus il est demandé d'être pleinement cohérents avec ses valeurs. De fait, il est difficile de penser que tous les sujets, qui ont des bagages historiques différents, puissent répondre de manière identique à cette prétention. Il est donc inévitable qu'une hiérarchie se produise, allant des "progressistes" jusqu'aux "conservateurs". Il ne s'agit pas d'une dichotomie, mais bien d'une gradation entre les deux pôles. C'est un fait paradoxal que les valeurs politiques modernes, entendues par les intellectuels occidentaux comme des idées émancipatrices, conduisent à une nouvelle stratification des personnes au niveau global.

Dans la politique mondiale, les valeurs de l'âge moderne sont la plus importante source de pouvoir de l'Occident, surtout des États-Unis d'Amérique, de la Grande Bretagne et de la France, car c'est surtout en ces pays qu'il est décidé quelles sont, concrètement, ces valeurs. Depuis le milieu du XXe siècle, les États-Unis ont, dans un certain sens, le droit de "mettre à jour" ces valeurs, tandis que les intellectuels progressistes du reste du monde s'efforcent d' "installer" au plus tôt dans leur propre pays la version mise à jour. Les éléments conservateurs sont exposés aux attaques permanentes des progressistes et doivent se défendre contre des critiques unilatérales et même contre des agressions violentes. Les puissances non-occidentales comme le Japon ou la Chine ne sont perçues par l'Occident que comme des puissances économiques ou militaires, difficilement comme des partenaires intellectuels. Politique et culture sont toutefois fondamentalement indissociables, et la domination des valeurs modernes est ainsi pour l'Occident la base de son hégémonie culturelle. La culture occidentale actuelle, qui depuis la deuxième moitié du XXe siècle est surtout états-unienne, s'entend elle-même comme culture mondiale, et exclut presque complètement les cultures non occidentales, au moins du champ politique. Elles peuvent tout au plus émerger en des domaines non politiques, par exemple comme des attractions touristiques.

Sur cet arrière-plan, une lutte de pouvoir a commencé entre progressistes et conservateurs dans les pays et au sein des organisations identifiés comme conservateurs. Les progressistes veulent sauver leurs organisations respectives par des réformes, les rendant plus modernes. Les conservateurs pensent au contraire que ces réformes ne résolvent pas la crise de l'organisation, mais plutôt l'aggravent. Ainsi par exemple, dans le Japon moderne, les deux fronts - les universalistes et les nationalistes - se battent depuis l'ouverture du pays au monde, en 1854. Dans des pays islamistes tels que l'Iran et la Turquie, les deux parties - les occidentalistes et les islamistes - luttent pour l'hégémonie. Les pays non occidentaux ne sont pas en mesure de se moderniser complètement, puisque modernisation signifie de fait occidentalisation. Ils ne sont d'ailleurs même pas en mesure de refuser complètement la modernisation.

L'Église catholique romaine est elle aussi sujette aux vagues des valeurs modernes: elle est "Orient" en Occident, pour reprendre Manuel Borutta. Du point de vue historique, le christianisme catholique a été, de fait, une des sources de ces valeurs. La ressemblance des hommes à Dieu, leur égalité devant Dieu, la séparation des pouvoirs entre les autorités religieuses et laïques: ce sont des idées d'une importance fondamentale. De plus, le catholicisme, ou le christianisme en général, s'oppose dans les pays non occidentaux à l'autorité locale, comme par exemple l'empire divin au Japon. Par conséquent, comparé à l'orthodoxie chrétienne et aux religions non chrétiennes, le catholicisme se comporte avec le sens de supériorité de la religion "la plus occidentale". Par ailleurs, le christianisme catholique comme religion est indissociable de concepts transcendants, comme par exemple l'assomption de Marie ou l'Immaculée conception. Toute tentative de rationalisation conduit à des problèmes dogmatiques. Étant la religion de l'antique aire de la Méditerranée, le christianisme reste attaché à l'image qu'on avait à l'époque de la société et de la famille et aux concepts moraux correspondants. Au cours des deux mille ans de son existence, de nombreux usages, rituels et institutions ont pris graduellement forme dans l'Église, qui sont incontournables pour la piété populaire actuelle. Il est donc assez inévitable que le christianisme - et précisément les Églises anciennes, autant la catholique romaine que l'orthodoxe - ne puissent pas toujours correspondre aux dictats des valeurs modernes, constamment actualisées.

Après la réforme, et encore plus après la révolution française, l'Église catholique a été contrainte d'assumer un rôle anti-moderniste. Au XIXe siècle, il y a eu parfois entre la curie anti-moderniste et les gouvernements progressistes des États européens des confrontations violentes, ce qui a influencé le climat du Concile Vatican I de 1870. En 1962 le Pape Jean XXIII inaugura le concile Vatican II dans le but de calmer les conflits. Il n'est pas possible d'affirmer que le concile ait apporté à l'Église la paix avec elle-même et avec le monde. On peut même se demander si le pape Jean XXIII avait une stratégie réaliste d'adaptation à la modernité. En tout ça, face à l'agitation de l'Église, les forces anticléricales ont durci leur critique envers l' "engorgement des réformes".

Après le concile, à l'intérieur de l'Église catholique aussi, des forces progressistes entrèrent en jeu, invoquant l' "esprit" du concile, indépendamment des décisions réellement prises. Hans Küng, qui en était le principal représentant, obtint une grande considération auprès de l'opinion publique mondiale. D'autre part, les conservateurs extrêmes se firent remarquer eux-aussi. L'archevêque Lefebvre et ses fidèles se rebellèrent contre le cours des réformes du concile et même la menace d'excommunication ne les détourna pas de leur chemin. C'est ainsi que, déjà depuis les années 70, l'Église fut plongée dans une crise sans précédents. Il semblait même à l'époque qu'elle pût disparaître, comme il arriva pendant la décennie suivante à l'Union Soviétique avec la péréstroïka. Ratzinger était alors archevêque de Munich et Freising.

La carrière théologique de Joseph Razinger est étroitement liée au concile Vatican II. Pendant le concile, au début il faisait partie des progressistes. Par la suite il a toujours affirmé que ses idées correspondaient effectivement aux décisions du concile et qu'il n'y avait eu aucun changement des dogmes entre la période de l'avant et de l'après concile. Ceci est correct dans la mesure où les décisions conciliaires représentaient un compromis changeant. Selon l'aspect que l'on veut mettre en évidence, il est possible de fonder sur elles des conceptions tout à fait différentes. Ratzinger fut un "apprenti sorcier" dans le sens de Goethe. Il lui fallut se confronter avec les conséquences en partie non voulues des réformes qu'il avait lui-même soutenues. Ses principes se modifièrent de manière graduelle, mais pas totale, et les changements ne furent pas aussi dramatiques que le soutenait Küng.

3. UN "ENFANT PRODIGE DE LA THÉOLOGIE"

Joseph Aloysius Ratzinger est né le 16 Avril 1927 à Marktl am Inn. Pendant sa jeunesse, l'Église catholique romaine était opprimée par le national-socialisme et oscillait entre résistance et adaptation. En ce temps dramatique, Ratzinger reçut de sa famille la foi catholique et le patriotisme bavarois. Sous de fortes pressions, il apprit à s'employer de manière cohérente à préserver le monde dans lequel il vivait. Évidemment, il apprit également combien il était dangereux de s'adapter inconditionnellement à l'esprit du temps.

Après l'effondrement du régime national-socialisme, lorsque de larges cercles furent saisis par la nostalgie de "l'Europe chrétienne", l'étudiant Ratzinger vécut le climat de reprise de la nouvelle théologie à Freising, Fürstenried et Münich. À cette époque, la théologie de Münich, orientée vers la réforme, montrait des humeurs anti-romaines. Ainsi, le professeur Gottlieb Söhngen, ex-professeur à Braunsberg, s'exprima de manière critique sur la dogmatisation de l'Assomption de Marie par le pape Pie XII. Le jeune Ratzinger, lui aussi, partageait ce ton progressiste qui imprégnait Münich, comme en témoigne Uta Ranke-Heinemann, sa condisciple, admiratrice puis adversaire. Avec le soutien actif de Söhngen - malgré certains désaccords - "l'enfant prodige de la théologie" put obtenir son diplôme avec le professeur Michael Schmaus, et peu de temps après devenir professeur titulaire à l'Université de Bonn.

Joseph Ratzinger participa au Concile Vatican II comme "peritus". Le cardinal Joseph Frings, archevêque de Cologne et évêque de Ratzinger, lui accorda sa confiance et le choisit comme consultant, tandis que Schmaus l'appelait ironiquement le "théologien teenager". Durant le Concile, au début, il se battit comme théologien progressiste, tout en commençant à montrer certaines réserves. Il pointa du doigt l'impasse de l'anti-modernisme, l'ineptie de la curie et la pompe de la cérémonie d'ouverture. Il parla de façon critique des traditionalistes, qui, malgré le manque de connaissance du latin s'accrochaient à l'ancienne liturgie et à l'usage du latin. Il opposa "l'Église des pauvres" à "l'Église des princes baroques". Il mit l'accent sur la "collégialité des évêques et du Pape" et considéra le Concile comme le début d'autres réformes. Quant au Pape Jean XXIII, il le considérait comme le moteur de la réforme de l'Église et ne mit jamais en doute la primauté papale.
[Mais] il mit en garde contre le mouvement œcuménique, qui portait à éviter la recherche de la "vérité" ; contre "un certain sentimentalisme" de l'idée de "l'Eglise des pauvres" qui portait à une sorte de "romantisme"; et contre le fait que le Concile appliquait trop librement à l'Eglise des termes politiques comme "démocratie".

4. UN PROFESSEUR À CONTRE-COURANT

De la fin du Concile (1965) jusqu'à la mort du cardinal Julius Döpfner (1976), le changement de Joseph Ratzinger fut lent. Il n'est pas vrai qu'il changea de manière soudaine à cause du choc provoqué par le mouvement étudiant et ses ambitions de carrière. Il avait toujours été très réfléchi et avec le passage du temps, il le devint encore plus, perdant aussi la passion juvénile pour les réformes. Déjà dans ses leçons de Tübingen, recueillies dans "Introduction au christianisme" (1967), sa distance avec Küng était clairement perceptible. La position de Küng était "vox temporis vox Dei". Selon lui, l'Eglise catholique n'avait en réalité pas de contenu solide, et donc elle pouvait et devait répondre avec souplesse aux exigences de l'époque. Ratzinger, au contraire, estimait que les dogmes catholiques doivent toujours être fondés sur la Bible et sur les traditions chrétiennes. Parlant de "Hans im Glück" [ie se référant au conte des frères Grimm "Jean le chanceux"], il mit en garde contre les propositions de réforme privées de racines - qu'avec "Hans", il se référât ou non à Hans Küng.

Le mouvement étudiant fut, en fait, plutôt désagréable pour Joseph Ratzinger. Comme doyen de la faculté catholique, il dut faire face à l'assaut des étudiants. Il signa le Manifeste de Marburg du 17 Avril 1968, qui déclarait que les étudiants en révolte préjugeaient de la liberté d'enseignement et de recherche. Parmi les signataires, à côté de Ratzinger, il y avait Peter Beyerhaus, Alfons Auer, Hans Küng et Thomas Nipperdey, mais pas Jürgen Habermas, Ernst Bloch, Jürgen Moltmann, les frères Mommsen et Hans-Ulrich Wehler. Edgar Lersch, "porte-parole" de la Faculté de théologie catholique, envoya aux professeurs signataires de la faculté de théologie de Tübingen une lettre ouverte de protestation, dans laquelle il déclarait que les "titulaires" ignoraient avec arrogance la démocratisation de l'université. De manière laconique, Ratzinger répondit que les signataires ne se soustrayaient pas au dialogue avec les étudiants et que Lersch, avec sa polémique, avait mal compris le contenu du Manifeste. Quelques semaines plus tard, Lersch organisé une table ronde sur le thème "obligation du célibat et avenir de l'Eglise", qui devait se tenir le 29 octobre 1968 dans le nouvel amphi, et à laquelle avait été invitée Luise Rinser, la célèbre féministe et socialiste catholique, présumée combattante de la résistance contre le national-socialisme et amie secrète du jésuite Karl Rahner. Le doyen (Joseph Ratzinger), certainement contre sa volonté, autorisa la manifestation, faisant en même temps clairement entendre qu'il n'avait pas l'intention d'y participer.

En Novembre 1968, un nouveau problème surgit: le cas Halbfas. Le livre de Hubertus Halbfas "Fundamentalkatechetik" fut mis en cause par la curie vaticane. Bien que dès le début, de nombreux professeurs de Tübingen eussent pris le parti de leur collègue de Reutlingen, durant le Conseil de Faculté, Ratzinger, grâce à son habileté rhétorique, les poussa à renoncer à cet appui. Ce qui suscita une nouvelle vague de protestations contre lui de la part les étudiants radicaux. Pour perturber ses cours, des étudiantes se dénudèrent, comme cela arrivait souvent alors.

À l'époque, Joseph Ratzinger et Hans Küng étaient encore unis dans l'opposition au mouvement étudiant, mais Ratzinger voyait avec consternation l'agressivité croissante de l'autre à l'égard de la curie. Bien qu'il ait participé en 1968/1969 - un peu à contrecœur - à deux autres initiatives de Küng, après le départ de Ratzinger pour Ratisbonne, leurs routes se séparèrent définitivement. A compter de ce moment, il se comporta comme avocat de la curie contre Küng.

5. PASTEUR SUPRÊME DE LA BAVIÈRE

La nomination de Joseph Ratzinger comme archevêque de Münich et Freising (1977) souligna le rôle de premier plan qu'il a joué dans le camp conservateur, bien qu'il n'ait pas encore perdu tout à fait son côté progressiste. Sa confrontation avec les militants marxistes s'envenima et ceux-ci perturbèrent un de ses cours au grand amphi de l'Université de Münich. Comme Pasteur Suprême de la Bavière, il maintint des contacts avec les milieux monarchistes: aux Wittelsbach, il assura qu'ils avaient une place dans le cœur de la Bavière, et quand l'archiduc Otto de Habsbourg-Lorraine, le dernier prince héritier de la couronne austro-hongroise, se présenta aux premières élections européennes, il défendit le candidat de la CSU contre les accusations de racisme lancées par Helmut Rothemun, du SPD. Quand Otto mourut, en 2011 à Pöcking, près de Münich, le Pape Benoît XVI envoya une lettre cordiale de condoléances. Suivant l'exemple de Michael Faulhaber, il refusa la nomination de Johann Baptist Metz, élève de Karl Rahner, à l'Université de Münich. En 1979, à Freising, il définit la théologie de Küng comme n’étant "plus catholique". Bien qu'ayant partagé, comme étudiant à l'Université de Münich, le scepticisme de Gottlieb Söhngen face à la vénération mariale excessive du Pape Pie XII, il voulut promouvoir spécifiquement les traditions bavaroises concernant la "Patrona Bavariae" . Cependant, à cette époque, il approuvait la nouvelle liturgie en allemand, critiquait les "traditionalistes" lefebvistes, et considérait que la communion administrée dans la main n'était pas un problème. Alors que certains voyaient en lui un impitoyable prince de l'Église, d'autres le considéraient comme un excellent théologien et un bavarois aux principes fermes.

6. GARDIEN CUIRASSÉ DE LA FOI

Les années où Ratzinger dirigea la Congrégation pour la Doctrine de la Foi comme homme de confiance du pape Jean-Paul II, le rendirent plus visiblement romain. Bien que n'ayant pu éviter la rupture avec les lefebvristes, il commença à exprimer publiquement son scepticisme à propos de la nouvelle liturgie. Et même si, durant le Concile, il n'avait pas partagé l'attachement des traditionalistes à la langue latine, désormais, il exprimait son inquiétude que le latin pût disparaître de l'Église. Il voyait dans le latin la base commune de tous les catholiques. A Rome, sa considération pour la vénération mariale devint encore plus prononcée qu'en Bavière. En tant que gardien de la foi, il prit parti contre toutes les forces centrifuges, telles que la "théologie de la libération", le rapprochement sans principes aux autres confessions et religions, et aussi le féminisme. Peu à peu, il s'habitua à la vie en Italie, considérant en revanche l'Allemagne comme le foyer de la crise de l'Église universelle. Bien que dans les années soixante, Ratzinger eût critiqué la stagnation romaine, il était devenu aujourd'hui l'esprit combatif de pointe de la Curie, gagnant le surnom de "Panzerkardinal".

La fin de la guerre froide eut une double importance pour la curie. D'une part, il y avait un grand soulagement pour le fait que les dictatures de la terreur du marxisme-léninisme, hostiles à la religion, fussent enfin terminées. Avec un regard froid, Ratzinger observa la perplexité des intellectuels qui étaient auparavant marxistes. En mai 1996, au Mexique, il déclara: "Pour cette théologie de la pratique politique libératrice, la fin des gouvernements marxistes d'Europe de l'Est est devenue une sorte de crépuscule des dieux: justement là où elle avait été appliquée de manière cohérente, l'idéologie libératrice marxiste avait conduit à une absence radicale de liberté, dont les horreurs se manifestent clairement aux yeux de l'opinion publique mondiale ".
D'un autre côté, l'effondrement du bloc de l'Europe de l'Est déclencha une poussée irrépressible vers la mondialisation. La diffusion plus large de l'"hédonisme" et du néo-libéralisme, la "multiculturalisation" des pays chrétiens et le "choc des civilisations" imminent (Samuel P. Huntington) contenaient en soi de nouveaux dangers pour l'Église catholique romaine et ses enseignements. Dans ce contexte, le document discuté de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, "Dominus Iesus", en 2000, fut une déclaration de guerre à la nouvelle ère.

Après les célébrations du millénaire, la stratégie sur deux fronts pour la défense de l'"Europe chrétienne", mise en œuvre par Joseph Ratzinger, devint plus évidente.
D'un côté, face aux progressistes, lesquels sont convaincus de la validité universelle des valeurs modernes, il affirma que le christianisme est la religion de la raison, la patrie des valeurs modernes, et que les fondations chrétiennes continuaient à être indispensables pour la démocratie libérale. Il citait volontiers la célèbre thèse de Ernst-Wolfgang Böckenford: "La société démocratique vit de forces qu'elle ne peut pas produire par elle-même".
D'autre part, il soutint la défense de "l'Europe chrétienne" contre la marche triomphale de la raison.. Il soutint que l'Eglise catholique devait se battre contre l'individualisme débridé, l'hédonisme, ainsi que contre l'omnipotence des sciences naturelles. En ce sens, Ratzinger voulait agir, conjointement avec d'autres religions et confessions, contre l'arrogance de la raison.

Après 2000 Joseph Ratzinger eut trois importantes discussions avec des intellectuels athées.
Le 21 Février 2000, il participa à Rome à une soirée de débat avec Paolo Flores d'Arcais, un social-démocrate italien. Se référant à Augustin, Ratzinger s'efforça de présenter le christianisme autant que possible comme religion de la raison, ce qui lui valut les applaudissements de l'auditoire, tandis que Flores d'Arcais ne semblait pas partager cet amour.
Le 19 janvier 2004, Ratzinger prit part à une discussion avec Jürgen Habermas à l'académie catholique de Münich. Il est vrai qu'Habermas ne parvint pas à accepter facilement la thèse de Ratzinger sur la coïncidence du catholicisme avec la raison, toutefois, il reconnut la nécessité de réfléchir avec les théologiens sur la moralité dans la société d'aujourd'hui.
En mai 2004, Ratzinger eut l'occasion d'un échange de vues avec le président du Sénat italien, et philosophe néo-libéral, Marcello Pera. Sous le signe du "choc des civilisations", Pera souligna tout particulièrement l'importance des valeurs universelles occidentales, et des fondements chrétiens de la culture occidentale. Il prit parti contre la critique de l'eurocentrisme et le relativisme des valeurs des intellectuels de la gauche américaine. Ratzinger apprécia la profession de culture occidentale de Pera, sans toutefois soutenir la "guerre contre la terreur", et sans pouvoir partager la proposition de Pera de créer un christianisme supra-confessionnel comme base morale de l'Occident.

7. LE PAPE DU LOGOS ET UNE CURIE QUI S'OUVRE PRUDEMMENT

En la personne de Benoît XVI c’est un chef d’Église aux principes clairs et à la volonté forte qui est monté sur la scène de la politique mondiale. Le nom de pape qu’il s’était choisi, Benoît, indique qu’il portait sur son temps un diagnostic pessimiste, comparant la situation actuelle et la décadence qui caractérisait la romanité tardive à l’époque de saint Benoît. Déjà, dans l’homélie qu’il avait prononcée à la veille de son élection, le 18 avril 2005, il avait pris clairement position à ce sujet.

L'objectif du pape a été avant tout la défense et le renforcement des bases chrétiennes de l'Europe, même si, au cours de son pontificat, la curie s’est également occupée de manière intense des relations avec des pays non européens s, comme par exemple les républiques socialistes de Chine et du Vietnam. Benoît n’avait pas l’intention de se soumettre à la mode et de limiter à gouverner avec application. Il voulait décider de ce qui devait être changé et de ce qui ne devait pas l’être, toujours à partir de la position de l’Église et indépendamment de l’esprit du temps. En effet il ne s’est pas du tout voué à l'anti-modernisme. Il voulait simplement préserver les éléments qu’il considérait comme nécessaires à l’Église, sans se préoccuper de savoir s’ils étaient modernes ou bien pré-modernes. Il a fait retirer du blason pontifical la tiare papale, il a renoncé au titre de "patriarche d'Occident", il a abordé avec passion les problèmes d’environnement.

En fait il a été, par-dessus tout, le pape du "logos" : avec toute la force de sa parole, son arme la plus puissante, il a combattu pour l'Europe chrétienne. Il a ouvert l’Église aux moyens de communication les plus récents, y compris YouTube et Twitter, il a réhabilité le latin et la messe tridentine, il a tendu la main à la Fraternité Saint Pie X, il a consolidé la liturgie en tant que concrétisation solennelle des mystères, il a mis l’eucharistie au centre de la vie chrétienne, il a encouragé la distribution de la communion dans la bouche et il n’a pas eu peur, même après les très vives critiques dont son discours de Ratisbonne avait été l’objet, de parler de la violence des islamistes radicaux.

Dans le cadre du mouvement œcuménique, le pape Benoît XVI a choisi avec soin ses interlocuteurs, tels que l’Église orthodoxe et l’Église anglicane. Avec l’une comme avec l’autre il a établi de bons contacts, même s’il a invité les dissidents conservateurs anglicans à s’unir à l’Église catholique. Le point culminant de l’amitié entre les catholiques et les orthodoxes a été sa rencontre avec le patriarche œcuménique de Constantinople. Benoît XVI s’est en outre rendu en visite en Grande-Bretagne, où il a rencontré à la fois la reine Elizabeth II et l'archevêque de Canterbury, Rowan Williams, et où il a béatifié, à Glasgow, le cardinal John Henry Newman. Il n’a pas été possible d’organiser un voyage en Russie ; toutefois Benoît avait également de bonnes relations avec le patriarche de Moscou, Cyrille Ier, depuis l’époque où celui-ci était métropolite de Smolensk et de Kaliningrad. Mais même si, à l’époque du concile, Ratzinger avait cherché à établir une appréciation positive du protestantisme, le pape Benoît XVI a gardé ses distances par rapport aux "communautés ecclésiales" de la réforme.

Les progressistes, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Église catholique, n’ont pas reconnu au pape le droit d’agir de manière autonome, au-delà de l’esprit du temps. Dans ces milieux, un souverain pontife qui avait pris comme devise "cooperatores veritatis" était considéré comme un prince de l’Église arrogant, insupportable. Ils se sont efforcés par tous les moyens de créer une image négative du pape et ils ont exulté lorsque, de façon inattendue, il a renoncé au souverain pontificat. Parmi ces moyens, l'anti-germanisme a occupé une place importante. La méthode consistant à stigmatiser Ratzinger en tant qu’Allemand, alors qu’il n’a que rarement mis en évidence son identité germanique, ressemble à celle qu’emploient les antisémites lorsqu’ils persistent à accuser les juifs convertis de continuer à être juifs.

En Allemagne, son pays natal, le pape Benoît XVI a toujours été discuté. D’une part son élection a constitué une sorte de choc libérateur. Le fait qu’un Allemand ait été élu pape et que, par conséquent, il soit devenu, pour ainsi dire, l’autorité spirituelle suprême de l'Occident, était en lui-même sensationnel. Des tabloïds britanniques tels que "The Sun" n’ont pas pu s’empêcher de composer des titres railleurs ("From Hitler Youth to... Papa Ratzi"). À tout cela Benoît a réagi en faisant montre d’un patriotisme bavarois plutôt qu’allemand et en allant visiter, le 28 mai 2006, l'ancien camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau. Dans le même temps, toutefois, il faisait également ressortir l'importance de l’Allemagne. Les progressistes n’ont négligé aucun moyen pour mettre en évidence le problème des abus sexuels et celui de la Fraternité Saint Pie X, leur objectif étant de saper l'autorité du pape. Les catholiques conservateurs allemands - par exemple ceux qui étaient réunis autour de l'initiative "Deutschland pro Papa" ou dans le "Forum Deutscher Katholiken" - se sont trouvés désarmés face au climat d’anticléricalisme très marqué qui régnait dans l'opinion publique allemande.

Même si Benoît XVI n’avait pas l’intention de le faire expressément, il a, en réalité, mis en discussion le domaine des valeurs modernes. Dans le contexte de sa critique du marxisme, il a donné son appui à la démocratie parlementaire occidentale ; cependant ce soutien qu’il a apporté à la démocratie n’était certainement pas inconditionnel. Il a refusé fermement d’introduire celle-ci dans l’Église, qui est organisée selon un modèle hiérarchique. De même il portait un regard sceptique sur les sondages d’opinion. Cette distance qu’il prenait par rapport à la volonté populaire ne s’explique pas uniquement par l'expérience du mouvement étudiant qu’il avait vécue au cours des années Soixante ; elle est déjà enracinée dans les distances qu’il avait gardées à l’égard du national-socialisme qui, à son époque, recueillait pourtant des applaudissements soutenus de la majorité de la population. Par ailleurs il ne partageait pas le jugement optimiste porté sur l’homme actuel et sur les progrès de la société.

Son attitude était dans la ligne du conservatisme social chrétien. Se montrant favorable à la famille et au mariage hétérosexuel, il était en contradiction avec la multiplication des modèles de familles. Mettant l’accent sur le rôle du christianisme en tant que base pré-politique de la démocratie libérale, il s’opposait à la laïcité. Benoît a désapprouvé la critique qui a été faite de l'eurocentrisme et il a réaffirmé le caractère chrétien de l'Europe. À propos des questions politiques, mais aussi et surtout à propos des questions culturelles, il a pris position et il s’est comporté en défenseur actif de la vieille culture européenne contre les vagues de la mondialisation.

8. LE NON-CONFORMISTE SUR LA CHAIRE

Le pape Benoît XVI a été un non-conformiste sur la chaire de Pierre. Lorsque, depuis son siège doré, il donnait sa bénédiction en latin, lorsqu’il excommuniait les dissidents, lorsqu’il maintenait l’union de l’Église universelle et affirmait l'unicité de la foi catholique, il montrait en effet son côté autoritaire. Il n’est pas étonnant que ses détracteurs, comme Leonardo Boff ou Johann Baptist Metz, l’aient critiqué. Cependant la question peut aussi être envisagée de manière différente, si l’on examine la situation dans laquelle se trouve l’Église. Si l’on tient compte de la position dominante qu’occupent les valeurs modernes, l’Église catholique est une minorité opprimée tandis que ceux qui la critiquent appartiennent à la majorité. C’est pourquoi l'attitude autoritaire de Ratzinger était une réaction face à la situation de ce moment-là.

En tout cas, l’esprit combatif n’a été qu’un trait de caractère de Joseph Ratzinger parmi d’autres. Tout en se cuirassant, en un certain sens, contre ceux qui le contestaient, il n’a jamais perdu sa disponibilité au dialogue. C’est ainsi qu’il a accueilli amicalement, à Castel Gandolfo, même celui qui le critiquait le plus sévèrement, Hans Küng. Dans ses encycliques, le pape Benoît XVI a traité à de nombreuses reprises des thèmes tels que "l’amour" et "l’espérance". Il est essentiellement resté un patriote bavarois et il a toujours gardé dans le cœur le même enthousiasme per la procession de la Fête-Dieu. En ce sens il ressemble à Lan Ling Wang (Gao Changgong), un prince de la Chine ancienne. Même si celui-ci, sur le champ de bataille, combattait en portant un masque représentant le diable, les traits de son visage, sous ce masque, étaient délicats.