"Formidable ces années"


Les nostalgiques de '68 ont aujourd'hui pris le pouvoir dans l'Eglise. Mais l'histoire ne recule pas, nous dit le Père Scalese, et on n'efface pas si facilement l'empreinte laissée sur les fidèles par Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI (25/2/2016)

 

Le dernier billet du Père Scalese reprend le titre d'un livre paru en 1986, sur les années '68.

J'ai repris, et inséré dans le texte au même endroit, les illustrations choisies par lui.

"Formidable ces années"


Père Giovanni Scalese
Senza peli sulla lingua
24 février 2016
Ma traduction

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Certains pourraient se demander si, dans ces années de blackout informatique, l'auteur de ces lignes est devenu indifférent au sort de l'Eglise. J'ai souvent cité sur ce blog une des «Maximes de perfection chrétienne» du bienheureux Antonio Rosmini:

«Troisième maxime: rester en parfaite tranquillité sur tout ce qui arrive par disposition de Dieu à l'Eglise de Jésus-Christ, travaillant pour elle selon l'appel de Dieu».

Le même Rosmini avait l'habitude de répéter deux textes bibliques:«In silentio et in spe erit fortitudo vestra» (Is 30:15); «Bonum est praestolari cum silentio salutare Domini» (Lam 3:26). En temps de crise grave, il ne sert à rien de s'agiter et de perdre la paix intérieure: ce serait donner la victoire à l'ennemi, qui est à l'origine de la crise. Mieux vaut «attendre en silence le salut du Seigneur», le seul auquel l'Eglise appartient.

Cela ne signifie pas que l'on cesse de penser, de s'interroger sur le sens de ce qui se passe: la recherche de la sérénité de l'esprit n'implique pas l'arrêt de l'activité de l'esprit; Dieu nous a donné la raison pour que nous l'utilisons pour connaître la réalité. Et la connaissance de la réalité - quel qu'elle soit, fût-ce même la plus tragique - n'a jamais été et ne sera jamais inconciliable avec l'abandon serein à la volonté de Dieu fait... Au contraire




Aujourd'hui, Sandro Magister a publié sur le site www.chiesa un article où il expose la position, par ailleurs déjà connue, de l'évêque Marcello Semeraro (ndt: nommé par François secrétaire du "conseil des neuf cardinaux") à propos de la possibilité de donner la communion aux divorcés remariés. Eh bien, pour soutenir cette possibilité, on se réfère à une supposée “probata Ecclesiae praxis in foro interno”, qui aurait été en vigueur dans les années soixante-dix.
Depuis un certain temps, je réfléchissais à la tendance, qui s'est répandue au cours des dernières années, à revenir à ce que Magister appelle les «belles années 70» (Settimo Cielo , ma traduction ici: Paul VI et les religieuses violées au Congo).
Je ne sais pas pourquoi il m'est revenu à l'esprit le livre de Mario Capanna publié il y a trente ans: Formidabili quegli anni (Formidables ces années) , en référence à la contestation de soixante-huit.
Voilà, il me semble que, dans l'Eglise d'aujourd'hui il y a une grande nostalgie de ces années qui ont suivi la conclusion du Concile Vatican II: oui, ce fut une période de grandes attentes et de grands espoirs; le printemps commencé avec le Concile commençait à répandre ses effluves; les bourgeons commençaient à s'ouvrir; les prairies se couvraient de fleurs ... Tout laissait espérer que l'Eglise, enfin, après des siècles d'obscurantisme, allait être rajeunie, se réconcilierait avec le monde et deviendrait la maison ouverte à tous les hommes de bonne volonté. Mais ensuite, à l'improviste, l'automne vint, un long, interminable automne, qui finalement aboutit à un hiver glacial.
Grâce à Dieu, il y a trois ans, l'hiver s'est achevé
. Le printemps est à nouveau arrivé; et il devient alors inévitable de revenir à ces années "formidables" pour reprendre le chemin où on l'avait laissé, mettant entre parenthèses le demi-siècle écoulé. Inutile de l'abroger; il suffit de l'ignorer, tamquam non esset .

Il est assez compréhensible que ceux qui, dans leur jeunesse, avaient été «vaincus» et qui avaient passé toute leur vie dans la nostalgie du beau temps passé, dans le ressentiment de la défaite subie, et dans l'attente de l'arrivée du jour de la «revanche», maintenant que ce jour - quoiqu'avec un certain retard - est arrivé, aient hâte de mettre en œuvre ces projets qui étaient encore en suspens, pour montrer que leur recette était la bonne.
Mais je pose la question: est-il raisonnable de se comporter de cette façon? Attention: je ne demande pas si c'est légitime. Ce serait trop difficile de répondre à cette question; et en outre, je n'ai aucune autorité pour le faire. Je me limite seulement à demander si c'est raisonnable. Est-il raisonnable de penser qu'on peut reculer les aiguilles de l'horloge et de prétendre que le temps écoulé n'a jamais existé?

C'est une illusion récurrente dans l'histoire. Pensez à la Renaissance: on s'illusionnait de pouvoir revenir à l'antiquité classique, mettant entre parenthèses les mille ans de «l'obscur» Moyen Age. Dans cette même période, le Protestantisme (mais non moins l'Humanisme chrétien) pensait pouvoir revenir à l'Evangile dans sa pureté originelle. C'est l'illusion nourrie aujourd'hui par certaines franges traditionalistes, qui pensent que, pour sauver l'Eglise, il faut revenir à avant le Concile. Mais, apparemment, c'est aussi l'illusion de ceux qui, tout en se considérant comme «progressistes», identifient le «progrès» avec ce qu'on pensait et faisait il y a cinquante ans.




L'histoire ne s'arrête pas, et a fortiori ne revient pas en arrière. L'Eglise, durant ces cinquante années (de Vatican II à nos jours) a parcouru un chemin: il serait insensé de l'ignorer. Cela ne signifie pas que tout ce qui est arrivé soit juste: il peut y avoir eu des erreurs, auxquelles il faudra remédier; mais il y a eu aussi de nombreuses acquisitions, qui ne pourront plus être remises en question. Dans ces cinquante années, les papes qui se sont succédé (différents, mais avec une continuité substantielle) ont approfondi avec leur magistère la doctrine catholique (peut-on encore utiliser ce langage?): il me semble plutôt difficile de prétendre qu'on peut revenir à la période immédiatement post-conciliaire, où il semblait licite de tout remettre en question, comme si on devait encore décider de questions qui sont désormais définitivement clarifiées depuis longtemps.

Et surtout, reproposer aujourd'hui les mêmes recettes qu'il y a cinquante ans, comme si elles n'avaient jamais été appliquées, démontre soit de la mauvaise foi soit un manque de jugement. Mettant de côté la mauvaise foi, qu'il ne nous appartient pas de juger, reste l'incapacité de regarder autour de soi et de «lire» l'histoire.
S'il est vrai que les dirigeants de l'Église ont mis de côté les recettes qui ont été proposées dans ces années, préférant suivre, même si c'est parmi mille contradictions, le sentier accidenté de la tradition il est également vrai que ces recettes ont été mises en œuvre sur une base locale. Et nous avons vu avec quels résultats: pensons à la Hollande (cette année marque le cinquantième anniversaire du Nouveau Catéchisme ), à la Belgique, la France, l'Allemagne ... on pouvait s'attendre à trouver dans ces pays une Eglise luxuriante; et pourtant on ne voit rien d'autre que ... le désert.




Mais il y a un autre aspect que les novateurs - qui, après tant d'années, ont réussi à prendre le pouvoir dans l'Eglise - sont enclins à négliger.
Les papes qui se sont succédé au cours des cinquante dernières années, en plus de laisser un impressionnant corpus doctrinal, ont également laissé leur marque sur le corps vivant de l'Eglise: ils ont façonné des générations de croyants qui se sentent liés à eux d'une manière irréversible et qui les considèrent d'une certaine façon comme leurs «pères». Les prêtres les plus jeunes dans l'Église aujourd'hui, quand ont-ils perçu et embrassé la vocation au sacerdoce? Les laïcs du Family Day (ndt: et en France les opposants au "mariage pour tous"), dans quelle l'Eglise ont-ils grandi et ses sont-ils formés? Pensez-vous qu'il est si facile d'effacer de ces générations de catholiques l'empreinte que les différents Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI ont laissée dans leur chair?

Une accusation récurrente sur les lèvres des novatores est que la «vieille» Église serait «idéologique». Ils ne se rendent pas compte que s'il y a une idéologie, ce sont précisément leurs formules et leurs modes de pensée, les mêmes qu'il y a cinquante ans.