François, trois ans après


La confusion qui entoure trop souvent ses déclarations est désormais reconnue jusque dans la presse "mainstream". Le correspondant à Rome de l'agence Reuters, Phil Pullella, en a lui-même pris acte (12/3/2016)

 

Demain, cela fera tout juste trois ans que François a pris le gouvernail de la barque de Pierre - un gouvernail qu'il lui arrive de tenir négligemment, la conduisant dans des passages à risque.
A cette occasion, le vaticaniste de Reuters dresse une sorte d'état des lieux.
Phil Pulella est par obligation professionnelle un concentré de politiquement correct; son analyse s'adresse manifestement à un public religieusement inculte (comme le sont généralement les non-croyants, c'est-à-dire la quasi-totalité des occidentaux) pour lequel il fait de la vulgarisation (d'où l'apparente "naïveté" de certaines explications), et le ton condescendant dont il use à l'égard des catholiques "conservateurs" est cousu de gros fil blanc. Il ne peut pas s'exprimer différemment, sinon, ce n'est plus dans les colonnes de Reuters, l'une des plus influentes agences d'information, qui dicte le ton au monde entier (*), qu'il pourrait livrer ses analyses, mais éventuellement dans un de ces "mégaphones" pour catholiques traditionalistes que sont (selon ses dires) les "médias sociaux" - là où il y a beaucoup à perdre, en terme de reconnaissance médiatique, et rien à gagner, en termes de profit financier.

Mais il a quand même mené une enquête à Rome, auprès de membres de la Curie et de théologiens variés - presque tous sous couvert d'anonymat, ce qui se comprend - et le moins que l'on puisse dire est que le panorama qui en émerge est beaucoup plus contrasté que l'enthousiasme qui régnait il y a trois ans. C'est tout l'intérêt de l'article.

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(*) Sur le rôle central des agences de presse dans la diffusion et l'orientation de l'information, voir ici: benoit-et-moi.fr/2012(III)

Trois ans après, le pape laisse aux catholiques conservateurs un sentiment de marginalisation

Philip Pullella & Tom Heneghan
11 mars 2016
www.reuters.com

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Trois ans après l'élection de François, les catholiques conservateurs craignent de plus en plus qu'il défasse tranquillement l'héritage de ses prédécesseurs.
La popularité de François auprès de la plupart des catholiques, et de légions de non-catholiques, lui a donné l'image d'un grand-père ou d'un curé de paroisse qui comprend combien il est parfois difficile de suivre les enseignements de l'Église, en particulier ceux sur la morale sexuelle.
Les conservateurs craignent que derrière la façade aimable (ndt: cela dépend pour qui...) se cache un dangereux réformateur qui dilue l'enseignement catholique sur les questions morales comme l'homosexualité et le divorce, tout en se concentrant sur les problèmes sociaux comme le changement climatique et les inégalités économiques.
Des conversations avec quatre fonctionnaires du Vatican, dont deux cardinaux et un archevêque, ainsi qu'avec des théologiens et des commentateurs, mettent en évidence les craintes des conservateurs que les paroles et les actes de François puissent un jour provoquer une rupture parmi les 1,2 milliard de membres de l'Eglise.

Les commentaires sur les blogs conservateurs accusent régulièrement le pontife argentin de semer la confusion doctrinale et d'isoler ceux qui se considèrent comme les gardiens de la foi.
«Je vais me coucher. Réveillez-moi quand ce pontificat sera terminé» a tweeté le mois dernier Damien Thompson, rédacteur en chef adjoint de l'hebdomadaire britannique "The Spectator" et commentateur conservateur catholique. Thompson était parmi les conservateurs choqués par la conférence de presse en roue libre donnée par François sur le vol de retour du Mexique.
Au cours de cette conférence de presse, il a attisé le débat présidentiel américain en critiquant la position sur l'immigration du candidat républicain Donald Trump, et il a fait des commentaires qui ont été interprétés comme une ouverture à l'utilisation des contraceptifs pour arrêter la propagation du virus Zika.
Il s'agissait des dernières d'une série de déclarations improvisées qui ont laissé beaucoup de conservateurs nostalgiques de l'époque des deux prédécesseurs de François, Benoît XVI et Jean-Paul II, qui tonnaient (!!!) régulièrement contre la contraception, l'homosexualité et l'avortement.
«A chaque fois, je me demande s'il se rend compte de la confusion qu'il cause», nous a dit un cardinal conservateur résidant à Rome, qui a pris part au conclave ayant élu François il y a trois ans, et qui parlait sous couvert d'anonymat. Il n'a pas voulu dire s'il avait voté pour François parce que les participants au conclave sont tenus au secret.

Un autre fonctionnaire de haut rang, un archevêque [à la tête] d'un important dicastère du Vatican, a déclaré: «Ces commentaires alarment non seulement des prêtres de sensibilité traditionnelle, mais même des prêtres libéraux qui se sont plaints à moi que les gens les défient sur des questions très directes, disant "le pape me laisserait le faire, alors pourquoi pas vous?"».

François a choqué les conservateurs une première fois quelques mois seulement après son élection du 13 Mars 2013, quand il a dit: «Qui suis-je pour juger?» à propos des homosexuels catholiques qui essaient au moins de vivre selon les règles de l'Eglise en restant chastes (ndt: clairement, Pullella va au-delà des intentions du Pape qui n'a jamais parlé de "chasteté").

Il a provoqué une confusion supplémentaire quand il a changé les règlements de l'Église, pour permettre aux femmes de prendre part à un office de carême réservé aux hommes (ndt: le rite du lavement des pieds du jeudi saint. Mais en réalité, le Carême s'achève juste avant la messe de la Cène du Seigneur), abandonné les campagnes (!!!) de conversion des Juifs et approuvé une "prière commune" avec les luthériens pour les commémorations communes pour 500e anniversaire de la Réforme protestante, l'année prochaine.

Un croisement important dans l'épreuve de force conservateurs-progressistes se profile, et il pourrait survenir dès la mi-Mars. Il pourrait révéler dans quelle mesure ce pontife politiquement habile veut transformer son Église.
François doit rendre public un document appelé Exhortation apostolique après deux années de débats et deux grands rassemblements d'évêques afin de discuter de la famille - la façon dont le Vatican se référe à sa politique concernant la sexualité.
L'exercice, qui a commencé avec un sondage sans précédent des catholiques du monde entier, s'est finalement concentré sur un dossier chaud - savoir si les catholiques divorcés qui se remarient en dehors de l'Église peuvent recevoir la communion, le rite central de la messe.
Les conservateurs disent que tout changement porterait atteinte au principe de l'indissolubilité du mariage, établi par Jésus.
A la fin du synode de l'an dernier, François a condamné les leaders de l'Église inflexibles, qui, selon lui «enterrent leur tête dans le sable» et se cachent derrière la doctrine rigide tandis que des familles souffrent.
Le document final de l'assemblée a parlé d'un soi-disant «for interne» dans lequel un prêtre ou un évêque pourrait travailler avec un catholique divorcé remarié, pour décider en privé et au cas par cas s'il ou elle peut être pleinement réintégré.
Cette fissure dans la porte doctrinale a agacé de nombreux conservateurs, qui craignent que le document à venir de François ouvre tout grand les portes

Il est difficile de quantifier les catholiques conservateurs. Les libéraux disent qu'ils sont une minorité et rejettent les affirmations conservatrices selon lesquelles ils sont la vraie "base" de l'Eglise.
«L'écrasante majorité des catholiques comprend ce que le pape veut faire (ndt: parce que cette écrasante majorité n'est pas consciente de ce qui se passe, étant informée uniquement à travers des "observateurs" comme Pullella), c'est-à-dire tendre la main à tout le monde», a dit un autre cardinal proche de François.
Indépendamment de ce que pourrait être leur nombre réel, les conservateurs disposent d'importants mégaphones dans les médias sociaux.
«C'est vraiment devenu plus aigu et intense depuis que François est là, parce qu'il semble n'obtenir que des commentaires positifs des médias mainstream. Et donc, dans l'étrange (!!!) logique de ces groupes (conservateurs), il est immédiatement suspect, ne serait-ce que pour cela», dit le blogueur catholique Arthur Rosman.

L'un des principaux porte-drapeaux des conservateurs, l'auteur catholique et éditorialiste au New York Times Ross Douthat, a exprimé sa profonde inquiétude au sujet des répercussions à long terme de la question de la communion pour les divorcés remariés.
«Il se peut que ce conflit ne fasse que commencer», a déclaré Douthat en Janvier, lors d'une conférence devant des conservateurs américains. «Et il se peut que, comme des conflits précédents dans l'histoire de l'Eglise, il finisse par être suffisamment sérieux pour se terminer par un vrai schisme, une séparation permanente des routes».

La dernière rupture interne dans l'Eglise date de 1988, quand l'Archevêque français Marcel Lefebvre consacra des évêques sans l'approbation du Vatican, afin de garantir la succession dans son groupe ultra (!!)-traditionaliste, la Fraternité Saint-Pie X (FSSPX).
La FSSPX rejette les réformes de modernisation du Concile Vatican II (1962-65), parmi lesquelles l'ouverture historique au dialogue avec les autres religions. Bien qu'elle reste un petit groupe, sa dissidence continue de saper l'autorité du pape.

Le porte-drapeau des conservateurs à Rome est le cardinal Raymond Leo Burke, un Américain de 67 ans qui en 2014 a dit à un journaliste que l'Église sous François était comme «un bateau sans gouvernail».
François n'a pas été content. La même année, il a ôté à Burke la direction du plus haut tribunal du Vatican, et l'a rétrogradé au poste essentiellement honorifique d'aumônier d'un groupe de charité (ndt: merci pour les Chevaliers de Malte!!).

Les conservateurs sont également contrariés par la volonté de François de déléguer le pouvoir de décision sur différentes questions, du Vatican aux niveaux régional, national ou diocésain, ce que le pape a appelé «une saine décentralisation».
C'est là un [motif d']anathème pour les conservateurs, qui disent que règles doivent être appliquées de manière identique dans le monde entier. Ils avertissent qu'une "dévolution" du pouvoir laisserait le Vatican vulnérable aux scissions observées dans les églises anglicanes et orthodoxes.
«Si vous regardez ces deux grandes Églises, elles ne sont pas en très bonne forme», dit Massimo Faggioli (un "libéral", ndt), historien de l'Église et professeur de théologie à l'Université de St Thomas dans le Minnesota. «Voilà pourquoi les conservateurs sont nerveux. Ils pensent que François ne comprend pas le danger».