Hommage au cardinal Biffi


A l'occasion du 1er anniversaire de sa mort, un livre de témoignages paraît en Italie. Premier d'entre eux, celui du Pape Emérite. Et parmi eux, une interview du cardinal par Sandro Magister sur l'un de ses (inattendus) sujets d'étude, Pinocchio (15/6/2016)



Le 10 juillet 2015, il y aura bientôt un an, le grand cardinal Biffi nous quittait (cf. benoit-et-moi.fr/2015-II/actualite/mort-du-cardinal-biifi).
Je l'avais découvert (et tout de suite aimé) en février 2007, quand Benoît XVI lui avait demandé de prêcher les exercices spirituels de carême pour la Curie, et qu'il avait évoqué dans une de ses prédications Les Trois Entretiens de Vladimir Soloviev "où l'antéchrist était présenté comme pacifiste, écologiste et oecuménique".
On peut apprécier aujourd'hui le caractère prophétique, non seulement des propos de l'écrivain russe, mais de leur reprise par le cardinal...
Il y a plus de quinze ans, en septembre 2000, lors d'un Congrès organisé par la Fondazione Migrantes de la CEI, il avait eu le courage (inouï!) de mettre, disons les mots, "les pieds dans le plat" à propos de l'immigration en général, et de l'islam en particulier.
Comme il le dit avec humour ci-dessous "Aprite Cielo!!" (voir ici son exposé: benoit-et-moi.fr/2015-I/actualite/document-le-cardinal-biffi-sur-limmigration). Et là encore, on peut constater aujourd'hui à quel point il avait vu juste et loin.

Ratzinger sur Biffi:
«Des personnes de cette grandeur ne doivent jamais faire défaut à l'Eglise»


Sandro Magister
Settimo Cielo
14/6/2016
Ma traduction

Aujourd'hui à Bologne a lieu la présentation du livre "Ubi fides ibi libertas" avec des écrits en l'honneur de Giacomo Biffi.
Parmi ceux qui parlent de lui, ses deux successeurs sur le trône épiscopal de Bologne, Carlo Caffara et Matteo Zuppi.

C'est ce message de Joseph Ratzinger écrit pour l'occasion, qui ouvre le volume :

 

«Dans ma mémoire, le Cardinal Biffi est un pasteur exemplaire de l'Église de Dieu dans les temps de tempête.
Biffi était une personnalité d'une seule pièce, un homme d'un courage extraordinaire, sans crainte de popularité ou d'impopularité, orienté uniquement par la lumière de la vérité, qui en Jésus Christ, nous apparaît en personne.
Son intelligence extraordinaire et sa formation culturelle et théologique, couplées avec une bonne dose d'humour, étaient convaincantes, parce qu'il était totalement au service de la vérité, au service du Seigneur, et donc les hommes de notre temps.
Je souhaite que les gens de cette grandeur humaine ne manquent jamais dans l'Eglise de Dieu».



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Parmi les différentes contributions, on trouve également dans le livre cette interview publiée sur www.chiesa en 2000, avec la géniale relecture théologique des "Aventures de Pinocchio" faite par le cardinal.
...

Pour situer "Pinocchio" et son auteur


Il est regrettable que Pinocchio, le chef-d'oeuvre de l'écrivain toscan Carlo Collodi (1826-1890), soit connu en France principalement à travers le dessin animé de Walt Disney, qui en fait un véritable massacre, effaçant en particulier dans la machine à broyer hollywoodienne tout l'aspect "conte philosophico-religieux", que le cardinal Biffi nous fait découvrir ici avec brio.
Je garde pour ma part un souvenir lointain, mais toujours ému, du livre que j'avais étudié dans son texte original lorsque j'étais en 4ème, en cours d'italien. J'étais très loin d'avoir saisi à l'époque toutes les subtilités évoquées par le cardinal, mais notre professeur d'italien nous avait ouvert des portes en nous permettant de voir au-delà du conte pour enfants, et nous avions été impressionnés par la beauté de la langue (la comparaison avec la "littérature" enfantine d'aujourd'hui est cruelle...)

Dans ce qui suit, j'ai utilisé les noms francisés des personnages du livre "Les aventures de Pinocchio", publiée en 2011 chez l'éditeur "L'école des loisirs" dans la traduction d'Yves Stalloni (qui signe aussi la belle préface).
Et pour ceux qui voudraient aller plus loin: www.ecoledeslettres.fr...les-aventures-de-pinocchio....

L'interview contient de nombreuses références à l'histoire italienne, notamment la période dite du Risorgimento (1848-1870), ensemble de mouvements révolutionnaires au terme desquels naquit l'Italie unifiée sous la bannière de la maison de Savoie, devenant le Royaume d'Italie, et mettant fin du même coup aux Etats Pontificaux donc à la souveraineté du Pape (Pie IX) - une période dont Collodi est contemporain, sinon protagoniste. C'est sans doute une période mal connue en France, mais pour faire très, très court, et comme le dit Wikipedia (proposant cette interprétation seulement comme alternative) "l’unification italienne s’inscrit dans un processus commun, non seulement à toutes les nations d’Europe, mais encore à celles du monde entier: une Révolution universelle venue bouleverser les structures sociales que le temps rend nécessairement obsolètes". Autrement dit, un prolongement et une conséquence de la Révolution française, dont le Risorgimento assume en quelque sorte le rôle dans l'imaginaire collectif italien.
La méconnaissance de l'époque n'est pas un obsctacle rédhibitoire à la compréhension du texte et surtout pour saisir à quel point le cardinal Biffi se moquait du qu'en dira-t-on; j'ai rajouté dans le texte quelques notes entre parenthèses, qui m'ont paru indispensables, et des liens qui permettent éventuellement de situer les noms cités, les lecteurs approfondiront s'ils le souhaitent.

 

LA HAUTE DESTINÉE D'UNE TÊTE DE BOIS
de Giacomo Biffi interviewé par Sandro Magister

www.chiesa
24/8/2000
Ma traduction

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Pinocchio a été son premier livre: «Mon père me l'a acheté à la foire de saint Ambroise à Milan, quand j'avais 7 ans». Et depuis lors, il ne s'en est plus détaché. Parce qu'en plus d'être archevêque de Bologne, le cardinal Giacomo Biffi est également un grand spécialiste de l'oeuvre de Carlo Collodi. Il en a donné une lecture théologique fulgurante dans son essai "Contro Maestro Ciliegia" (Contre Maître Cerise), récemment réimprimé, et traduit en allemand.

Q. - Cardinal Biffi, mettons que le prochain film de Pinocchio soit de vous. Comment le présenteriez-vous, sur l'affiche?

R. - A chacun son travail, et celui qui consiste à faire des films n'est certes pas le mien. Mais je le présenterais ainsi: «La haute destinée d'une tête de bois».

Q. - Haute destinée? Le bois est le bois.

R. - C'est ce que dit Maître Cerise (Maestro Ciliegia), le maître de l'anti-foi. Lui, il ne veut pas aller au-delà de ce qu'il voit et touche. La logique ne lui manque pas, mais c'est l'imagination qui lui fait défaut. Dieu posé, on doit s'attendre à tout. La véritable histoire du monde est infiniment plus grande que celle à laquelle s'arrêtent les matérialistes du passé et du présent.

Q. - Avec Maître Cerise, vous avez un compte à régler. On le comprend à partir du titre de votre livre.

R. - Oui, c'est exactement ce que je voulais: "Contre Maître Cerise". Je n'aime pas les titres 'buonistes'. Les Pères de l'Église aussi aimaient faire leurs titres contre quelqu'un ou quelque chose. Il me vient à l'esprit l'"Adversus haereses" d'Irénée. Contre les hérésies.

Q. - Quelle est donc la haute destinée de notre tête de bois?

R. - L'aventure de Pinocchio est la synthèse de l'aventure humaine. Cela commence par un artisan qui construit une marionnette en bois en l'appelant tout de suite, de façon surprenante, fils. Et cela se termine avec la marionnette qui devient fils pour de vrai. Entre les deux extrêmités, il y a l'histoire du livre. Qui est identique, dans sa structure à l'histoire sainte: il y a la fuite du père, il y a un retour tourmenté et cahoteux au père, il y a un destin final qui est la participation à la vie du père. Tout cela grâce à un salut donné pour surmonter la distance infranchissable avec les seules forces de la marionnette, entre le point de départ et d'arrivée. Pinocchio est un conte de fées. Mais il raconte la vraie histoire de l'homme, qui est l'histoire chrétienne du salut.

Q. - Comment faites-vous pour être si sûr? Sur Pinocchio, on a dit de tout: rebelle, conformiste, bourgeois, moraliste. Il a donné du fil à retordre au marxisme et à la psychanalyse.

R. - La structure objective du récit est sous les yeux de tous, et elle est parfaitement conforme à l'histoire de salut proposée par le christianisme. Juger de cette conformité est le rôle des maîtres de foi (et c'est mon art); certainement pas celui des critiques littéraires, ou des historiens sociaux et politiques, et des historiens des idées.

Q. - Mais Carlo Collodi, l'auteur, pensait-il cela, lui aussi?

R. - Quand j'ai écrit mon livre sur Pinocchio, en 1976, je ne me suis pas du tout soucié de ce que l'auteur avait à l'esprit. Ce qui m'avait frappé, c'était la concordance objective de structure entre le conte et l'orthodoxie catholique. Mais ensuite, il m'est venu le désir de comprendre qui était Collodi. Il avait étudié au séminaire, puis chez les pères piaristes. Il a toujours vécu avec sa mère, très religieuse. Il fut attiré par les idées de [Giuseppe] Mazzini (1805-1872, un des pères de l'unité italienne), combattit en 1848 comme volontaire à Curtatone et Montanara (en 1848, entre les toscans et les napolitains d'une part, et les troupes des Habsbourg de l'autre), puis en 1859 avec la Savoie. Mais il en sortit déçu. «Dans ce monde, tout est mensonge: de l'Hippogriffe (animal légendaire mi-cheval mi-aigle) à Mazzini» écrit-il déjà en 1860 sur la Nazione (quotidien de Florence). Il ne renia pas les idées de sa jeunesse. Mais il ne s'est jamais vanté de ses guerres: une chose rare en Italie, où les vétérans de l'armée restent toujours beaucoup plus des combattants.

Q. - Mais Pinocchio n'a-t-il pas été considéré jusqu'à aujourd'hui comme une Bible mazzinienne?

R. - C'était ce que soutenait Giovanni Spadolini. (1925-1994, figure du PRI, un parti centriste). Quand mon livre est sorti dans la première édition, en 1977, le monde laïc l'ignora. Parce que j'avais attenté au dogme qualifiant d'athées deux classiques pour l'enfance issus du Risorgimento: Pinocchio et "Cuore" (Le Livre-Coeur) d'Edmondo De Amicis. "Cuore", c'est vrai, est un livre irrécupérable. Mais Pinocchio est tout le contraire. Et les chercheurs sont aujourd'hui de plus en plus d'accord pour reconnaître le tournant dans la vie de Collodi, sa perte de confiance en Mazzini et dans les idéologies du Risorgimento. Ce fut après cette crise qu'il se consacra à l'écriture pour les enfants. Et ce fut ainsi qu'il redécouvrit l'âme profonde de l'Italie.

Q. - Une âme catholique?

R. - Oui, parce que les enfants de 1881, l'année où Collodi écrit Pinocchio, ne sont ni pro-Savoie ni républicains, ni cléricaux ni anticléricaux. Ce sont les enfants du catéchisme, des prêches du curé, des prières des mamans, des peintures des églises. Ils ne connaissent pas les idéologies, ils connaissent la vérité catholique. Collodi veut entrer en communion d'esprit avec ces enfants-là.

Q. - Et il y parvient?

R. - Et comment! Pinocchio est la vérité catholique qui éclate, travestie en conte de fées. Et ainsi, réussit à surmonter les censures de la dictature culturelle de l'époque.

Q. - Du Risorgimento à nos jours. Qu'est-ce qui a changé?

R. - Sur ce point, rien. La censure sur la culture catholique, qui a commencé avec les Lumières et la Révolution française, demeure. Moins voyante, mais plus subtile et radicale. En voilà un exemple. Si je dis: "la pratique des commandements de Dieu est un moyen très sûr, scientifiquement prouvé, pour ne pas avoir le sida" ... Si je dis cela, Aprite cielo! (l'enfer se déchaîne!) Pourtant, c'est vrai, très vrai: si on pratiquait la chasteté juvénile et la chasteté conjugale, on n'attraperait pas le sida. Mais on ne peut pas le dire! Et ça, c'est la censure idéologique. On aurait bien besoin d'un Collodi aujourd'hui!.

Q. - Le voilà en effet de retour sur les écrans (voir ici les adaptations au cinéma , il y en a effectivement une en 2000).

R. - Et j'en suis heureux. Le succès de Pinocchio est une énigme extraordinaire. Il est né par hasard, il a été écrit à contrecoeur dans un journal pour enfants, à épisodes irréguliers et interrompu à deux reprises, la première avec la conviction de conclure définitivement. Et au contraire, c'est le seul livre publié en Italie, après l'unité, qui ait eu un succès dans le monde entier. Il n'y a qu'une seule explication. Il contient un message éternel qui touche les fibres du coeur de tous les hommes, de toutes les cultures.

Q. - A part Pinocchio, que vous disent les autres personnages, comme la Fée Bleue (Fatina turchina)?

R. - C'est le salut donné d'en haut, et donc le Christ, l'Eglise, la Sainte vierge.

Q. - Et Lumignon (Lucignolo) ?

R. - C'est la perdition. La destinée humaine n'a pas forcément une fin heureuse comme dans les films américains d'autrefois. Elle est à double issue. L'enfer existe, même si aujourd'hui, on le prêche peu.

Q. - Et où est le diable?

R. - Le Chat et le Renard font leur part. Mais surtout le Petit Bonhomme. Mielleux, comme du beurre. L'inventer ainsi a été un éclair de génie.

Q - En somme, Pinocchio est un magnifique catéchisme pour enfants et pour adultes?

R. - Nous faisons bien de le donner aux enfants. Mais à dire la vérité, quand je l'ai lu pour la première fois, enfant, il m'a heurté. Je ne supportais pas le Grillon Parlant, les appels constants au devoir, l'ironie.

Q. - L'ironie?

R. - Plus que l'ironie ou le sarcasme, j'aime le vrai humour, comme celui d'Alessandro Manzoni, que je relis ces jours-ci. L'humour ne se laisse pas submerger par l'évènement et en même temps y participe. Les deux éléments sont difficiles à lier et c'est pourquoi c'est une denrée rare. Tant et si bien que seul Dieu y réussit: le très lointain et en même temps le très présent, comme disait saint Augustin.

Q. - Mais alors comment êtes-vous arrivé à découvrir votre vrai Pinocchio?

R. - Une première illumination, je l'eus en troisième année de lycée (donc en Terminale, cf. ICI) en lisant un essai de Piero Bargellini: "Pinocchio ovvero la parabola del figliol prodigo" (Pinocchio ou la parabole du fils prodigue). Puis vinrent les études de théologie. Ma thèse de doctorat sur "La culpabilité et la liberté dans la condition humaine" était entièrement redevable au livre de Collodi. Seulement que je devais l'écrire en langage académique, avec le résultat qu'elle fut appréciée par tous et lue par personne. Enfin vinrent les sombres années soixante-dix.

Q. - Que vous ont-elles inspiré?

R. - Ces années de violence me firent réfléchir sur les fils invisibles qui tiennent l'homme lié et manipulé, comme dans le petit théâtre de Mangefeu (Mangiafuoco). Les révoltes contre un dictateur ouvrent la voie à un autre. Si Pinocchio ne reste pas prisonnier du petit théâtre, c'est parce que contrairement à ses frères en bois, il reconnaît et proclame qu'il a un père. Tel est le secret de la vraie liberté, qu'aucun tyran ne peut enlever.

Q. - Collodi diplômé brillamment en théologie?

R. - Pinocchio certainement. Quant à son inventeur, il ne me passe même pas par la tête de l'enrégimenter derrière les bannières saintes: qu'il soit où il veut. Collodi avait sa propre foi, mais s'il avait été athée, le jeu m'aurait plu encore davantage, parce que l'humour de Dieu serait apparu encore plus scintillant.