La justification, Luther, le Synode sur la famille


Dans un entretien avec La Bussola, Mgr Antonio Livi fait très clairement le point sur ce qui sera au coeur de la visite de François à Lund (Suède) le 31 octobre, pour commémorer le 500e anniversaire de la réforme (25/7/2016)



Martin Luther affichant ses 95 thèses le 31 octobre 1517 sur les portes de l’église de Wittemberg, marquant le début de la Réforme qui devait déchirer durablement l'Eglise.
C'est cet évènement que le Pape ira "célébrer" à Lund le 31 octobre prochain.

La justification, Luther, le Synode sur la famille


Francesca Pannuti
La Bussola Quotidiana
20 juillet 2016
Traduction d'Anna

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À l'approche des commémorations du cinquième centenaire des 95 thèses affichées par Martin Luther, le thème de la "justification", central pour comprendre la division entre catholiques et luthériens, est redevenu d'actualité. Le thème a été abordé dans un premier temps par le pape émérite Benoît XVI, dans une interview à l'occasion d'un colloque consacré justement à ce sujet (1), et ensuite par le pape François dans une réponse lors de la traditionnelle conférence de presse sur le vol de retour d'Arménie, le 26 juin dernier (2). Nous avons donc essayé d'approfondir les termes exacts de la question, en interviewant Mgr Antonio Livi, professeur émérite de Philosophie de la connaissance à l'Université Pontificale du Latran, savant de renommée internationale, auteur de nombreuses publications, notamment Vera e falsa teologia. Come distinguere l'autentica "scienza della fede" da un'equivoca filosofia religiosa, (ed. Leonardo da Vinci, 2012).

Monseigneur, quelle est l'importance de la doctrine de la justification dans la foi catholique?

« C'est la question de la grâce sanctifiante, l'action gratuite et miséricordieuse de Dieu qui rachète du péché originel et permet la progression de la vie chrétienne. Le terme "justification" est biblique, car dans les Écritures "juste" veut dire "saint": l'homme juste est celui qui se place dans la juste position devant Dieu, l'adorant pour sa Majesté divine et sa Bonté immense, implorant de Lui son propre salut et celui des autres, le remerciant pour tous ses bienfaits et obéissant dans la joie à ses commandements qui sont la vraie voie du bonheur. Dieu peut et veut "justifier" l'homme par sa grâce, le rachetant du péché originel, lui rendant son innocence perdue avec le péché originel (le gardant ainsi dans l'amitié avec Dieu). C'est pourquoi la grâce sanctifiante s'appelle gratia gratum faciens, dans le sens qu'elle rend l'homme juste et donc agréable à Dieu (car Dieu, comme les Écritures le répètent sans cesse, ne tolère pas le péché: Il aime l'homme pécheur, mais justement parce qu’il l'aime, il veut le libérer du péché, qui est le seul obstacle à son bonheur temporel et éternel). Selon la doctrine catholique, l'âme du pécheur qui devient juste passe de l'état d'inimitié avec Dieu à l'état d'amitié: la "justification" est donc un passage de l'état de péché à celui de grâce. Selon la définition du Concile de Trente "la justification du pécheur est le passage de cet état où l'homme naît fils du premier Adam à l'état de grâce et d'adoption des fils de Dieu [Rm 8, 15] à l'aide du second Adam Jésus Christ notre Sauveur" (Décret sur la justification). L'homme renouvelé, restauré donc et élevé à l'ordre surnaturel, retrouve la réalité de l'amitié avec Dieu, est lavé et élevé aussi afin qu'il puisse dans cette vie accéder avec dignité au Suprême Sacrement, l'Eucharistie, où il se joint à Jésus Christ lui-même, anticipant déjà dans cette vie l'union parfaite avec Dieu dans la gloire ».


En effet, la certitude - précisée avec acuité par Saint Antoine dans ses Sermons - que le "juste" est "celui qui s'accuse lui-même" est centrale. Cette doctrine coïncide-t-elle avec ce qu'affirment aussi les protestants?

« Il n'est pas facile de dire ce que les protestants affirment aujourd'hui, car dans ce domaine il n'y a pas de véritable magistère, tout comme il n'y a pas de doctrine théologique reconnue par toutes les différentes communautés "réformées" ou "évangéliques", lesquelles ne se reconnaissent même pas dans une interprétation unique de la pensée du Réformateur. Si toutefois on fait référence aux thèses de Martin Luther, il faut dire qu'avec sa "réforme" la doctrine catholique sur la grâce sanctifiante en est ressortie dénaturée et reniée dans sa vérité la plus profonde et la plus essentielle. Tout d'abord, Luther a cru pouvoir tirer de la Lettre aux Romains une conception de la foi en tant que fides fiducialis, c'est à dire comme simple foi dans les mérites du Christ rédempteur, dont la grâce ne rendrait pas juste le pécheur mais se limiterait à en "couvrir" les péchés, ne les lui imputant pas et le soustrayant ainsi au châtiment divin».


Ne s'agit-il pas d'une contradiction évidente?

« C'est pour cela que Luther imagine que le chrétien est au même temps pécheur et justifié ("homo simul iustus et peccator"). Celui à qui les mérites du Christ sont imputés - et qui serait donc un "juste" - n'est pas pour cela renouvelé par la grâce sanctifiante, il n'est pas un "homo novus", mais une "charogne" (selon le terme de Luther lui-même) enveloppée du manteau immaculé des mérites du Christ; sans abandonner son péché il peut donc être un justifié. Dans cette perspective il n'y a plus de place pour la doctrine spirituelle catholique qui exige de tout fidèle l'engagement ascétique de façon que, soutenu par les "grâces actuelles", il ait toujours la disponibilité aux renoncements et aux sacrifices, c'est à dire à cette "lutte intérieure" qui sert à éviter le péché ou à s'en amender. La conception d'une corruption radicale de l'homme après le péché originel a conduit Luther à la théorisation d'un salut "sola fide", une "foi" dont la notion - qui a envahi aujourd'hui le monde catholique - est fausse, car elle n'est pas la foi dogmatique, pour qui l'adhésion au contenus de la Révélation est essentielle, mais la foi-confiance (fede-fiduciale) dans laquelle ce qui compte est l'aspect pour ainsi dire "sentimental". "Pèche fortement", affirme donc Luther, "mais crois plus fortement encore" ("pecca fortiter, sed crede fortius"), autrement dit plus l'homme continue de pécher, plus il démontre sa propre confiance absolue dans les mérites du Christ, lesquels ont le pouvoir divin de sauver indépendamment du libre arbitre du croyant. Le pire est que dans cette conception luthérienne de la justification, les moyens établis par Dieu pour donner sa grâce, que sont les Sacrement du Christ, sont privés un par un de leur signification proprement théologique, et sont finalement complètement abolis, sauf (apparemment) le Baptême. Étant donné la gravité de ces interprétation hérétiques, désastreuses pour le salut des âmes selon le projet miséricordieux de Dieu, l'Église a dû condamner comme hérétique la doctrine luthérienne sur la justification, et l'a fait par le moyen de "canons" ou "anathématismes" précis et sans équivoque au Concile de Trente (Session VI, 13 janvier 1547) ».


Y a-t-il eu récemment un rapprochement entre les deux positions?

« Il faut dire avant tout qu'on ne peut pas parler de "deux positions". La position de l'Église catholique - qui a un Magistère et une doctrine bien définis, fixés en formules dogmatiques - ne peut nullement être comparée aux myriades de variantes interprétatives et de développements théorétiques des idées de Luther, étant donné que la prolifération de dénominations au sein de la Réforme rend pratiquement impossible d’identifier une doctrine commune.

Malgré cela, il y a eu une série de tentatives de dialogue inter-religieux, au cours desquels une commission de théologiens catholiques (nommés par le Saint Siège) a discuté avec une commission de théologiens luthériens (nommés par les diverses autorités religieuses d'inspiration luthérienne) de la possibilité de trouver des points de rencontre entre le dogme catholique et ce que cette commission estime pouvoir être considérée aujourd'hui comme la doctrine de Luther (3). Mais ce colloque d'étude, animé par des intentions plus politiques que scientifiques, a élaboré un document final (publié le 31 octobre 1997) dans lequel, avec des discours extrêmement ambigus, le luthériens ont présenté les développements de leur doctrine sur la justification de manière qu'elle ne ressemble plus à ce que le Concile de Trente avait condamné, et les catholiques ont fait semblant de croire qu' il n'y a plus ainsi de différences doctrinaires entre l'Église et les communautés issues de la Réforme. Le Saint Siège lui-même (avec un document conjoint de la Congrégation pour la doctrine de la foi et du Secrétariat pour l'unité des chrétiens) a nié que les conclusions tirées au colloque d'études aient résolu aucun problème (voir la Réponse de l'Église catholique à la déclaration conjointe entre l'Église Catholique et la Fédération luthérienne mondiale concernant la doctrine de la justification, 25 juin 1998).
Pour arriver à dire que l'Église a finalement reconnu que Luther avait raison et qu'elle s'est trompée (parce qu’ elle aurait mal interprété les thèses du Réformateur ou parce qu’elle était encore liée à une théologie thomiste qui serait aujourd'hui dépassée) il faudrait que cela fût formellement affirmé, non pas par une quelconque commission de théologiens, mais par un Concile œcuménique au caractère explicitement dogmatique qui abolît les "anathématismes" du Concile de Trente. Mais cela est tout à fait impossible. Même lorsque dans l'Église il 'il y a une réforme, celle-ci ne concerne jamais le dogme, c'est à dire ce qui a été "défini" semel pro semper et qui est donc irréformable: elle concerne plutôt des aspects réformables (accidentels) de la doctrine, de la morale et de la pratique pastorale, et même dans ces domaines la réforme promue par le Magistère doit être interprétée - ce que le Pape Benoît XV (XVI ?) a bien expliqué - comme "réforme dans la continuité de l'unique sujet-Église" Et, j'ajoute, le "sujet-Église" est Jésus en Personne, qui est l'unique maître et ne peut pas se démentir, car la proclamation de sa vérité salvifique a des exigences absolues, infiniment supérieures à n'importe quelle exigence relative, diplomatique ou pastorale, présente dans le "dialogue inter-religieux!»


Les courants théologiques les plus influents aujourd'hui sont-ils capables d'harmoniser entre eux des thèmes comme la grâce et la nature, le salut et la perdition, le divin et l'humain?

« Si on regarde le panorama de la théologie actuelle en termes de sociologie de la culture et de sociologie religieuse, on ne peut pas ne pas constater que cette "dictature du relativisme", tellement condamnée par Benoît XVI et dont il voulait libérer l'Église, est aujourd'hui plus que jamais oppressive. Un élément de cette dictature est justement l'hégémonie politico-ecclésiastique de la théologie d'inspiration luthérienne, qui a, parmi ses représentants les plus influents, chez les universitaires, Karl Rahner et Hans Küng, et chez les cardinaux de Curie Walter Kasper. Cette théologie repropose essentiellement la thèse fidéiste sur la justification, occultant le rôle premier des sacrements de la grâce sanctifiante, à commencer par la Pénitence et l'Eucharistie».


Cette théologie a-t-elle aussi influencé le Synode sur la famille?

« Le débat dans les deux Synodes sur la famille au sujet de l'"état de péché" des baptisés qui ont manqué à la fidélité conjugale et ont entamé une cohabitation adultérine, a lui aussi mis en évidence combien cette mentalité a rendu de nombreux pères synodaux insensibles à la nécessité de la réconciliation de ces personnes avec Dieu et avec l'Église au moyen du sacrement de la Pénitence, qui confère la grâce du Christ à condition que le pénitent exerce son libre arbitre avec les "actes" que le rite catholique prescrit depuis toujours (même sous la réforme liturgique de Paul VI), c'est à dire l'examen de conscience, le repentir sincère et efficace, l'accusation des péchés avec l'intention de ne plus les commettre, la "satisfaction" ou réparation. Après avoir obtenu l'absolution sacramentelle par le ministre sacré - lequel est vraiment, par mandat explicite du Christ, le juge des dispositions appropriées du pénitent - le fidèle est dans les conditions de pouvoir accéder au sacrement de l'Eucharistie, qui est beaucoup plus qu'un simple symbole de la présence spirituelle du Christ dans la communauté orante, mais, en vertu de la transsubstantiation, est la possibilité d'une rencontre personnelle avec Jésus physiquement présent ("en corps, sang, âme et divinité") sous les apparences du pain et du vin. C'est le dogme de la "présence réelle" - que Luther méconnaît expressément et que les pro-luthériens d'aujourd'hui ont tendance à sous-évaluer ou même à reléguer parmi les obscurités inutiles. Ce qui doit encourager les opérateurs de la pastorale des "divorcés remariés" à œuvrer, dans un esprit de vraie miséricorde, afin que ces personnes puissent accéder à la Communion eucharistique avec les dispositions appropriées, c'est à dire déjà réconciliés et en "état de grâce", évitant de profaner le corps et le sang du Seigneur et de transformer ainsi en "motif de condamnation" ce que Dieu a établi pour leur salut et sanctification».

NDT


(1) L'interview de Benoît XVI par le P. Servais

(2) L'effet d'altitude a encore frappé! (III) et aussi A propos de la justification (Benoît XVI)

(3) Les textes relatifs à ces débats ont été regroupés ici: www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/chrstuni/sub-index/index_lutheran-fed.