La révolution pastorale


Le Père Scalese a résolu brillamment l'énigme kaspérienne: pourquoi, avec l'exhortation post-synodale, l'Eglise tournera-t-elle une page de 1700 ans? Une analyse impressionnante de lucidité, à laquelle j'adhère à 100%... à lire absolument. (29/3/2016)

 

Voir aussi sur ce sujet

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La révolution pastorale


Père Giovanni Scalese CRSP
29/3/2016
querculanus.blogspot.fr
Ma traduction


D'après ce qui a été rapporté, le 19 Mars le Pape aurait signé l'Exhortation Apostolique post-synodale contenant les résultats des deux derniers Synodes des Évêques: la troisième Assemblée Générale Extraordinaire sur «Les défis pastoraux sur la famille dans le contexte de l' évangélisation» (5-19 Octobre 2014) et la quatorzième assemblée générale ordinaire sur «la vocation et la mission de la famille dans l'Eglise et dans le monde contemporain» (4-25 Octobre 2015). La publication est attendue pour la mi-avril.

Le 14 Mars, le cardinal Walter Kasper, lors d'une conférence tenue à Lucca, a annoncé: «Dans quelques jours sortira un document d'à peu près deux cents pages dans lequel François s'exprimera définitivement sur les thèmes de la famille discutés au cours du dernier synode et en particulier sur la participation des fidèles divorcés remariés à la vie active de la communauté catholique. Ce sera la première étape d'une réforme qui fera tourner la page à l'Église après 1700 ans».
A lire cette annonce-bombe du cardinal allemand, on croit comprendre que l'exhortation apostolique constituera une «déchirure» à la tradition en matière de mariage et de famille.

Le 19 Mars, soit le jour même de la signature présumée du document, le professeur Alberto Melloni a publié sur la Repubblica un éditorial sur le sujet. Le représentant de l'"école de Bologne" semble nous rassurer:
«Aucune brèche. Mais une synthèse entre rigoristes et progressistes. François désoriente une fois de plus ceux qui espéraient le "piéger" dans le débat synodal sur la famille et sur la communion pour les divorcés. Ou ceux qui ont pensaient opposer, dans le synode et dans le public des fidèles, la rigidité supposée d'une "doctrine" avec une "ouverture" que le pape synthétise dans l'expression "miséricorde". L'Exhortation post-synodale sur laquelle François apposera aujourd'hui sa signature, contiendra précisément cette combinaison d'éléments. Et l'opération de ceux qui pariaient sur une déchirure est un échec cuisant».

On pourrait dire: mais le professeur Melloni, qu'en sait-il? Mais laissons tomber: depuis que le monde est monde, il y a toujours eu des gens qui, sans en avoir les titres, en savent plus que les autres. Limitons-nous à ses affirmations, qui semblent se baser sur une connaissance du document papal qui n'est pas approximative: il n'y aura aucune rupture, mais nous nous trouverons face à une synthèse supérieure entre les différentes positions. Ah, bien, bien! Nous pouvons respirer un soupir de soulagement: la révolution est reportée.

Si toutefois nous continuons dans la lecture, le professeur ajoute:
«Le pape, conformément à la réforme du langage pastoral et doctrinal qui est au cœur du Concile Vatican II, pense qu'une doctrine qui n'inclut pas la miséricorde est seulement une idéologie. Et qu'une "ouverture" qui ne prétend pas dire la vérité, qui est la personne de Jésus-Christ, est juste une opération de marketing. Il a alors surmonté l'écueil en faisant appel à la responsabilité des évêques auxquels il restitue des pouvoirs effectifs, marquant ainsi, comme l'a dit le cardinal Kasper, un véritable "révolution"».

Il semblait que Melloni se distanciait des anticipations de Kasper, et au contraire, voilà qu'il les confirme, allant jusqu'à parler d'une véritable «révolution». On croit comprendre que la révolution consiste à redonner aux évêques des «pouvoirs effectifs». Qu'est-ce que cela signifie? Que sur la question de l'admission des divorcés remariés à la communion, ce sera aux évêques individuels de décider? C'est possible; mais cela ne justifie pas la phrase du cardinal: «Ce sera la première étape d'une réforme qui fera tourner la page à l'Église après 1700 ans». Pourquoi précisément 1700 ans? Il y a 1700 ans, aurait-on ôté aux évêques des «pouvoirs effectifs»? Pas à ma connaissance. Si nous soustrayons 1700 à 2016, nous obtenons 316, une date pas particulièrement remarquable. En 313 il y avait eu l'Édit de Milan. Mais alors, que voulait dire Kasper? Qu'enfin l'ère constantinienne a pris fin? Je ne vois pas le rapport. Ou bien serait-ce une référence à l'an 325, quand s'est déroulé le premier concile œcuménique, celui de Nicée? Oui, mais quel rapport?

Relisons attentivement le début du deuxième paragraphe de l'éditorial du professeur Melloni: «Le pape, conformément à la réforme du langage pastoral et doctrinal qui est au cœur de Vatican II ...».
Ah, nous y voilà, nous avons peut-être trouvé la clé du problème: le professeur se réfère au Concile et à sa prétendue «réforme du langage pastoral et doctrinal». Vatican II a été le premier concile pastoral de l'Eglise; jusque là, les conciles avaient été soit doctrinaux soit disciplinaires. Le premier d'entre eux, le concile de Nicée, fut certainement un concile doctrinal. Voilà alors que l'on commence à comprendre pourquoi, après mille sept cents ans, l'Église va tourner la page: parce que finalement, elle abandonnera l'attitude doctrinale, assumée à Nicée, pour en assumer une nouvelle, entièrement pastorale. Oui, mais ce tournant n'a-t-il pas déjà eu lieu il y a cinquante ans, précisément avec la célébration du premier concile pastoral? Non, parce que c'était seulement une tentative. Qui a échoué. On voulait faire un nouveau type de concile, pastoral, justement, pour rompre avec la tradition pluriséculaire de l'Église; le Pape Jean, naïvement, sans se rendre compte de la manœuvre, a mordu à l'hameçon; mais la providence voulut qu'il ne pût terminer le concile; le témoin a été transmis à Paul VI, lequel, sans en désavouer la physionomie pastorale initiale, donna au Concile une claire empreinte doctrinale, quoique un peu 'sui generis'.

Le tournant qui devait avoir lieu - mais qui n'a pas eu lieu - il y a cinquante ans, à ce qu'il semble, se produira avec l'Exhortation apostolique post-synodale du pape François: en son centre, il n'y aura évidemment plus les questions doctrinales, comme c'était le cas jusqu'alors, mais exclusivement l'attention, toute pastorale, pour la situation concrète dans laquelle se trouvent les hommes de notre temps.
S'il en est ainsi, peut-on parler d'une véritable «révolution»?
Ce serait une révolution si on falsifiait la doctrine; mais, puisque la doctrine n'est pas touchée, quel mal y a-t-il à fixer l'attention sur les problèmes concrets de la vie quotidienne?

Et pourtant, il s'agit bel et bien d'une révolution, parce qu'elle ne touche pas tel ou tel point de doctrine (auquel cas elle serait, tout simplement, une hérésie), mais elle consiste en un changement radical d'attitude, de perspective: une authentique «révolution copernicienne ». C'est vrai que la doctrine n'est pas touchée; mais tout simplement parce qu'elle n'intéresse plus: elle est inutile; pire, nuisible.
Vous avez entendu le professeur Melloni, «Le Pontife ... pense qu'une doctrine qui n'inclut pas la miséricorde est seulement une idéologie».
La doctrine est essentiellement idéologique; la doctrine divise, elle provoque les guerres de religion; la doctrine est l'arme qu'utilisent les docteurs de la loi, les scribes et les pharisiens pour juger et condamner. Mieux vaut donc se soucier de la vie concrète, rencontrer les personnes dans leur condition réelle, chercher ce qui unit, collaborer avec tous, quelles que soient les différences qui nous distinguent. Cette attitude peut être définie précisément, comme "pastorale".

Il faudrait que quelqu'un, tôt ou tard, se décide à écrire l'histoire de cette nouvelle orientation de l'Eglise.
A juste titre, Mgr Brunero Gherardini, dans sa conférence au Congrès sur Vatican II (16-18 Décembre 2010) [cf. chiesaepostconcilio.blogspot.fr], compare la pastorale au phénix - l'oiseau mythique - («qu'il existe, tout le monde le dit, où il est, personne ne le sait»), mais ensuite, il ne retrace pas l'origine, ni le développement historique ultérieur de la nouvelle approche pastorale de l'Eglise.
Il me semble, mais je peux me tromper, que ce développement est d'une certaine façon lié à l'influence de la philosophie moderne sur la théologie catholique, en particulier de la part de l'idéalisme et du marxisme. Ceci est particulièrement évident dans la théologie de la libération et dans la théologie politique, où est clairement déclarée la primauté de l'orthopraxie sur l'orthodoxie (sur cette opposition voir l'instruction de la CDF sur certains aspects de la "théologie de la libération", Libertatis nuntius du 6 août 1984, partie X, n.3 , et la conférence du cardinal Joseph Ratzinger, tenue au Mexique en mai 1996, en particulier le cinquième paragraphe [ndt: cf. annexe]); mais il peut aussi avoir déterminé la nouvelle orientation pastorale. L'argument, bien sûr, doit être approfondi.
En tout cas, une chose est certaine: nous ne nous trouvons pas face à une attitude idéologiquement neutre et spirituellement inoffensive; elle porte une forte charge idéologique. La doctrine peut certes se transformer en idéologie (quand, d'une description objective de la réalité, ce qu'elle devrait être, elle se résout en une théorie abstraite qui tente de s'imposer à la réalité); la primauté de l'orthopraxie sur l'orthodoxie est, en elle-même, idéologie à l'état pur.

Ce n'est pas à moi d'émettre des jugements, mais j'ai l'impression que nous sommes confrontés à la dernière tentative d'attaque à l'Eglise de la part du modernisme. Jusqu'à présent, le modernisme n'avait pas réussi à s'imposer, parce qu'il s'était toujours mu sur un plan doctrinal, et sur ce plan, il était relativement facile pour l'Église d'identifier les hérésies de et de les condamner. C'est alors qu'au cours du vingtième siècle, le modernisme a changé de stratégie (évoluant ainsi en «néo-modernisme»): si nous continuons à attaquer la doctrine, nous n'irons nulle part; la doctrine, laissons-la tel quel; simplement ignorons-la; poursuivons nos objectifs en suivant une autre route, la voie pastorale. Pour des raisons pastorales, il est possible de faire tout ce que la doctrine interdit. Une fois admis ce qui était jusque-là interdit, peu à peu, il deviendra évident et pacifiquement accepté par tous; la doctrine reste une vieillerie du passé, à conserver dans un musée, sous une cloche de verre.
Et la révolution est faite. Sans effusion de sang.

* * *

ANNEXE


Conférence du cardinal Ratzinger devant les présidents des Commissions doctrinales d’Amérique Latine, à Guadalajara (Mexique) en mai 96.
(La Documentation Catholique, hors-série n.1, 2005)


ORTHODOXIE ET ORTHOPRAXIE
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(...)
Le P. Knitter, un ancien prêtre catholique, a cherché à surmonter le vide d'une théorie de la religion qui se réduit en substance à l'impératif catégorique (...).
Il propose de donner une consistance nouvelle à la religion en reliant la théologie pluraliste aux théologies de la libération. Le dialogue interreligieux est alors radicalement simplifié et en même temps rendu plus efficace au plan pratique, en tant qu'il reste fondé sur une prémisse unique : « le primat de l'orthopraxie sur l'orthodoxie ».
Cette prééminence accordée à la pratique par rapport à la connaissance est elle aussi un héritage marxiste
, mais, pour sa part, le marxisme ne concrétise que ce qui se présente comme une conséquence logique, une fois que l'on a renoncé à la métaphysique : si la connaissance devient impossible, il ne reste que l'agir. Pour Knitter, on ne peut pas penser l'absolu, mais seulement faire. Mais la question est celle-ci : cette affirmation est-elle vraie ? D'où peut me venir l'impression qu'une action est correcte si je ne sais pas ce qui est juste? La faillite des régimes communistes est due précisément au fait que le monde a changé sans savoir ce qui est bon et ce qui ne l'est pas, sans savoir en quelle direction il doit être changé pour devenir meilleur. La simple praxis n'est pas une lumière.

Il est alors opportun d'éclairer de manière critique le concept d'orthopraxie.
L’histoire traditionnelle des religions avait soutenu que les religions de l'Inde ne connaissent pas, généralement, une orthodoxie mais seulement une orthopraxie ; c'est probablement de là que ce concept est passé dans la théologie moderne. Mais, quand il se rapportait aux religions de l'Inde, il avait un sens bien précis : en l'employant, on voulait dire que ces religions ne connaissent pas une conception de la foi qui soit fondamentalement contraignante et que l'adhésion à ces religions n'est pas conditionnée par l'acceptation d'un Credo particulier. Cependant, ces religions connaissent sans doute un système de pratiques rituelles, que l'on considère comme nécessaire pour le salut et qui distingue les « fidèles » des « infidèles ». Il ne se caractérise pas par un contenu doctrinal particulier, mais par l'adhésion scrupuleuse qui intéresse la vie tout entière. Ce que veut dire « orthopraxie », ce qui est donc un « agir droit », est défini d'une manière très précise : il s'agit d'un code de rites. Du reste, le terme « orthodoxie », dans l'Église primitive et dans les Églises orientales, avait plus ou moins la même signification. En effet, dans ce mot, l'élément « doxie » se réfère à « doxa », qui n'était certainement pas entendu dans le sens d'« opinion » (la juste opinion : pour les Grecs, les opinions sont toujours relatives). Au contraire, Doxa était compris dans le sens de « gloire », de « glorification ». Être orthodoxe, cela signifie donc connaître et pratiquer exactement la manière dont Dieu doit être glorifié. L’expression se rapporte au culte et, du culte, elle est projetée dans la vie. En ce sens, elle jetterait certainement un pont solide pour un dialogue fructueux entre l'Orient et l'Occident.
Mais revenons à l'adoption du terme « orthopraxie » par la théologie moderne. Ici, on n'a plus pensé au fait de suivre un rituel. Le mot a pris une signification tout à fait nouvelle, qui n'a rien à voir avec les conceptions authentiques de l'Inde. Mais une chose demeure : si l'exigence d'une orthopraxie doit avoir un sens et ne sert pas seulement à masquer la volonté, alors il doit y avoir aussi une orthopraxie commune, reconnue par tous, qui va au-delà d'un simple désir de se tourner vers le JE et de le mettre en relation avec un TU.
Si l'on exclut la signification rituelle, telle qu'elle était comprise en Asie, le terme « praxis » peut être adopté dans un sens éthique ou politique. Dans le premier cas, l'orthopraxie réclamerait une éthique au contenu clairement défini. Mais ceci est expressément exclu dans la discussion sur l'éthique marquée par le relativisme : il n'existerait pas ce qui est bon en soi et ce qui est mal en soi. Si l'on entend orthopraxie dans un sens politico-social, de manière analogue surgit le problème de ce que doit être un agir politique droit. Les théologies de la libération, qui étaient convaincues que le marxisme nous disait clairement quel était l'agir politique correct, pouvaient employer le terme orthopraxie d'une manière correcte. Dans ce cadre, ce qui était contraignant n'existait pas, mais bien une forme de praxis correcte, valable pour tous, c'est-à-dire une véritable orthopraxie qui s'étendait à toute la société et excluait de celle-ci ceux qui refusaient l'agir correct. En ce sens, les théologies de la libération d'inspiration marxiste étaient à leur manière logiques et cohérentes.
Comme on peut le constater, cette orthopraxie se fonde certainement sur une certaine orthodoxie (au sens moderne), c'est-à-dire sur un ensemble de théories contraignantes qui définissent le chemin qui conduit à la liberté.
Knitter reste proche de cette position quand il affirme que le critère qui permet de distinguer l'orthopraxie de la pseudopraxie est la liberté. Mais il doit encore nous expliquer de manière persuasive et pratique ce qu'est la liberté et ce qui porte à la libération réelle de l'homme. Ce n'est certainement pas l'orthopraxie marxiste, comme nous l'avons constaté. Mais une chose est claire, les théories relativistes débouchent nécessairement sur l'arbitraire et deviennent alors superflues, ou bien édictent des normes absolues qui ont une valeur dans la pratique et créent des absolutismes précisément là où, en réalité, elles ne peuvent avoir aucune consistance.
(...)