Le danger : un christianisme de basse intensité


Le cardinal Müller vient de publier en Espagne un livre interview «Rapport sur l’espérance». Entretien avec son interlocuteur, le Père Carlos Granados, qui assure entre autre la coordination de l’édition espagnole des œuvres complètes de Joseph Ratzinger (3/5/2016)

>>> "Rapport sur l'espérance": un titre-hommage au livre d'entretiens de 1984 du cardinal Ratzinger avec Vittorio Messori "Rapport sur la foi" (paru en français sous le titre "Entretien sur la foi").

 

Pour le cardinal Müller, le péril est un christianisme de basse intensité.

Ce n'est pas ainsi que prêchait Jésus-Christ...

Le Père Granados

www.religionenlibertad.com
2 mai 2016
Traduction de Carlota

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Mardi 3 mai à 12h30 dans l'«Aula Magna» de l’Université Francisco de Vitoria, le cardinal Gerhard Müller, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, présentera à Madrid son œuvre « Informe sobre la Esperanza » (édition « Biblioteca de Autores Cristianos », BAC), un livre d’entretiens avec le prêtre et théologien Carlos Granados, directeur général de la Bibliothèque des Auteurs Chrétiens.
Le P. Carlos Granados assure la coordination de l’édition espagnole des œuvres complètes de Joseph Ratzinger.

Il y a eu deux jours entiers de conversation au Vatican, précédés d’une longue préparation sur les thèmes abordés, entre le prêtre espagnol et le cardinal allemand, et un intense travail postérieur de relecture. Le résultat, un texte vraiment important et qui peut être décisif pour l’Église des années à venir. Comme l’a été un autre livre d’entretiens écrit il y a trente ans…

 

- Il est inévitable d’évoquer le « Rapport sur la foi » du cardinal Joseph Ratzinger en conversation avec Vittorio Messori...


Le titre du livre évoque effectivement celui de cet autre entretien de Vittorio Messori avec Joseph Ratzinger, quand il était préfet de la Foi. Cela se veut certainement un hommage au Pape émérite avec lequel l’actuel préfet comme c’est bien connu a une très grande relation d’amitié. Mais surtout cela veut évoquer une façon d’affronter le dialogue avec le monde moderne : l’Église qui dialogue du point de vue de la foi, en ne cachant pas sa foi comme si c’était un empêchement ou un obstacle au dialogue, mais en comprenant que la foi est une lumière, une lumière qui doit être mise sur un candélabre pour que toute la maison soit éclairée. De là cet « Entretien sur la Foi ».

- Que supposait ce livre en 1985 ?


C’était un diagnostic serein, clarificateur et éloquent des processus qui étaient en marche et qu’il fallait « démasquer » ; il est nécessaire que quelqu’un mette des noms aux grands mouvements qui essayaient de s’infiltrer par la porte de derrière, dans l’Église et dans la foi des croyants pour la dynamiter de l’intérieur. Cette force pour « démasquer » et « donner un nom aux choses » a été un autre grand apport du « Rapport sur la Foi ».

- Qu’est ce qui a changé depuis lors?


Ce qui a changé depuis lors? Il semble que le grand problème de l’homme d’aujourd’hui est en rapport surtout avec l’espérance. Les signes ? Surtout la peur, la peur d’engendrer des enfants, qui sont toujours un signe d’espérance. De là la grave crise de natalité dont nous souffrons déjà en Occident et qui contamine d’autres régions de la terre, la peur de se marier, d’assumer un engagement pour toujours ; la peur aussi devant le phénomène du terrorisme qui mine notre confiance dans un futur meilleur ; la peur devant les crises (économique, sociale, …) qui font chanceler notre monde du confort. La « peur » est le grand symptôme d’une crise d’espérance. Ce Rapport sur l’Espérance répond à cette nouvelle situation.

- Avec des perspectives également nouvelles….


Ce n’est pas une répétition de ce qui a été dit alors, un retour romantique à des positions passées, cela ne provient par d’une conscience restaurationniste rétrograde. Cela provient d’un réel et très grave problème auquel sont confrontées la société et l’Église: la crise de l’espérance.

- Sur quels vecteurs de la réalité de notre temps pourriez-vous insister d’une façon plus déterminante?


Le livre se structure autour de quatre questions : Que pouvons-nous espérer du Christ? Que pouvons-nous espérer de l’Église ? Que pouvons-nous espérer de la famille ? Que pouvons-nous espérer de la société? Puis il se conclut en abordant le thème de la miséricorde. De cette façon, apparaît certainement l’importance de la famille, comme première « minorité créative » qui doit être capable de régénérer notre société.

- Comme un dernier bastion, une base de reconquête…


Le préfet a voulu insister sur ce qui suit: On ne peut pas affronter la pastorale de la famille avec la logique de trouver des formules pour résoudre des problèmes. Cela génère l’idée que la famille est une source de problèmes. En réalité la famille est, avant tout, la grande espérance de la société. Oui, je dirais que le livre s’adresse en premier lieu aux familles. Et qu’il s’agit de générer en elles une espérance renouvelée. Cela n’est absolument du hasard si cet entretien a eu lieu et sera édité dans le cadre du Synode ordinaire de la Famille. Cela manifeste certainement un souhait du préfet de la Foi d’offrit une lumière aux familles.

- Et à l’Église?


Les prêtres y sont d’une manière très spéciale. Je pense qu’ils ont une place très spéciale dans le cœur du préfet et dans l’intérêt qui l’a amené à préparer ce livre. Le prêtre peut aujourd’hui perdre son espérance: cesser de comprendre le sens du “pour toujours” de son ordination; cesser de comprendre la raison de son célibat, en arriver à penser comme « un de plus » ; perdre de sens du « choix de Dieu » qui le consacre pour le service de l’Église. À force de recevoir des coups, à force d’être traité de toutes parts de « pharisien », d’« envieux », de « mauvais pasteur »…il peut finir par perdre l’espérance de ce que Dieu peut réellement œuvrer à travers ses mains. Le cardinal est un passionné des prêtres. Il leur parle avec des paroles de père, d’ami, de confident.

- Il y a différents passages de ce type dans le Rapport sur l’Espérance


Comme par exemple, le passage sur les maîtres: il y a des belles pages dédiées aux éducateurs et aux maîtres; celui sur les pauvres, car il y a aussi des parties dédiées d’une façon spéciale à eux; il y a le passage sur les jeunes…

- Un fait surprenant pour beaucoup, c’est l’amitié du cardinal Müller avec Gustavo Gutiérrez...


Certainement, le cardinal Müller a une bonne amitié avec Gustavo Gutiérrez. Ils se sont connus au Pérou, où Müller a fait de longs séjours dans sa vie et où il a appris notre langue espagnole. Mais comme disait Aristote : « Je suis l’ami de Platon, mais je suis plus encore l’ami de la vérité ». Je veux dire par là que l’amitié avec Gustavo Gutiérrez n’implique pas que le cardinal soit un naïf et qu’il ne sache pas aussi émettre un mot critique sur ses positions.

-Qu’est ce qui les unit et qu’est ce qui les sépare?


Müller a souligné à ne nombreuses reprise que la « véritable théologie de la libération » telle et comment il la comprend « est opposée au marxisme, comme à l’actuel libéralisme économique ». Müller a insisté aussi sur le fait que c’est « l’avidité d’hommes bien concrets et non pas les forces apparemment tout puissantes du marché qui ont provoqué la crise financière mondiale », en cela il s’oppose au dogme des forces du marché et du péché socio-structurel et il insiste dans les choix concrets de la personne. Je ne vais rentrer ici dans une confrontation avec Gustavo Gutiérrez qui serait étrangère au livre « Rapport sur l’Espérance ». Je veux seulement rappeler ce que dit Müller dans le livre : que le Magistère a évalué d’une manière critique des aspects de la théologie de la libération, mais qu’il en a aussi évalué positivement d’autres : qu’il a critiqué la médiation socio-analytique et l’utilisation d’instruments conceptuels marxistes ; mais qu’il a évalué d’autres éléments comme le dépassement d’une contre-position dualiste entre le «là-haut» et le « ici bas ». Il me semble qu’il s’agit d’un jugement pondéré, qui ne peut susciter un rejet que dans des esprits peu catholiques, peu universels, incapables d’établir un terrain de débat cordial.

- Mais que reste-t-il de la théologie de la Libération si on lui enlève le marxisme dans ce qu’il a de philosophique, l’indigénisme dans ce qu’il a de culturel et le socialisme dans ce qu’il a d’économique?


-Je pense que j’en ai déjà dit quelque chose dans la question précédente. Quand nous parlons de « théologie de la libération » nous faisons référence à un concept extrêmement large et varié, tant dans sa théorie que dans sa pratique. La théologie de la libération à laquelle vous faites référence comme la somme de l’indigénisme, du marxisme et du socialisme est l’une de ses formes, et précisément celle qui est critiquée par le cardinal Müller. Cette « théologie de la libération » a déjà démontré sa stérilité simplement avec le passage du temps : des prêtres qui ont abandonné leur ministère, des chrétiens qui ont abandonné la vie sacramentelle … Le cardinal Müller propose de ne pas oublier les éléments de valeur qu’avait cette proposition théologique comme la dimension sociale du péché ou le travail sur une relation adéquate entre l’ « au-delà » et le « ici bas » .

- L’analyse du cardinal Müller sur la société contemporaine est aussi lucide que pessimiste. Où est l’espérance ?


Le cardinal insistait beaucoup durant l’entretien sur le fait qu’il ne faut pas confondre optimisme et espérance. Quelqu’un peut voir d’une manière catégorique qu’une société si elle continue sur ce chemin va vers la mort et vit déjà dans une culture de mort (comme l’a qualifié Jean Paul II qui était accusé par quelques-uns de pessimisme). Et cependant cette même personne vit avec une grande espérance.

- Quels signes concrets d’espérance voit-il dans notre société?


- Je vais vous lire un passage du livre: « Il y a beaucoup d’hommes et de femmes en politique et dans l’économie qui s’efforcent de travailler pour le bien commun ou, suivant l’exemple antérieur, nous voyons encore beaucoup de jeunes couples courageux et fermes qui veulent avoir des enfants et qui ensuite s’en occupent d’un manière responsable, en ce qui concerne leur avenir et leur formation. Précisément l’expérience de donner la vie à un enfant est une image puissante pour nous rappeler que cette espérance qui ne trompe pas est possible. Dans l’émerveillement de la naissance d’un enfant, nous expérimentons qu’à l’origine de tout ce que nous sommes et ce que nous faisons il y a un don, un « toi » qui nous a fait le don de la vie sans rien attendre en échange ; un grand amour nous a accueilli dans une famille et a veillé à tout moment sur nous ».

- De nouveau apparait la famille…


Oui, certainement l’espérance viendra, comme toujours, de ce que nous capables de générer des «minorités créatives».

- C’est la seconde fois que vous faites référence à ce concept…


Ce point des minorités créatives me semble essentiel. C’est là que sont précisément les signes de régénérescence que l’on peut entrevoir, dans ce que nous sommes capables de générer ces minorités créatives avec les vertus qui les caractérisent.

- Comment les définirions-nous?


Je citerais de nouveau le cardinal Müller: « Vous m’interrogez maintenant sur les signes qui peuvent rendre reconnaissable la fécondité d’une "minorité créative". Je dirais avant tout que ces signes ne sont pas un simple produit et que, par conséquent, seuls les reconnaissent les yeux qui savent voir au-delà de la pure apparence d’un résultat ou d’une suite de chiffres. L’amour est un signe indubitable de cette fécondité: non pas un sentiment passager mais un amour qui a mûri, et par conséquent, une vertu, une habitude acquise grâce à l’apprentissage, en ayant répété des actes déterminés qui développent les puissances opératives de l’homme, lui permettant de faire le bien et de faire bien ce qu’il a à faire. Les autres vertus propres d’une minorité créative seront, de toute façon, les vertus qui la maintiennent unie : la confiance, le sens de l’appartenance, la joie, la générosité, la reconnaissance de la surabondance de ce qui a été reçu, la gratitude, la responsabilité pour travailler et construire en commun. Une minorité créative peut se reconnaître là où sont vivants l’hospitalité, et l’accueil de ce qui est différent ; en évitant autant le ghetto et le « bunker » que la tranchée. Des vertus propres à une telle minorité sont tout ce qui est créatif, comme l’audace, la magnanimité et l’humilité qui reconnaît la grandeur de Dieu ».

- Pour que l’Église apporte ces éléments, comment doit-elle se régénérer de son propre déclin que le cardinal reconnaît?


Le cardinal reconnaît qu’il y a quelques « signes de déclin », à côté d’autres « signes d’espérance ». C’est un diagnostic beaucoup plus pondéré. C’est différent de dire que l’Église est en déclin. Nous devons veiller aux signes de déclin: ce sont les points sur lesquels nous sommes appelés à une véritable conversion. Et je crois que le principal signe de déclin, le cardinal ne le ramène pas aux chiffres (qu’il y ait plus ou moins de vocations à la vie sacerdotale, plus ou moins de couples qui décident de se marier, plus ou plus d’assistance à la messe du dimanche…). C’est important. Mais le principal signe du déclin est le danger que l’on impose « un christianisme de basse intensité » qui à partir de la réduction de ses attentes, prétende toucher plus de gens, en liquéfiant le christianisme, en le réduisant à une question de minimum… ce n'était pas la façon de prêcher de Jésus.

- Comment prêchait Jésus?


Il essayait d’élever les siens, les disciples qui l’accompagnaient, les gens de Galilée, il essayait de les faire aller vers le haut, non pas de leur présenter sa doctrine de façon à ne scandaliser personne. Beaucoup, au contraire, furent scandalisés par Lui. Mais c’était nécessaire car une conversion dans les cœurs devait se faire pour pouvoir accueillir sa Bonne Nouvelle. En tout cas, le cardinal Müller insiste sur le fait que la régénération de l’Église viendra d’une pastorale sacramentelle ; elle ne viendra pas d’une forme quelconque de mysticisme désincarné : « Le christianisme du XXIème siècle sera sacramentel ou ne sera pas », pourrions-nous dire en paraphrasant une célèbre sentence de Karl Rahner.

- Le cardinal a évoqué à plusieurs reprises l’offensive mondiale de l’idéologie du genre. Peut-être est-il en train de préparer un nouveau document qui mettrait à jour la Lettre aux évêques de 2004?


Je n’ai pas d’information à ce sujet. En tout cas, je crois que tant Amoris Laetitia, récemment publiée, que e cardinal Müller, sont très clairs en ce concerne le jugement sur l’idéologie du genre. Je cite de nouveau Müller : « Cette idéologie prétend nous inculquer l’idée qu’il n’existe pas une nature de la personne humaine qui la détermine à être homme ou femme, du fait que l’identité sexuelle est une option personnelle qui dépend de son propre désir. Le corps cesse d’être le lieu de rencontre avec un Dieu créateur et se transforme en une espèce de machine que je peux mouler, ajuster et utiliser à mon goût, en référence seulement à moi-même et à mes sentiments". Et ensuite à un autre endroit : "L’idéologie du genre, qui est derrière cette attaque contre la famille peut être un bon exemple pour comprendre ce qu’est une idéologie. Au fond il y a toute une conception de la personne, à partir de principes liés par une structure logique déterminée qui ne respecte pas la réalité des choses et qui finit par nier le Créateur et la condition de créature de l’homme" ».

- L’idéologie du genre essaie aussi de pénétrer dans l’Église à travers le langage…


Cela, le cardinal ne l’aborde pas directement dans l’entretien et je ne veux pas non plus le faire. Oui, il dit qu’il y a une question clairement « idéologique », de fond… et il affirme que toute idéologie a au fond une « prétention inavouable » et cette prétention est liée à l’idolâtrie, avec la mise en place de quelque chose qui veut prendre la place de Dieu…