L'Eglise de François au défi du sécularisme


Le sécularisme est un mouvement qui "empoisonne" toutes les religions, même l'islam. Pour les catholiques, la réponse est une Eglise non pas plus humaine, mais plus divine. L'analyse d'Andrea Gagliarducci (29/3/2016)

 


Il s'interroge: François est-il en mesure de relever ce défi?
Pour le moment, le Pape qui annonçait son intention de "démondaniser l'Eglise" semble emprunter une autre route....

Le véritable enjeu n'est pas le radicalisme religieux, mais plutôt la sécularisation des religions. Cette sécularisation reflète la sécularisation de la société.

François ne sera en mesure d'atteindre l'objectif [de la nouvelle évangélisation] que s'il garde son regard sur le ciel. La vraie question est: le modèle d'Eglise de François est-il en mesure d'atteindre cet objectif?

(..) le catholicisme n'est pas en conflit avec d'autres religions qui présentent certaines caractéristiques fondamentalistes à purifier. Plutôt, le catholicisme est en conflit avec une sécularisation qui a empoisonné les religions.

François: le regard tourné vers le ciel

Andrea Gagliarducci
www.mondayvatican.com
28 mars 2016
Ma traduction

La cathédrale de Bruxelles

Les églises, à Bruxelles, s'ouvrent sur le ciel, comme si elles voulaient combler la distance entre Dieu et l'homme.
Cette distance s'est élargie au cours de ces dernières années, tandis que la sécularisation s'emparait de la société belge. Après le 22 Mars, François a stigmatisé par deux fois la «violence aveugle» des fondamentalistes islamiques, et durant la messe du mardi saint, il a lancé l'anathème contre les marchands d'armes qui répandent la mort et la terreur. Peut-être l'analyse aurait-elle dû être plus en profondeur. Elle concerne la nécessité de garder le regard fixé sur le ciel plus que sur la terre. C'est là que résident le défi de l'Eglise et son engagement nécessaire vers le monde moderne.

Il est alors intéressant d'élargir notre regard. Dernièrement, le débat dans l'Eglise catholique a mis l'accent sur les sujets qui feront partie de l'exhortation apostolique post-synodale de François. Ces sujets sont traités principalement à travers une casuistique (que le Pape dit toujours vouloir éviter), l'exemple le plus commun est celui des catholiques divorcés remariés et de la possibilité pour eux de recevoir la communion sacramentelle.
Alberto Melloni, historien de l'Église, le principal représentant de l'école de Bologne qui interprète le Concile Vatican II comme une rupture avec la tradition de l'Eglise, a même comparé une possible réforme concernant l'accès aux sacrements pour les catholiques divorcés et remariés civilement avec la réforme de la Curie romaine: en ce qui concerne la première, le pape pourrait accepter un compromis; en ce qui concerne la seconde, personne n'arrêtera le Pape, dit Melloni.

Mais ce débat reflète une Église refermée sur elle-même vers l'intérieur, une Église pas complètement consciente de sa mission. Alors que l'Eglise a besoin de regarder le monde avec des yeux nouveaux.

Olivier Roy, un Français, spécialiste de l'Islam, qui enseigne à l'EUI (European University Institute) vient de conclure le rapport final de son projet «Religio West» intitulé: «Repenser la place de la religion dans les sociétés européennes sécularisées. Le besoin de sociétés plus ouvertes» . A la suite des attentats de Paris en Novembre, il a écrit une tribune dans Le Monde, qui requiert à la fois débat et réflexion (ndt: l'article est réservé aux abonnés, il est accessible en totalité ici).

En retournant la perspective habituelle, Roy déclare: «nous ne sommes pas confrontés à la radicalisation de l’islam, mais à l’islamisation de la radicalité». Il souligne qu'il existe un «nihilisme de génération» au sein d'une «jeunesse fascinée par l'idée de la mort», autrement dit un magnifique secteur de recrutement pour l'auto-proclamé Etat islamique. En fait, ces jeunes ne vont pas à la mosquée, ils ne savent pas grand-chose, voire rien du Coran et de la société musulmane. Mais ils sont en opposition avec la société où ils vivent, et ils sont à la recherche de n'importe quelle cause, ou au moins n'importe quelle étiquette, pour signer avec leur sang leur «vengeance personnelle».

Le véritable enjeu n'est pas le radicalisme religieux, mais plutôt la sécularisation des religions. Cette sécularisation reflète la sécularisation de la société.

Ceci est bien expliqué dans le ReligioWest project de Roy. Roy analyse les tensions d'aujourd'hui, et décrit ces tensions comme la conséquence d'une «sécularisation croissante de la culture qui va au-delà des conflits politiques entre l'Eglise et de l'Etat». Ces conflits - affirme Roy - «ne portaient pas sur la foi, les valeurs ou même la culture, ils portaient sur le pouvoir, et plus précisément le pouvoir politique de l'Église catholique».

«Tous ces conflits ont pris fin par une sorte de pacte national, qui a varié dans sa nature d'un pays européen à l'autre: la séparation (France, loi de 1905, acceptée par l'Eglise catholique seulement en 1924), une Eglise nationale (Grèce, Angleterre, les pays scandinaves), un concordat (Italie avec les accords de Latran de 1929, Espagne) ou la pilarisation (reconnaissance de communautés religieuses spécifiques par l'État: Pays-Bas, Belgique, Allemagne) "

Mais - ajoute Roy - «ces compromis» ne peuvent plus tenir, parce que «les tensions actuelles ne sont pas sur le rôle politique des religions et des Églises (qui ont accepté la séparation d'avec l'État), mais sur le partage d'un ensemble commun de valeurs et de normes. «En fin de compte - insiste-t-il - c'est un fossé culturel, et non pas politique».

Finalement, la conclusion amère est que la sécularisation a gagné. Elle a gagné au moment où beaucoup ont noté le retour de la religion dans la société. Mais - souligne Roy - ce retour ne représente pas un réel retour à la scène publique, mais plutôt la plus grande visibilité des religions.

La réflexion de Roy aborde également le dialogue entre les religions et la modernité, mais discuter son exposé en profondeur serait trop long ici. Cependant, il est intéressant de comprendre ce qu'il croit que l'Église peut faire aujourd'hui, vivant dans des sociétés très sécularisées.

Après les attentats de Bruxelles - comme cela est souvent arrivé récemment après ce genre d'attaques - beaucoup sont revenus à la conférence du pape Benoît XVI en septembre 2006 à Ratisbonne. La conférence a été définie comme une sorte de gifle à la face de l'Islam, mais cette interprétation était le résultat d'une vilaine campagne médiatique qui cachait le cœur du problème .

En fait, le pape Benoît a noté que toutes les religions peuvent devenir violentes, si elles ne sont pas fondées sur la raison. Avant d'écrire le discours, le Pape a médité sur le passage contesté de Manuel II Paléologue pendant les jours; il a gardé le livre sur son bureau pendant une semaine. Ce ne fut pas une citation par hasard, et cela n'a pas été une erreur naïve du professeur qui par hasard était devenu pape. C'était une gifle nécessaire à la face au monde occidental.

Pour le pape Benoît, la foi n'a pas besoin de se réconcilier avec la modernité, mais avec la raison. Ce changement de perspective n'a pas été entièrement compris, bien qu'il ait porté ses fruits (voir l'initiative de discussion islamo-chrétienne, "Une parole commune"). La notion sous-jacente au raisonnement du pape Benoît XVI était celle d'une Église non pas plus humaine, mais d'une Église plus divine.

Tel est le sens de la nouvelle évangélisation, que Benoît a promue et que François a reprise. Selon Tomas Halik, un prêtre tchèque qui a remporté le Prix Templeton et était le conférencier invité au dernier Ratzinger Schuelerkreis, François est celui qui peut mettre en pratique la nouvelle évangélisation. Cette évangélisation doit être menée à bien en parlant par des gestes et en tendant la main aux petites communautés.

François ne sera en mesure d'atteindre l'objectif que s'il garde son regard sur le ciel. La vraie question est: le modèle d'Eglise de François est-il en mesure d'atteindre cet objectif?

François construit des ponts de dialogue. Il a toujours parlé d'une «culture de la rencontre», et son critère d'une Église «qui sort de ses limites» est celui d'une Eglise qui va vers ceux qui ne sont pas chrétiens, créant ainsi de nouveaux espaces pour la foi. Bientôt, il visitera la mosquée de Rome, premier pape à le faire. En attendant, il a essayé de nouer de nouvelles relations avec les musulmans sunnites, et une délégation du Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux est allée en Egypte pour des rencontres à la prestigieuse Université al Azhar, dont l'imam a été invité à rendre visite au pape au Vatican (cf. www.acistampa.com)

Le pape a également voulu renforcer les relations avec le monde protestant (d'où le voyage en Suède, prévu le 31 Octobre). Le dialogue avec le monde orthodoxe a abouti à la première rencontre entre un pape et le patriarche de Moscou, le 12 février Ce ne fut pas une rencontre œcuménique, et la déclaration commune qui en est sortie n'était pas tout à fait au point sur la situation ukrainienne, ce que François a essayé ensuite de réparer. Toutefois, cette déclaration est une réponse religieuse aux questions de la modernité.

Et enfin, les discussions du synode sur la famille, pendant deux ans. Le Synode aurait pu être une belle occasion de mettre la famille, et en un mot l'être humain, au centre de la discussion, dans le but de recréer cette texture sociale qui a fait de l'Église catholique la seule institution capable d'aller au-delà des frontières et les communautés.

Peut-être que la façon dont les médias ont rapporté le débat du Synode sur la famille correspond à la façon dont le monde séculier mène aujourd'hui la guerre contre l'Eglise. C'est une nouvelle façon d'essayer de détruire l'Eglise depuis ses fondements, et de saper son autorité. Ce n'est pas un hasard si les campagnes médiatiques sur la responsabilité des évêques pour la gestion des scandales d'abus sexuels dans le clergé ont recommencé (témoin le cas du cardinal Philippe Barbarin en France).

 

Comment ces pressions sur la doctrine de l'Église sur la famille peuvent-elles être interprétés comme une attaque contre l'autorité morale de l'Eglise? Parce que quand tous les Etats-nations ont été établis, quand un petit royaume ou une petite puissance voulait agrandir ses frontières, créant ainsi artificiellement des identités nationales qui dépassaient les identités locales, l'Eglise catholique a toujours privilégié le rôle des communautés, et en particulier le rôle des familles. Pour le bien des êtres humains, l'Église catholique a construit un réseau basé sur la même foi et la même liturgie partout, avec des normes - le droit Canon - qui sont toujours les mêmes partout, sans exception.

François doit fermement prendre ce sujet en considération après les attentats de Bruxelles. En fait, le catholicisme n'est pas en conflit avec d'autres religions qui présentent certaines caractéristiques fondamentalistes à purifier. Plutôt, le catholicisme est en conflit avec une sécularisation qui a empoisonné les religions.

Le dialogue interreligieux est-il suffisant, alors? Certainement pas. Le travail à l'intérieur des institutions est nécessaire. Le Saint-Siège a développé un réseau diplomatique qui sert la mission de l'Eglise, parce qu'il est destiné à protéger et à défendre le bien commun dans les organisations internationales, enraciné dans le développement humain intégral. En particulier, le Saint-Siège défend le premier de tous les droits, à partir duquel tous les droits sont nés: le droit à la liberté religieuse, souvent éclipsé dans les sociétés occidentales.

Il est éclipsé parce que la sécularisation gagne. Au Canada, le dernier fruit de la 'révolution tranquille' (en français dans le texte) a été l'annulation de l'office d'ambassadeur itinérant pour la liberté religieuse: les évêques canadiens ont vivement critiqué ce choix. L'administration américaine a également établi un envoyé spécial pour les droits des LGBT.

De même que les étiquettes terroristes offrent aux jeunes une identité, la sécularisation détruit morceau par morceau le sens de l'être humain. Comme l'a expliqué Mgr Livio Melina, président de l'Institut pontifical Jean-Paul II pour les études sur le mariage et la famille, le but du sécularisme est de construire «une société qui concède le plaisir hédoniste du sexe, mais enlève à l'homme la joie de la procréation, c'est-à-dire la participation au processus de la création en engendrant des enfants».

Le combat de l'Eglise est ensuite mené sur la nécessité d'éduquer les êtres humains à propos de leur égoïsme, afin de recréer une nouvelle société. Il est mené, en résumé, afin de rendre l'Église plus divine.

André Joseph Léonard, Archevêque émérite de Bruxelles, le sait très bien: il a fait de l'augmentation des vocations au sacerdoce et des visites pastorales dans les paroisses le cœur de son travail dans l'Archidiocèse de Malines-Bruxelles, conscient qu'il est que la société doit être reconstruite à partir des racines (cf. www.acistampa.com).
Le cardinal Wilhelm Eijk, archevêque d'Utrecht, le sait aussi. Dans une récente interview à ACI Stampa, il a souligné que la sécularisation avait commencé à se répandre dans les années 40, lorsque «de nombreux catholiques ne pouvaient plus voir un lien entre leur foi et leur vie quotidienne. Ils ne rejetaient pas la foi, ils acceptaient la doctrine de l'Eglise, mais ils ne voyaient plus de lien entre la doctrine et leur vie quotidienne. C'est là que la sécularisation est née, car un individu qui ne voit pas une relation entre la foi et sa propre vie peut facilement perdre la foi».

La condamnation des marchands d'armes est nécessaire, mais pas suffisante. Les grands enjeux derrière la sécularisation qui ont conduit à la situation actuelle résident dans cette colonisation de l'être humain qui gouvernait aussi l'Argentine de François. Quand le pape a été élu, le rapport de l'Observatoire Van Thuan sur l'enseignement social de l'Eglise dans le monde venait de sortir. Le rapport portait sur la «colonisation de l'être humain» et incluait aussi quelque chose sur le cas de l'Argentine. En d'autres termes, le Pape a connu ces problèmes, et il sait très bien quelles questions sont en jeu.

François a développé la question de la protection de l'être humain quand il a parlé au Parlement européen et au Conseil de l'Europe le 25 novembre 2014, et quand il a prononcé des discours à l'ONU et à Nairobi. Mais ces questions sont à peine présentes dans ses homélies, catéchèses et commentaires d'Angelus, et ils semblent disparaître lorsque des événements comme les attaques de Bruxelles ou de Paris ont lieu.

Ces questions sont en fin de compte le noyau de la nouvelle évangélisation.
La religion n'est pas le problème, mais plutôt la solution du problème.
Comme les cathédrales belges, l'Église doit diriger son regard vers le ciel, et proposer à nouveau ce modèle chrétien de société qui a façonné la civilisation occidentale. Ce modèle est encore en cours et en vie, en dépit de ce qui est dit communément. Quand l'Église fait sien le débat séculier, elle a 200 ans de retard. Mais quand elle fixe son regard sur le ciel, ses pieds sont bien ancrés dans le futur.