Les prophéties de Jonathan Swift (suite)



Mon ami Nicolas Bonnal me signale un article sur le même sujet, qu'il a écrit il y a trois ans pour "Liberté politique" (8/6/2016)

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Les prophéties de Jonathan Swift


L’abolition du christianisme, un vieux programme


Nicolas Bonnal
7 mai 2013
Liberté politique

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Les médias "Illuminati" rêvent aujourd’hui, et avec eux les scientifiques trans-humains et une grande partie des politiques, d’en finir avec le christianisme. Ce n’est pas une nouveauté. En 1708, l'auteur des Voyages de Gulliver, Jonathan Swift, avait tout annoncé, comme l'a relevé Paul Hazard dans La Crise de la conscience européenne...

Montesquieu écrit déjà en 1721 dans ses si scolaires et si recommandées Lettres persanes que le pape est une « vieille idole que l’on encense par habitude ». Quant à Voltaire, il poursuit de sa haine insensée l’Église (et avec elle les juifs) dans un monde déjà déchristianisé — mais Tocqueville remarque que plus une institution est faible, moins elle est tolérée.

L’Angleterre libérale croule alors sous la presse et les brochures, et Jonathan Swift publie en 1708 un petit texte pour essayer d’empêcher l’abolition du christianisme ! Il va le faire avec son esprit à lui, inimitable et ironique. J’ai eu le bonheur de découvrir cet opus en relisant un classique universitaire du grand Paul Hazard, publié en 1932, La Crise de la conscience européenne, et qui explique magnifiquement la déchristianisation et les menaces qu’elle fait peser (on le verra pendant la Révolution et la Terreur, ou pendant la révolution russe et le communisme) sur la liberté et même la vie de l’homme.

 

La Révolution, toujours


On peut lire ce texte magnifique [de Paul Hazard] sur un site universitaire québécois. J’en donne la préface :


« Quel contraste ! quel brusque passage ! La hiérarchie, la discipline, l’ordre que l’autorité se charge d’assurer, les dogmes qui règlent fermement la vie : voilà ce qu’aimaient les hommes du XVIIe siècle. Les contraintes, l’autorité, les dogmes, voilà ce que détestent les hommes du XVIIIe siècle, leurs successeurs immédiats. Les premiers sont chrétiens, et les autres antichrétiens ; les premiers croient au droit divin, et les autres au droit naturel ; les premiers vivent à l’aise dans une société qui se divise en classes inégales, les seconds ne rêvent qu’égalité.
Certes, les fils chicanent volontiers les pères, s’imaginant qu’ils vont refaire un monde qui n’attendait qu’eux pour devenir meilleur : mais les remous qui agitent les générations successives ne suffisent pas à expliquer un changement si rapide et si décisif.
La majorité des Français pensait comme Bossuet ; tout d’un coup, les Français pensent comme Voltaire : c’est une révolution. »


Le basculement de Bossuet — Paul Hazard insiste beaucoup aussi sur le rôle du génial et généreux Leibnitz, mort isolé en 1716 — à Voltaire est très bien commenté (il doit bien être nié par un quelconque de nos innombrables historiens révisionnistes d’aujourd’hui dans ces lignes de Paul Hazard :

« Au Dieu d’Israël, d’Isaac et de Jacob, prétend se substituer un Dieu abstrait qui n’est autre chose que l’ordre de l’univers, et peut-être l’univers lui-même. Celui-là est incapable de miracles ; les miracles, qui montreraient son caprice, ou son désaccord avec lui-même, loin d’affirmer son existence, la nieraient. L’autorité ne vaut plus, la tradition est menteuse, le consentement universel est impossible à prouver, et quand il serait démontré, rien n’empêcherait qu’il fût entaché d’erreur. »


Surtout, ne pas résister


Hazard introduit ensuite la thématique (presque incroyable : après cinquante ans de presse et de libre pensée, on demande en Angleterre l’abolition du christianisme! Il était donc déjà interdit d’interdire !) de Jonathan Swift et de sa brochure :

« Jamais sans doute les croyances sur lesquelles reposait la société ancienne n’ont subi pareil assaut, et en particulier le christianisme. Swift, en 1717, se livre à un des accès d’ironie dont il est coutumier.
Il est dangereux, écrit-il, il est imprudent, d’argumenter contre l’abolition du christianisme, à une époque où tous les partis sont unanimement déterminés à l’anéantir, ainsi qu’ils le prouvent par leurs discours, leurs écrits, et leurs actes. Le défendre, montrer que son abolition n’irait pas sans quelques inconvénients, et que peut-être elle ne produirait pas tous les bons effets qu’on attend d’elle, ne saurait être que l’entreprise d’un esprit paradoxal...
La boutade de Swift traduit l’inquiétude des consciences chrétiennes, quand elles constatent les résultats d’un travail de démolition qui a duré des années, et qui a procédé non plus par des attaques menues et secrètes, mais ouvertement, au grand jour. »


Nietzsche se vantait d’être de ces êtres qui forent, qui sapent, qui minent. On peut lui rétorquer qu’il n’était pas si génial et que les journalistes british avaient déjà accompli la tâche !

Swift commence avec prudence son long discours argumentatif :

« Il n’est peut-être pas très prudent d’argumenter en faveur de l’abolition du christianisme à un moment où tous les partis semblent unanimement déterminés sur ce point… »


Il dit bien tous les partis ! On voit bien la rapidité de la gangrène après la révolution britannique, aussi sanglante et intolérante que la française mais avec des conséquences différentes (libéralisme, athéisme, trans-humanisme, contre-totalitarisme, athéisme et national-socialisme). Et Swift remarque déjà qu’il est dangereux d’aller contre la loi du nombre en démocratie. La volonté générale c’est la loi.

Déjà, abolir… le dimanche


Swift se présente habilement comme un esprit paradoxal. C’est important parce que cela va fournir la clé de son génie à Chesterton qui essaiera de réhabiliter l’idée chrétienne en Europe vers 1900 (voyez Hérétiques et Orthodoxie) par la technique du paradoxe : ce que l’on nous reproche, c’est bien ce qui montre que les faiblesses que vous nous reprochez sont bien notre force…

« Je vais le faire, même si ce point paraît un trop grand paradoxe pour notre âge si sage et paradoxal ; aussi traiterai-je cette matière avec toute la tendresse et la dégénérescence dues à cette grande et profonde majorité qui est d’un autre sentiment. »


Plus gravement Swift comprend que l’antichristianisme peut vite dégénérer ; c’est extrêmement clairvoyant parce que c’est exactement ce qui va se passer. Le protestantisme aura guerroyé contre l’Église avant de guerroyer derechef contre le christianisme. Tout simplement !

« Comme cela été si sagement observé, si une persécution commence une fois, aucun homme vivant ne sait jusqu’où elle peut aller, ni où elle s’arrêtera. »


S’ensuit une géniale et parfois loufoque série d’arguments dont je garde celui-ci, car il nous concerne de très près : c’est le travail le dimanche !

« Un autre grand avantage de l’abolition du christianisme est le gain d’un jour sur sept, et donc une perte pour le royaume d’un jour de commerce, d’affaires et de plaisir… Les établissements maintenant entre les mains du clergé pourraient aisément être convertis en maisons d’échange, lieux de plaisir, dortoirs, et autres édifices publics. »


Cela rappelle le texte fameux sur la consommation cannibale des enfants irlandais par le capitalisme anglais, texte toujours d’actualité, vu les tribulations de millions de fœtus de par le monde. Enfin Swift remarque que la déconstruction du christianisme aboutit logiquement (et non pas fatalement) sur la déconstruction de tout : la famille, la nation, l’Etat…

« De cette fontaine du christianisme on a dit qu’étaient dérivées des notions stupides comme la justice, la piété, l’amour de la patrie, et même nos opinions sur l’État. »


Sans compter le travail ! L’époque libertine à laquelle appartient l’auteur de Gulliver ne rêve en effet que de Bourse, de casino, de loisirs ! Voyez Manon Lescaut, voyez Hogarth et son Bossu.

Lisez et relisez ce texte génial (en anglais, sur le web), qui m’inspire l’aphorisme suivant : la vérité ne peut avoir raison qu’une fois, alors que le faux peut toujours délirer. C’est pourquoi il renaît toujours.

Mais bon, l’édifice a tenu, et m’est avis qu’il tiendra plus longtemps qu’on ne le croit. On peut donner à la législation et au satanisme médiatique présent, si proche des visions de Milton, rendez-vous dans trois siècles.

Dans la série des classiques du peuple inusable des Lumières, je finis par Montesquieu qui écrivait tout de même mieux qu’un journaliste d’aujourd’hui :

« Le pape est le chef des chrétiens. C'est une vieille idole qu'on encense par habitude. Il était autrefois redoutable aux princes mêmes... Mais on ne le craint plus. »
(Lettre XXIX)