Misericordia et Misera


La lettre apostolique conclusive du Jubilé de la Miséricorde banalise-t-elle l'avortement? En tout cas, elle est selon le Père Scalese le signe d'une idéologisation de la Miséricorde (27/11/2016)

>>> La lettre, sur le site du Vatican: w2.vatican.va

 

La lettre apostolique Misericordia et Misera signée par le Pape au terme de l'Année de la Miséricorde a suscité une multitude de commentaires, de tonalités diverses mais prévisibles, suivant la "sensibilité" de leurs auteurs. La pupart tournaient autour de cette phrase du n. 12, qui pour se féliciter que la miséricorde triomphe enfin, qui pour déplorer une banalisation des péchés les plus graves:

« (...) pour qu’aucun obstacle ne s’interpose entre la demande de réconciliation et le pardon de Dieu, je concède à tous les prêtres, à partir de maintenant, en vertu de leur ministère, la faculté d’absoudre le péché d’avortement».


La décision était du reste immédiatement (et habilement) suivie d'une disposition censée faire passer la pilule auprès des fidèles traditionalistes:

« Au cours de l’Année jubilaire, j’avais concédé aux fidèles qui, pour des raisons diverses, fréquentent les églises desservies par des prêtres de la Fraternité Saint Pie X, la faculté de recevoir validement et licitement l’absolution sacramentelle de leurs péchés.[15] Pour le bien pastoral de ces fidèles et comptant sur la bonne volonté de leurs prêtres afin que la pleine communion dans l’Église catholique puisse être recouvrée avec l’aide de Dieu, j’établis par ma propre décision d’étendre cette faculté au-delà de la période jubilaire (...) ».


Le titre utilisé par Elisabetta Frezza sur le site Riscossa Cristiana, et le commentaire qui le suit, traduisent bien mon sentiment personnel:

«IN CAUDA VENENUM».
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« Misericordia et Misera conclut l'année de la Miséricorde avec la petite surprise finale: "l'avortement? Oui, c'est un péché ... mais ... eh bien, n'en faisons pas un drame ..." Et la raison pour laquelle le bilan en rouge du Jubilé n'a pas ébranlé Bergoglio devient plus claire. Il avait d'autres projets...
(...)
Le jubilé de la miséricorde n'était qu'un grand parapluie, pensé et construit pour nous tenir en attente de Misericordia et misera, une petite lettre presque informelle.

In cauda venenum...
A y regarder de plus près, il y avait des indices, à partir de cette interview à la revue des jésuite, jointe à une interpellation des confesseurs: "Je pense aussi à la situation d'une femme qui a derrière elle un mariage raté dans lequel elle a même avorté. Ensuite, cette femme s'est remariée et à présent, elle est sereine avec cinq enfants. L'avortement lui pèse énormément et elle s'est sincèrement repentie. Elle voudrait aller de l'avant dans la vie chrétienne. Que fait le confesseur?".
Mais ensuite, indirectement, mille et mille autres signes, qui n'étaient que trop apparents (...)
Toutefois, la magnitude de la manœuvre programmée était franchement imprévisible.»



Un autre commentaire particulièrement attendu est celui du Père Scalese, qui soulève lui aussi des objections, en particulier d'ordre canonique et pratique, mais sur le ton mesuré et calme qui lui est familier.
En ouverture de son billet, cette capture d'écran éloquente....
Il sera trop facile de dire une fois de plus que les média déforment les propos du Pape (celui-ci le sait parfaitement), voire qu'ils n'ont rien compris. Ils ont très bien compris ce qu'il y avait à comprendre, et seuls les thuriféraires gênés par leurs propres contradictions feindront de s'indigner.


La presse italienne, le lendemain...

De la sagesse à l'idéologie

Père Giovanni Scalese CRSP
24 novembre 2016
querculanus.blogspot.fr
Ma traduction

* * *

Dimanche dernier 20 Novembre, en concomitance avec la clôture du Jubilé extraordinaire de la miséricorde, François a signé la Lettre apostolique Misericordia et misera. Ce qui a suscité le plus de bruit dans ce document, c'est la concession à tous les prêtres de la «faculté d'absoudre ceux qui ont acquis le péché d'avortement»(n. 12), faculté qui avait déjà été accordée au début du Jubilé, limitée à la durée de celui-ci. Personne ne veut remettre en question la légitimité de cette disposition, qui rentre indubitablement parmi les facultés de l'Autorité Suprême de l'Eglise et qui peut même apporter un peu d'uniformité et de simplification dans la "jungle" des réglements existant jusqu'à présent (dispositions différentes d'un diocèse à l'autres; prêtres autorisés et prêtres non autorisés à absoudre; religieux avec le privilège de remettre les censures [?], etc.), qui ne pouvait créer que de la confusion parmi les fidèles. On me permettra toutefois quelques observations.

1. Dans de telles situations, on s'attendrait à plus de clarté et de précision. La phrase «J'accorde désormais à tous les prêtres, en vertu de leur ministère, le pouvoir d'absoudre ceux qui ont acquis le péché d'avortement» ne me semble pas briller par la rigueur juridique. Il est vrai qu'il s'agit d'un document pastoral et non d'un traité de droit canon; mais je ne pense pas que «pastoral» soit synonyme de superficialité et d'approximation.
Tout d'abord, que signifie «en vertu de leur ministère»? Cette faculté accordée par le pape ignore-t-elle la faculté que tout prêtre doit recevoir de l'Ordinaire du lieu pour pouvoir absoudre validement les péchés (can. 966, § 1) ou lui est-elle subordonnée?
En second lieu, il n'y a aucune mention de l'excommunication latae sententiae prévue par le canon 1398. On dira: "Mais elle est sous-entendue! la concession se réfère justement à l'absolution de l'excommunication". Mais alors pourquoi ne pas le dire? Pourquoi parler seulement de péché? Peut-être pour se faire mieux comprendre des non-initiés? Pour moi, en usant de cet à-peu-près, on ne crée que de la confusion. Au point que, dans la conférence de presse de présentation de la lettre, il a fallu la question d'un journaliste pour préciser qu' «il y aura une réforme du Code pour refléter la norme désormais dictée par le pape, mais l'excommunication ne tombe pas: c'est la façon d'en être libéré qui change. Jusqu'à présent, il était nécessaire de consulter un confesseur autorisé par l'évêque à cette tâche, qui était habituellement le pénitencier de la cathédrale, désormais, on pourra recevoir l'absolution de tout prêtre et avec l'absolution, l'excommunication sera levée». Dans ce cas au moins, la réponse a été claire; même si on peut se demander quel sens a une excommunication régulièrement levée par n'importe quel prêtre ...

2.
Mais, en dehors de cet aspect formel, ce qui laisse quelque peu perplexe, c'est l'opportunité de la nouvelle discipline. Il convient de dire que François a été absolument clair et ferme en réaffirmant la gravité du péché d'avortement: «Je voudrais redire de toutes mes forces que l’avortement est un péché grave, parce qu’il met fin à une vie innocente» (Misericorda et misera , n. 12). Mais, au moins si l'on s'en tient à ce qu'ont rapporté les journaux (il suffit de regarder les photos qui ouvrent ce billet), il ne semble pas que le message ait atteint sa destination: on dirait que la décision du pape a plutôt conduit à une banalisation de l'avortement. Comme d'habitude, les journalistes se sont avérés quelque peu superficiels; mais si eux ont compris de cette façon, que comprendront les gens ordinaires, qui dépendent d'eux pour s'informer? Je pense qu'à cet égard, une réflexion est plus que jamais opportune.

Quand on veut communiquer un message, le plus souvent, les mots, aussi clair qu'ils soient, ne suffisent pas; ils ont besoin d'être accompagnés par des «signes» (qui peuvent être des gestes, des exemples, des interdictions, des sanctions, etc.). Ceci est particulièrement évident dans le domaine pédagogique: une éducation qui se limite à des «sermons» a du mal à produire des résultats efficaces. Les parents, s'ils veulent que leurs enfants n'apprennent pas à dire de gros mots, doivent commencer par leur donner l'exemple, en n'en disant pas eux-mêmes; ensuite, au premier mot qu'ils entendent, ils doivent immédiatement donner une bonne gifle [le P. Scalese a visiblement une concetion de l'éducation "à l'ancienne", qui va faire hurler les ligues de vertu], s'ils veulent vraiment que leurs enfants comprennent une fois pour toutes qu'il ne faut pas dire de gros mots. L'Eglise, qui est une grande pédagogue, a toujours utilisé cette méthode d'éducation; on est surpris qu'en ce moment où l'on parle tellement de "conversion pastorale", on oublie certaines évidences.

Donnons quelques exemples.
Jusqu'à il y a quelques années, la messe était dite en latin. Pourquoi? Peut-être parce que l'Eglise voulait que les fidèles ne comprennent rien, ou parce qu'elle préférait l'utilisation d'un langage mystérieux et presque magique? Non; mais seulement parce qu'elle voulait que l'on comprenne que les sacrements agissent ex opere operato, autrement dit sont intrinsèquement efficaces, quelle que soit notre compréhension.
Autrefois, la communion sous les deux espèces était interdite. Pourquoi, étant donné que Jésus avait institué l'Eucharistie en utilisant à la fois le pain et le vin? Tout simplement parce qu'il était nécessaire de comprendre que dans chacune des espèces, tout le Christ était présent (corps, sang, âme et divinité). A cet égard, il peut être très utile le lire les nn. 10-15 du prologue de l'"Instruction générale du Missel romain".

Eh bien, il semblerait que l'Eglise d'aujourd'hui ait perdu cette sagesse qui l'avait toujours distinguée au fil des siècles. L'Eglise de notre temps semble avoir une allergie à toute manifestation de sévérité, comme si la sévérité était incompatible avec la bonté, oubliant qu'elle est au contraire un élément essentiel du processus de formation. On dira qu'aujourd'hui, l'urgence est de montrer aux hommes la miséricorde de Dieu. Ce ne sera certainement pas moi qui contesterai cette affirmation: je suis profondément convaincu que Dieu a suscité des saints comme Sœur Faustine Kowalska et le pape Jean-Paul II justement pour faire connaître au monde le mystère de sa miséricorde. Mais la miséricorde de Dieu n'est pas une clémence 'low cost': tout ce qui est bon marché risque de perdre de la valeur aux yeux des hommes. Un enfant ne prend pas au sérieux un éducateur trop indulgent. Ceux qui fréquentent l'école savent que les élèves n'ont ni estime ni respect pour les enseignants «trop bons».

Ayant perdu son antique sagesse, l'Église d'aujourd'hui cherche à la remplacer par l'idéologie. François a toujours été attentif à ce danger. Dans son entretien avec La Civiltà Cattolica du 19 Septembre 2013), il a dit:

« Si le chrétien est restaurationniste, légaliste, s'il veut que tout soit clair et sûr, alors il ne trouve rien. La tradition et la mémoire du passé doivent nous aider à avoir le courage d'ouvrir de nouveaux espaces à Dieu. Ceux qui aujourd'hui sont toujours à la recherche de solutions disciplinaires, qui tendent de manière exagérée à la "sûreté" doctrinale, ceux qui essaient obstinément de récupérer le passé perdu, ont une vision statique et régressive. Et de cette manière la foi devient une idéologie parmi d'autres » (cf. A la veille d'un schisme?).


A présent, dans une récente interview à Avvenire (16 Novembre 2016), il a réaffirmé:

« Avec Lumen Gentium [l'Église] est revenue aux sources de sa nature, à l'Evangile. Cela déplace l'axe de la conception chrétienne d'un certain légalisme, qui peut être idéologique, à la Personne de Dieu qui s'est fait miséricorde dans l'incarnation de son Fils ».


Mais quelques jours plus tôt, le 11 Novembre, comme je l'ai rappelé dans un récent billet (Magistère non conventionnel et idéologie), dans une de ses méditations matinales à Sainte Marthe, il a dû admettre que même l'amour peut se transformer en idéologie. Je pourrais ajouter que la miséricorde aussi peut être idéologisée.

"Idéologie" ne signifie pas quelque chose de faux en soi: en général, il s'agit d'une «vérité devenue folle», à savoir une vérité détachée de son contexte, une vérité partielle déconnectée du réseau des autres vérités partielles avec lesquelles elle est en rapport, et absolutisée. La justice et l'égalité ne sont-elles pas des valeurs appréciables? Pourtant, isolées des autres valeurs tout aussi importantes, telles que la liberté et le pluralisme légitime, elles se sont transformées en une cruelle idéologie.

Une vérité se transforme en idéologie surtout quand elle perd son contact avec la réalité, quand elle oublie les limites et les conditionnements qui caractérisent la condition humaine. Mise devant de la réalité, l'idéologie n'a pas l'humilité de s'y adapter, mais prétend que c'est la réalité qui doit s'adapter. Robespierre avait certainement de grands idéaux; mais, ayant constaté que la révolution n'avait pas été en mesure de les réaliser, il ne trouva rien mieux que d'avoir recours à la guillotine. Cela, le pape Bergoglio en est bien conscient, étant convaincu que «la réalité est plus important que l'idée». Dans Evangelii gaudium il a affirmé:

« «L’idée déconnectée de la réalité est à l’origine des idéalismes et des nominalismes inefficaces» (n. 232).


J'ajouterai: l'idée, détachée de la réalité, devient idéologie. Et cela peut aussi avoir lieu dans l'Eglise, même avec les choses les plus saintes, où elle est appelée à proposer et à dispenser. Cela se produit lorsque l'un des aspects de sa prédication est «décontextualisé» (= isolé de l'ensemble des dogmes) et absolutisé, comme si le reste n'avait plus aucune importance; ou lorsqu'on oublie la réalité des personnes concrètes auxquelles on s'adresse.

Eh bien, l'extension à tous les prêtres de la facultés d'absoudre l'avortement, avec sa prétention à mettre en évidence une grande valeur (la miséricorde de Dieu), mais en négligeant le fait que les fidèles ont aussi besoin d'une censure pour se rendre compte de la gravité du péché, pourrait elle aussi être le signe d'une idéologisation progressive de l'Église.