Un magistère délibérément "liquide"


Le Pape est-il le pire ennemi de la papauté? Le canoniste américain Phil Lawler, directeur du site <Catholic culture> analyse les implications de la lettre du Pape aux évêques argentins sur l'accés à la Communion pour les divorcés remariés (16/9/2016)

>>> Voir sur ce sujet:
¤ www.la-croix.com
¤ le dossier de Jeanne Smits
¤ Confusion, soupçon et division dans l'Eglise (Roberto de Mattei)

François est-il en train de subvertir délibérément l'autorité de l'enseignement du pape?



Phil Lawler
www.catholicculture.org
15 septembre 2016

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Aujourd'hui, la plus grande menace à l'autorité de l'enseignement du Pape est le Pape lui-même.

François se spécialise dans les remarques perturbantes - le plus souvent, semble-t-il, au cours des interviews en vol. Mais la responsabilité du Pontife Romain est de régler les questions: chose que François semble réticent à faire. Aujourd'hui, une autre déclaration informelle - concernant une question pressante, mais sans donner une réponse faisant autorité - m'induit à me demander si le Saint-Père est en train de saper délibérément son propre office magistériel.

Robert Royal a expliqué de façon convaincante pourquoi il considère la dernière surprise vaticane comme «une étrange démarche papale». Pendant plus de deux ans, le monde catholique a débattu de la «proposition Kasper» selon laquelle les catholiques divorcés et remariés pourraient parfois être admis à la communion, et jusqu'à cette semaine il n'y a pas eu de réponse claire et définitive à cette question. A présent, enfin , cette réponse a émergé: pas dans un document officiel ou une déclaration publique, mais dans une lettre privée ayant fait l'objet d'une fuite, et qui a été tardivement confirmée comme authentique.

Comme le remarque Royal, à la fois avant et pendant les deux assemblées du Synode des Évêques sur la famille, François a donné toutes les indications qu'il voulait que les évêques approuvent la proposition Kasper. Ils ne l'ont pas fait. Néanmoins, leur déclaration finale était assez ambiguë de sorte que le pape lui-même, dans son exhortation apostolique concluant les travaux du Synode, aurait pu faire le plongeon. Il ne l'a pas fait. Amoris Laetitia a évité de donner une réponse directe à la question que tout le monde posait.

Pourquoi ce silence, sur une question qui était clairement si importante pour le Pontife?
Tout au long des rencontres du Synode, les journalistes avaient bombardé les officiels du Vatican avec la même question: Est-ce que l'Église va changer sa politique sur la réception de la communion par les catholiques divorcés remariés? (cette focalisation obsessionnelle sur le sujet était en elle-même bizarre, à la lumière des nombreuses menaces plus immédiates à la vie familiale.) Pourtant Amoris Laetitia n'a abordé la question que de manière indirecte, sans résultat. Ceux qui l'ont lu ont en général convenu que la clé permettant de discerner les vraies intentions du Pape se trouve dans une obscure note de bas-de-page dont le Pontife lui-même, dans une autre interview en avion, a dit ne pas se souvenir clairement!

Mais maintenant, ignorant allègrement la confusion qu'il a créée, François annonce que son intention est tout à fait claire, qu'elle est précisément incluse dans un document émis par un groupe d'évêques argentins, et qu'«il ne peut y avoir aucune autre interprétation». Et il fait cette annonce remarquable dans une lettre "fuitée" dans la presse (par qui?), de sorte que les journalistes se sont bousculés pour vérifier l'en-tête du pape, jusqu'à ce que Radio Vatican confirme finalement que la lettre était authentique. N'aurait-il pas été plus adapté, sur une question suscitant un tel intérêt public, de résoudre la question avec une déclaration officielle du bureau de presse du Vatican?

Pourtant, François a délibérément évité d'enregistrer une telle déclaration. Il y a quelques mois, répondant à la même vieille question des journalistes lors d'une interview en vol (dans l'avion de retour de Lesbos), il a refusé de donner une réponse directe. Le vaticaniste Andrea Tornielli rappelait :

On lui a demandé s'il y avait de réelles nouvelles possibilités d'accès aux sacrements qui n'existaient avant la publication d'"Amoris Laetitia". «Je pourrais dire "oui" et en rester là, a répondu François. "Mais ce serait une trop brève réponse. Je recommande que vous lisiez tous la présentation faite par le cardinal Schönborn, un grand théologien».

(Le cardinal Christoph Schönborn, qui est en effet un théologien distingué, avait suggéré que la proposition Kasper avait été acceptée; Mais il y avait aussi une certaine ambiguïté dans la déclaration du cardinal autrichien. Plus important encore, le cardinal Schönborn n'est pas le Pape; son interprétation d'une déclaration papale ne porte pas la même autorité que la déclaration elle-même.)

Comme mon collègue Jeff Mirus l'a fait remarquer, la lettre "fuitée" de François non plus ne porte pas la même autorité qu'une déclaration papale. Une lettre privée ne constitue pas une déclaration formelle. Ce n'est pas un exercice de magistère papal. Et il semble clair que François ne VEUT pas utiliser son autorité magistérielle pour régler la question, puisqu'il a laissé passer plusieurs occasions de le faire.

S'il avait clairement indiqué, dans un document officiel, que les catholiques divorcés et remariés peuvent recevoir la communion, François aurait ignoré la forte résistance qu'il avait rencontrée au Synode, et donc sapé sa revendication de parler au nom des évêques du monde. Il aurait aussi été en contradiction avec l'enseignement de saint Jean-Paul II, qui avait très clairement déclaré, dans Familiaris Consortio (n. 84), que les catholiques divorcés et remariés doivent vivre comme frères et sœurs s'ils souhaitent aborder l'Eucharistie, parce que «si ces personnes étaient admises à l'Eucharistie, les fidèles seraient induits dans l'erreur et la confusion en ce qui concerne l'enseignement de l'Église sur l'indissolubilité du mariage». La logique de cette déclaration magistérielle est irréfutable. Et si François changeait la politique établie par le Pape Jean-Paul II, il semble clair qu'un futur pontife pourrait changer la politique définie par le pape François, de sorte qu'aucune déclaration papale ne serait considérée comme définitive.

A la place, comme l'observe Royal, François a choisi de «contourner ce processus, à travers l'accompagnement, le discernement, tous mots qui n'ont pas de limites claires». Il DIT que la question est claire, mais il ne fournit pas la clarté. Avec son approbation, les évêques argentins disent que les catholiques divorcés remariés ne peuvent recevoir la communion que dans certaines circonstances limitées, mais ne précisent pas quelles pourraient être ces circonstances. Tout est laissé à la discrétion du pasteur; la direction de Rome est qu'il n'y aura pas de directiion.

Qu'est-ce que cela signifie, en termes pastoraux concrets? Virtuellement, tout catholique divorcé et remarié dira que son cas tombe dans cette catégorie spéciale - quel qu'il soit - et qu'il doit être autorisé à recevoir l'Eucharistie. Si son curé est en désaccord, il passera probablement à une autre paroisse, jusqu'à ce qu'il trouve un pasteur qui accepte son argument.

Est-ce cela, l'intention du pape: laisser chaque curé libre de faire ses propres interprétations de l'enseignement de l'Église? Il a souvent parlé de la décentralisation de l'autorité ecclésiastique; veut-il vraiment aller jusque-là? Sur le ton de la plaisanterie, le pape a encouragé les jeunes catholiques à «mettre le bazar», essaie-t-il de donner l'exemple, de déconstruire l'office d'enseignement?

Le Code de Droit Canon (n. 915) met les prêtres dans l'obligation solennelle d'éviter le scandale, en refusant l'Eucharistie à ceux qui persistent dans le péché grave et manifeste. Une relation adultère est une condition de péché grave et manifeste. Mais à présent les évêques argentins semblent dire - encore une fois, avec l'approbation du pape - que dans certaines circonstances, les prêtres devraient administrer la Communion à des personnes qui vivent dans des relations objectivement adultères. Le Canon n. 915 a-t-il été modifié ou abrogé, alors? Non. François est le législateur suprême de l'Eglise; il a le pouvoir incontesté de modifier le droit canon. Mais il a choisi de ne pas le faire; une fois de plus, il a délibérément évité d'utiliser son autorité. Une fois de plus, l'effet évident est de donner l'impression que les enseignements et les lois de l'Eglise officielle ne comptent vraiment pas, qu'ils ne peuvent être ignorées.

Malheureusement , cette «étrange démarche papale» n'est pas un cas isolé. Les déclarations les plus mémorables de ce pontificat ont été faites lors d'improvisations, durant des interviews en avion, plutôt que dans des documents écrits et des déclarations préparées. Combien de fois les fonctionnaires du Vatican ont-ils été contraints de «clarifier» une déclaration papale choquante, d'expliquer une contradiction apparente? Encore et encore, François a semé la confusion parmi les fidèles. Mais il n'avait jamais été aussi évident qu'il recherchait délibérément l'ambiguïté, afin d'éviter l'utilisation appropriée de son office d'enseignement - qui est de RÉSOUDRE les questions et d'UNIFIER les frères.

Si l'intention consciente du pape est de diminuer l'autorité du magistère pontifical, il y réussit. Si telle n'est pas son intention, je serais incapable de le lui expliquer.