Un Pape populiste



S'appuyant sur un article écrit par un intellectuel laïc(iste) Andrea Gagliarducci essaie de "lire" le Pontificat à travers le 'background' culturel du Pape François, ici sa condition d'Argentin. (20/4/2016)

>>> Le Père Blake évoquait cetarticle dans le billet que j'ai traduit hier: Un Pape qui divise mais... keep cool

 

François: Son "Pueblo", son Eglise


Andrea Gagliarducci
18 avril 2016
www.mondayvatican.com

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Qu'est-ce que François a vraiment à l'esprit? On trouve probablement la meilleure réponse dans un article publié dans le dernier numéro de la revue italienne Il Mulino. L'article s'intitule "Un pape Populiste", et il est rédigé par Loris Zanatta, professeur d'histoire de l'Amérique latine à l'Université de Bologne et spécialiste du populisme. Pour le professeur Zanatta, le populisme est la clé pour interpréter la pensée de François. Toutefois, le populisme ne doit pas être compris d'un point de vue générique. Zanatta explique en profondeur la particularité du populisme argentin, et met en lumière ses contradictions. La notion clé pour comprendre est la notion de pueblo, c'est-à-dire le peuple.
Pueblo - dit Zanatta - est un mot très commun dans le discours François. François utilise pueblo 356 fois, alors qu'il utilise le mot "démocratie" seulement 10 fois, le mot "individu" seulement 14 fois, et le mot "liberté" 73 fois (seulement 2 fois dans ses discours à Cuba).
Cette large occurrence du mot montre l'importance de la notion de pueblo pour François . Et la notion est également importante pour comprendre comment le populisme s'est développé dans la culture argentine.
Zanatta interroge: «En quoi consiste la notion de pueblo de François?»
Il répond que «le peuple, selon François, est bon et vertueux. La pauvreté leur confère une supériorité morale intérieure». Zanatta ajoute que «François dit que la sagesse, la solidarité, les valeurs de l'Evangile sont préservées dans les banlieues des villes. C'est là qu'on trouve la société chrétienne, le dépôt de la foi».

Pour François - argumente ensuite Zanatta - «ce pueblo n'est pas une somme d'individualismes. C'est plutôt une communauté qui transcende les individus, un corps vivant animé par l'antique foi naturelle, dans laquelle les individus sont complètement dilués. Ceci étant, pueblo est le Peuple Choisi qui maintient une identité en danger».
Zanatta poursuit en expliquant que «ce n'est pas pour rien que l'identité est l'autre pilier du populisme de Bergoglio», et que «toute institution ou constitution humaine doit se plier à cette identité, afin de ne pas perdre la légitimité que donne le pueblo».
Dans la pensée de François, il y a une opposition entre «le pueblo qui est bon et solidaire, et l'oligarchie qui est un pilleur égoïste». Le pire des dégâts provoqués par l' oligarchie est la «corruption du pueblo», minant ainsi «sa religiosité spontanée tel un tentateur, le diable».

Les fruits de ce consept de pueblo sont d'autres éléments du populisme de François, comme «l'idée que la démocratie est simplement une notion sociale».
L'argument est fascinant, et il a de nombreuses conqséquences. On peut en comprendre beaucoup en lisant Evangelii Gaudium, la première exhortation apostolique de François, qui représente une sorte de manifeste.
Evangelii Gaudium présente quatre critères à travers lesquels le bien commun se développe: le temps est supérieur à l'espace; l'unité l' emporte sur les conflits; les réalités sont plus importantes que les idées; l'ensemble est supérieur à la partie.
Lorsque François affirme qu'il a pleinement exprimé sa pensée dans Evangelii Gaudium, il a raison. Un coup d'oeil à certaines de ses décisions suffit pour s'en rendre compte.

Francis ne planifie pas de grandes stratégies. Son modèle est celui de l' Eglise comme "hôpital de campagne". Autrement dit une Église qui met rapidement en place un sparadrap, en attendant que les blessures soient guéries. Le temps - le Pape en est convaincu - nous dira si sa méthode est la bonne, et cette méthode doit être la plus spontanée possible. Par exemple, François ne se préoccupe pas des conséquences quand il prend la décision de rencontrer quelqu'un. Il va vers les gens, vers les frontières extérieures, sans vraiment calculer (ndt: ???), et parfois même animé par ses sympathies personnelles.
François a mis en œuvre un nouveau type d'oecuménisme. Ce nouveau type d'oecuménisme est caractérisé par l'impulsion à évangéliser les évangéliques, qui est devenue évidente quand il a voulu aller à la rencontre du pasteur protestant Traettino à Caserta. En raison de son amitié personnelle avec lui, le Pape a voulu que la visite à Traettino soit détachée de la visite à la communauté catholique.
Le nouvel oecuménisme de François se base sur une sensibilité populaire qui est traditionnellement plus proche des mouvements charismatiques. Et les mouvements charismatiques sont les plus proches de la notion d'un peuple "pur", comme celui entendu par le populisme argentin.

Le nouvel oecuménisme du Pape est également caractérisé par la notion que l'unité l'emporte sur les conflits. D'où le choix de François de rencontrer à tout prix le patriarche de Moscou, Kirill. Le pape n'a pas voulu que la réunion soit organisée par un organe diplomatique; il a préféré un organe avec des compétences théologiques comme le Conseil pontifical pour la promotion de l'unité des chrétiens.
Le même Conseil Pontifical a participé au voyage du pape à Lesbos lors de la visite d'une journée du 16 Avril. Lesbos est une île grecque qui abrite aujourd'hui de nombreux réfugiés en provenance de Syrie et d'autres endroits du Moyen-Orient où les chrétiens sont persécutés. La rencontre de Lesbos n'a pas été une rencontre œcuménique, mais une rencontre humanitaire. Cependant, la présence de l'archevêque d'Athènes et de toute la Grèce, Ieronymos II, et du patriarche de Constantinople, Bartholomée, a donné un caractère œcuménique à la rencontre.
L'idée d'"oecuménisme du sang" (que François répète constamment) est ainsi colorée par la notion d'un oecuménisme social capable de générer une sorte d'"unité pragmatique". A partir de cette unité pragmatique, le pape espère obtenir un jour l'unité pleine et visible. Pas besoin de discussions théologiques. Il s'agit là de l'un des nombreux développements de la notion selon laquelle les réalités sont plus grandes que les idées .

La rencontre avec les foules - par exemple les rencontres avec les grandes communautés de réfugiés ou avec des mouvements populaires - sont un élément important de l'agenda du pontificat - en accord avec l'idée que le tout est plus grand que les parties. Selon l'analyse de Zanatta, la foule, porteuse du concept de jeunes occupés à hacer lio (faire du bruit), est l'expression d'une identité populaire pure.

Telle est l'Eglise populaire du Pape François, qui risque souvent se transformer en une "Eglise-pop", aimée par les médias de masse en raison de la simplification des conflits et des notions, mais en même temps, courant le risque de devenir culturellement inconsistante.

Zanatta l'explique bien dans son article: «Le populisme est toujours anti-intellectuel». C'est exact. Tant et si bien que le Conseil des Cardinaux, au cours de sa dernière réunion du 11 au 13 Avril, est revenu sur les critères de choix pour les nouveaux évêques, incluant parmi les caractéristiques la "vision pastorale" de tout candidat à l'épiscopat.
Selon le Père Federico Lombardi, directeur du Bureau de presse du Saint-Siège, il n'y a pas de quoi s'agiter. Il s'agissait juste d'une discussion sur la façon d'améliorer le formulaire envoyé aux évêques locaux dans la consultation préalable à la nomination d'un nouvel évêque. Cependant, il semble que la discussion ait montré que la préférence de François pour les "évêques pastoraux" va être rendue institutionnelle. Cela signifie que l'approche pastorale du candidat doit être jugée plus important que toute autre chose (ndt: approche typique des idéologues de gauche, que l'on retrouve par exemple au niveau du recrutement des professeurs, où la "pédagogie" - ou ce qui en tient lieu, l'engagement "citoyen" - doit prendre le pas sur la compétence dans sa discipline!).
Si ces critères devaient être suivis, il ne pourrait plus y avoir de nominations comme celle du cardinal Carlo Maria Martini que saint Jean-Paul II a choisi comme archevêque de Milan depuis son poste à l'Institut biblique pontifical (curieusement, il est à noter que le cardinal Martini est particulièrement aimé par ceux qui font la promotion d'une Église plus pastorale).

Le Conseil des Cardinaux a également discuté du rôle des nonces. Même cette discussion est remarquable. Les nonces représentent "l'Église-institution", une notion qui est carrément à l'opposé de la notion d'"Église-peuple" chère à François. La notion d'institution briserait la notion d'unité, dit Zanatta. En fait, au cours de ces années de pontificat de François, la "destructuration" des organes du Vatican a été davantage discutée que la notion de réforme. Ou - mieux - la réforme a toujours été entendue comme un démantèlement des anciennes institutions du Saint-Siège, étant donné que François n'est pas très à l'aise avec l'idée de Saint-Siège.

En fin de compte, pourquoi François n'a-t-il pas mené à bien son idée de réforme? On pense en général qu'il ne l'a pas fait, parce qu'il doit faire face à des résistances au sein de la Curie, et ces résistances sont trop dures, même pour un pape réformateur qui veut une Eglise pauvre pour les pauvres.
Cependant, cette "narration" manque de justifications, et ne sert qu'à légitimer l'exploitation de l'image du pape comme voulant détruire l'Église. En regardant les principaux médias, cette narration oppose toujours trop fortement François avec une vilaine Eglise. Cette gestion de l'image fait partie d'une campagne plus subtile que seuls peu de gens comprennent pleinement.

Finalement, la vérité est que François ne peut pas démanteler l'institution parce que - même si elle a eu des hauts et des bas - l'institution fonctionne vraiment pour le bien commun. En dépit des réserves que le Pape pourrait avoir sur l'institutionnalité (ceci est la raison pour laquelle il a nommé un groupe de Cardinaux conseillers qui vivent en dehors des canaux curiaux institutionnels), le pape ne peut pas empêcher ledit "Hidden Vatican" de continuer à travailler.

En fin de compte, François a conservé l'Institut pour les œuvres religieuses (IOR), la soi-disant "Banque du Vatican"; il n'a pas démantelé la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, comme on le pensait au début (le pape voulait apparemment donner plus d'autorité doctrinale aux Eglises locales); il a continué une réforme de l'économie du Vatican qui était déjà en cours, comme le prouve MONEYVAL, le rapport du Conseil de l'Europe sur l'État de la Cité Saint-Siège / Vatican; il a même favorisé des nominations plus institutionnelless, après l'ère de l'externalisation - une des conséquences de l'actuel procès Vatileaks 2.

Au-delà, il y a une énorme opération de bienfaisance en cours, une opération à laquelle ont contribué les réformes majeures du Pape Benoît XVI sur les institutions de bienfaisance, dont le pape François a hérité. Le Conseil pontifical Cor Unum vient vient de se voir confier la tâche de mener à bien la dernière initiative extraordinaire pour aider l'Ukraine, et dans les prochains jours, va commencer une mission pour tendre la main à un pays en pleine crise humanitaire majeure. Dans l'intervalle, du 11 au 13 Avril, Caritas Internationalis a organisé une conférence sur la lutte contre le sida, montrant l'engagement de l'Eglise dans ce domaine, ainsi que l'ampleur de ses réalisations.

La perspective était centrée sur l'avenir, et sur ces questions où l'avenir de "l'Eglise du pape François" se joue. Sur le sida, la nouvelle ligne de front est l'éducation, pas seulement la médecine. Il existe des médicaments et des thérapies, et avec eux, l'impact de l'infection a baissé de 90 pour cent, si bien qu'elle n'est plus (tout à fait?) transmissible sexuellement. La question de l'utilisation du préservatif, en fin de compte, est purement idéologique.
Cette question étant prise à titre d'exemple, il est facile de comprendre que la plupart des attaques contre l'Eglise consistent principalement en idéologie. L'Eglise est-elle capable de répondre à ces attaques, qui sont en fait les plus largement répandues contre le catholicisme?
Certes, François connaît l'existence du "Hidden Vatican" qui défend l'institution parce qu'il défend la mission de l'institution. Néanmoins, le pape pourrait penser que le travail mené par la Curie en termes institutionnels et culturels est plutôtu superflu.
Qu'il ne soit pas superflu, un détail de l'article de Zanatta le prouve. D'un côté, Zanatta saisit le cœur de la manière de penser de François. De l'autre, son article porte le germe du "préjugé idéologique".
Zanatta explique que «les croisades de Bergoglio» contre les «oligarchies» sont «l'héritage de la croisade anti-libérale» que «les catholiques intégristes ont mené au cours des deux derniers siècles». Ceci n'a rien d'étonnant, vu que «l'anti-liberalisme catholique, qui, au niveau laïc a eu des sympathies pour les idéologies économiques non-libérales (le fascisme et le communisme en premier lieu), rejoint naturellement avec ardeur la pensée no-global (altermondialiste) commune».
Zanatta concède qu'il y a «une tradition catholique libérale», mais celle-ci n'appartient pas à l'Argentine, l'Argentine étant «le tombeau des catholiques libéraux, tués par la vague nationale-populiste».
Zanatta acuse François d'être un crypo-conservateur déphasé. Mais le vrai problème réside dans le fait que Zanatta considère l'Eglise comme "non libérale" et même ayant de la «sympathique pour les idéologies non libérales».
L'histoire de l'Église prouve que cela est tout simplement faux. Le pape Pie XI a écrit toute une encyclique contre le nazisme , et il est mort alors qu'il travaillait sur son encyclique contre l'antisémitisme , à laquelle l'observateur de longue date du Vatican Benny Lai a consacré certains de ses plus beaux articles. Le pape Léon XIII a initié l'enseignement social de l'Eglise, en proposant le développement humain intégral comme une réponse à l'déologie socialiste et au capitalisme sauvage, critiquant ainsi ls deux (avec Rerum Novarum).

En fin de compte , ce que l'Église a peut-être perdu - et a du mal à retrouver -, c'est la capacité à exprimer sa foi de façon "raisonnable". Dans les débats publics, l'Église semble être aujourd'hui ballottée par les modes de l'époque. Ce "ballottement" s'entrevoit dans des propositions émanant de plusieurs conférences organisées par des clercs. Au cours de cette dernière semaine, la possibilité d'une encyclique sur la non-violence a été diffusée (cf. ncronline.org), tandis que tout récemment, on a dit que le pape allait écrire une encyclique sur le bonheur. Il y avait aussi la rumeur d'un Synode des chrétiens européens pour mettre en oeuvre un oecuménisme pragmatique, abordant ensemble les questions sociales.

Mais un impact majeur sur la société est un sujet qui n'est que rarement abordé. Les problèmes de l'Eglise sont réduits à des luttes internes pour le pouvoir, à la fois dans les médias et dans les couloirs du Vatican. Cela signifie que, tandis que les attaques contre l'Eglise sont percutantes et sont exercées par des pouvoirs forts, les hommes d'Église se concentrent principalement sur les petites luttes internes.
La véritable Eglise est sur les lignes de front: dans la lutte contre le SIDA; dans l'aide aux réfugiés partout dans le monde; mais aussi en aidant les populations défavorisées à avoir un impact à l'échelle internationale; en défendant les droits de toutes les religions, y compris le droit à la liberté religieuse.

Peut-être que François n'a pas de force de tout démanteler, parce qu'il en est venu à comprendre que les institutions curiales sont nécessaires.
Maintenant, il est appelé à faire un saut qualitatif.
Le risque est d'avoir une Église présente dans les médias, populaires et aimée, mais aussi une Église privée de sa véritable mission.