A propos de la justification


Une interview du cardinal Ratzinger en 1999 dans la revue (disparue) 30 Giorni, commentant la Déclaration conjointe catholique/luthériens sur la justification (3/7/2016)

>>>
Les différents documents sur la Déclaration conjointe de 1999 sont ici: www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/chrstuni/sub-index/index_lutheran-fed

 


Dans l'avion de retour d'Arménie, le pape répondait à un journaliste allemand lui demandant si le moment n'était pas venu de reconnaître les "dons" de la réforme, et aussi, tant qu'on y est, de lever l'excommunication de Luther:

Aujourd'hui, luthériens et catholiques, avec tous les protestants, nous sommes d'accord sur la théorie de la justification: sur ce point tellement important, il ne s'était pas trompé.

Eh bien si l'on en croit le cardinal Ratzinger en 1999, les choses ne sont pas aussi simples que François semble le croire...

Le mystère et l'opération de la grâce


Entretien avec le cardinal Joseph Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi
www.30giorni.it
(n° de juin 1999)
Gianni Cardinale
Ma traduction

* * *

C'est une première étape importante dans le dialogue entre catholiques et luthériens, pour un plein accord sur la doctrine de la justification. Cependant, il reste des questions qui ne sont pas encore résolues. Il reste la tâche importante de rendre cette doctrine compréhensible pour l'homme d'aujourd'hui.
Le cardinal Joseph Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, ne perd pas son réalisme habituel, même en commentant l'avant-dernière étape du cheminement qui, l'automne prochain, conduira l'Eglise catholique et la communauté luthérienne à signer une Déclaration commune sur la doctrine de la justification . En effet, le 11 Juin dernier, à Genève, ont été présentées une déclaration officielle conjointe, et une annexe qui fera partie intégrante de la Déclaration conjointe. Plus tard, le 22 Juin, le Conseil pontifical pour la promotion de l'unité chrétienne a publié une nouvelle déclaration sur la question.
Au lendemain de la diffusion de ce document, le cardinal bavarois a accepté d'accorder une interview sur le sujet à 30 Giorni (et il ne s'est dérobé à aucune question hors sujet ...).
Ratzinger, 72 ans, nommé archevêque de Münich et Freising et créé cardinal en 1977 par le pape Paul VI, est actuellement le seul cardinal européen créé par le pape Montini qui siégerait dans un éventuel conclave. Convoqué à Rome par le pape Wojtyla en 1981, il préside depuis lors l'ex-Saint Office. Depuis Novembre dernier, il est également vice-doyen du Collège des cardinaux.


- Eminence, à quel niveau se situe cet accord entre l'Eglise catholique et les luthériens? Il a été souligné à plusieurs reprises qu'il s'agit d'un accord «sur des» vérités et non pas «sur les» vérités de la doctrine de la justification ...
JOSEPH RATZINGER: C'est un point important. Les deux parties ont souligné le fait qu'on n'a pas simplement un consensus sur la doctrine de la justification en tant que telle, mais sur des vérités fondamentales de la doctrine de la justification. Donc, il y a des secteurs où il y a vraiment une entente, mais il reste d'autres questions qui ne sont pas encore résolues.

- Lesquelles, par exemple?
RATZINGER: Ce ne sont pas les formules prises en elles-mêmes, mais considérés dans leur contexte, comme dans le cas de du 'simul iustus et peccator' ("à la fois juste et pécheur"). Pour Luther, hanté par la peur de la damnation éternelle, il était important de savoir que, même s'il était un pécheur, il était toutefois aimé par Dieu et justifié. Pour lui, il y a cette contemporanéité: être vrai pécheur et être totalement justifié. C'est une expression de son expérience personnelle, qui a ensuite été approfondie, aussi avec des réflexions théologiques. Tandis que pour l'Eglise catholique, il est important de souligner qu'il n'y a pas de dualisme. Quelqu'un qui n'est pas un juste n'est pas non plus justifié. La justification, c'est-à-dire la grâce qui nous est donnée dans le sacrement, fait du pécheur une créature nouvelle, comme le dit saint Paul. Mais il reste, comme l'affirme le concile de Trente, la concipiscence, c'est-à-dire une tendance au péché, un stimulus qui porte au péché, mais qui, en tant que tel, n'est pas un péché. Ce sont des controverses classiques. Le problème devient plus réel si l'on tient compte de la présence de l'Eglise dans le processus de justification, la nécessité du sacrement de pénitence. Ici se révèlent les vraies différences.

- Dans la Réponse de l'Eglise catholique à la Déclaration conjointe, rendue publique l'an dernier, on demandait justement d'approfondire cette question ...
RATZINGER: Oui, mais en ce moment, ce n'est pas possible. Des deux côtés, nous nous sommes contentés de clarifier certaines formules classiques. Nous avons laissé de côté les aspects qui dans la vie chrétienne suivent, disons les choses ainsi, la justification.

- Revenons à la formule 'simul iustus et peccator'. Il y a une interprétation de cette formule selon laquelle la grâce n'opère pas un véritable changement, elle reste une simple couverture de l' homme ...
RATZINGER: Oui. En ce sens , il est important de noter que Dieu agit réellement dans l'homme. Il le transforme, il crée quelque chose de nouveau dans l' homme, il ne donne pas seulement un jugement presque juridique, extérieur à l'homme. Cela a une portée beaucoup plus générale. Il y a une transformation du cosmos et du monde. Pensons par exemple à l'Eucharistie. Nous catholiques, disons qu'il ya une transsubstantiation, que la matière devient le Christ. Luther parle au contraire de coexistence: la matière reste telle, et coexiste avec le Christ. Nous catholiques, nous croyons que la grâce est une véritable transformation de l'homme et une transformation initiale du monde, et elle n'est pas, comme vous le dites bien, seulement une couverture ajoutée qui ne rentre pas vraiment au cœur de la réalité humaine.

- Le poète français Charles Péguy, il y a à peu près un siècle, identifiait la racine de la déchristianisation dans le fait de ne pas reconnaître l'opération de la grâce ...
RATZINGER: Cette oprération de la grâce est importante. Nous sommes tous un peu contaminés par le déisme. Dieu reste un peu à l'extérieur. Alors que la foi catholique - cette grande confiance, cette grande joie que Dieu, en se faisant homme, en entrant dans la chair, en s'unissant à la chair, continue à opérer dans le monde, en le transformant- a le pouvoir, la volonté, la radicalité de l'amour, pour entrer dans notre être et le transformer.

- Avvenire a accueilli la Déclaration officielle commune du 11 Juin , sous le titre CATHOLIQUES-LUTHÉRIENS, ADIEU LES EXCOMMUNICATIONS. Le 22 Juin, un communiqué du Conseil pontifical pour la promotion de l'unité des chrétiens a rappelé que les excommunications conservent «la signification d'un avertissement salutaire dont nous devons tenir compte dans la doctrine et dans la pratique». En somme, qu'est-il advenu des excommunications de Trente?
RATZINGER: Le document dit que les excommunications de Trente dans ce domaine ne touchent pas la doctrine telle qu'elle est exposée aujourd'hui. En même temps, la valeur de vérité des excommunications, quoiqu'il en soit, reste la même. Ceux qui s'opposent à la doctrine exposée à Trente, s'opposant à la doctrine, à la foi de l'Eglise

- Et pourtant, dans la Réponse de l'Eglise catholique de l'an dernier, il était affirmé: «il est difficile de voir comment on peut affirmer que cette doctrine sur le "simul iustus et peccator", dans l'état actuel de la présentation qu'on en fait dans la Déclaration commune, ne tombe pas sous les anathèmes des décrets de Trente sur le péché originel et la justification» (cf. www.vatican.va).
RATZINGER: A l'époque, le texte de la déclaration conjointe n'était pas encore assez précis pour permettre un plein accord complet. A présent, avec cette nouvelle annexe annoncée le 11 juin dernier, nous avons obtenu des clarifications qui vont vraiment au-delà. Désormais, il est explicitement dit que le péché est une réalité personnel, et donc que l'homme n'est pas pécheur en tant que tel, sauf s'il commet un péché personnel. Avec cette annexe, qui est un élément très important, nous avons obtenu les clarifications qui manquaient encore dans la Déclaration conjointe.

- Quelle impression cela fait-il que le premier accord avec les luthériens concerne justement la justification, qui fut le déclencheur de la Réforme?
RATZINGER: On comprend que pour les luthériens, c'était le point de départ d'un dialogue, parce que c'était le thème qui, comme vous le dites, a déclenché toute la vague de la Réforme. Donc, commencer par là, pour ensuite élargir le consensus était naturel et même nécessaire. Même si aujourd'hui, dans la vie de tous les jours, les chrétiens sont peu conscients de ce point (même parmi les luthériens, si vous demandez ce que l'on entend par justification, les réponses seront très lacunaires; et ceci nous a permis un climat de sérénité, un climat pacifique de discussion, car ce n'est plus une blessure active), c'est le point d'où dérivent tous les autres problèmes. Donc, pour avoir un chemin logique de priorités œcuméniques, il était évident de partir de ce qui pour Luther a été le point la découverte réformatrice.

- N'est-ce pas préoccupant que non seulement dans le monde protestant, mais aussi dans le monde catholique, la question de la justification soitt considérée comme lointaine, voire pas considérée du tout?
RATZINGER: Ceci est le vrai problème. Dans la réponse de l'Eglise catholique de l'an dernier, il était écrit: «la recherche d'un langage capable de rendre la doctrine de la justification plus compréhensible, également pour les hommes de notre temps, devrait être une préoccupation commune des luthériens et des catholiques». Je pense que la quasi-absence de cette doctrine est causée par un affaiblissement du sens de Dieu. Si Dieu est pris au sérieux, le péché est une chose sérieuse. Et c'était le cas pour Luther. A présent, Dieu est assez loin, le sens de Dieu est très atténué et donc aussi le sens de la grâce est atténué. Maintenant , nous devons trouver ensemble dans ce contexte actuel, la manière de proclamer Dieu, le Christ, d'annoncer ainsi la beauté de la grâce. Parce que s'il n'y a pas de sens de Dieu, s'il n'y a pas de sens du péché, la grâce ne dit rien. Et cela me semble la nouvelle tâche œcuménique: qu'ensemble, nous puissions comprendre et interpréter d'une manière accessible, qui touche le cœur de l' homme aujourd'hui, ce que cela signifie que le Seigneur nous a rachetés, nous a donné la grâce.

* * *

- Eminence, me permettez-vous quelques «questions supplémentaires», en dehors du thème traité jusqu'à présent?
RATZINGER: vous en prie.

- Dans le n° d'avril, 30 Gorni a publié une interview du cardinal Bernardin Gantin, dans lequel le doyen du Sacré Collège souhaitait un retour à l'ancienne pratique qui interdisait le transfert d'un évêque d'un diocèse à l'autre. Qu'en pensez-vous?
RATZINGER: Je suis totalement d' accord avec le cardinal Gantin. Surtout dans l'Église il ne devrait y avoir aucun sentiment de carriérisme. Être évêque ne doit pas être considéré comme une carrière avec plusieurs échelons, d'un siège à l'autre, mais un service humble. Je pense que même la discussion sur l'accès au ministère serait beaucoup plus sereine si l'on voyait dans l'épiscopat non pas une carrière, mais un service. Même un siège humble, avec peu de fidèles, est un service important dans l'Eglise de Dieu. Bien sûr, il peut y avoir des cas exceptionnels: un très grand siège où il est nécessaire d'avoir une expérience du ministère épiscopal, dans ce cas cela peut être ... Mais ce ne devrait pas être une pratique normale; seulement dans des cas très exceptionnels. Cette vision de la relation évêque-diocèse comme un mariage qui implique une fidélité reste valide. Le peuple chrétien lui aussi pense ainsi: si un évêque est nommé dans un diocèse, on voit à juste titre cela comme une promesse de fidélité. Malheureusement, moi non plus je ne suis pas resté fidèle, ayant été convoqué ici ...

- Le Cardinal Gantin appelait également à un changement dans le code de droit canonique interdisant le changement de diocèse ...
RATZINGER: C'est concevable, bien que difficile. On change difficilement le Code seulement seize ans après sa publication. Dans l'avenir, je verrais bien moi aussi l'ajout d'une phrase sur cette unicité et cette fidélité d'un engagement diocésain.

- Changeons de sujet. Il n'y a pas longtemps, quelques phrases que vous avez écrites dans l'introduction d'un livret de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi "Sur la pastorale des divorcés remariés", ont suscité un certain émoi. En particulier, l'affirmation que le dicastère présidé par vous étudie la question de savoir si «vraiment tout mariage entre deux baptisés est ipso facto un mariage sacramentel» - compte tenu de la de la déchristianisation rampante d'aujourd'hui - a frappé.
RATZINGER: Peut-être était-il imprudent de le dire. Mais le problème est bien réel, parce que nous avons une situation inconnue jusqu'à il y a cent ans. Il y a beaucoup de baptisés non-croyants. C'est une réalité nouvelle, à étudier. Je n'ose pas faire aujourd'hui une prédiction sur ce qui va sortir de cette étude. Je voulais seulement dire que nous avons perçu cette nouvelle situation, nous en sommes conscients, et nous voulons explorer le thème pour voir, pour vérifier s'il y a des conséquences juridiques, sacramentelle, théologique, ou bien non.

- Une dernière question. On a appris récemment la citation devant la Rote romaine de l'auteur présumé du livre "Via col vento in Vaticano" (ndt: Magister donnait des détails ici: www.chiesa ). Certains médias ont même craint une intervention de la Congrégation que vous présidez. Cela vous dit quelque chose?
RATZINGER: Rien. Je ne m'occupe pas des ragots. C'est un monde qui m'est totalement étranger. Je n'en ai entendu parlé que de loin. Mais cela ne me dit rien.