Benoît XVI," un honnête homme"


L'introduction d'Elio Guerriero à sa biographie de Benoît XVI "Servitore di Dio e dell'umanità" qui vient de sortir en Italie (31/8/2016)

>>> Voir aussi:
Une interview de Benoît XVI (l'auteur a rencontré Benoît XVI et s'est entretenu avec lui, et l'"interview" a été jointe en annexe au livre, et publiée en avant-première dans La Repubblica)

 

Cette introduction a été publiée dans l'édition de l'Osservatore Romano daté des 24-25 août derniers, et reproduite sur le site "Il Sismografo".
Merci à Teresa, qui a traduit l'article en anglais sur son site d'avoir attiré mon attention sur lui.

Tout commentaire serait déplacé, puisque je n'ai pas lu le livre, mais disons qu'Elio Guerriero ne me semble pas s'écarter du politiquement correct, laissant supposer que sa biographie n'apportera pas de révélations fracassantes. On peut juste dire que ces "bilans du Pontificat", après celui de Roberto Regoli dans son ouvrage "Oltre la crisi della Chiesa" (dont la présentation, on s'en souvient, a été l'occasion d'une bombe lâchée par Mgr Gänswein sur le "pontificat d'exception" et la "papauté bicéphale" que nous avons sous les yeux, cf. Une nouvelle conception du ministère pétrinien?) sont peut-être un peu présomptueux et de toute façon prématurés malgré toutes les précautions rhétoriques pour les justifier.

Une petite note pour répondre à une question qui m'a été posée: le livre sera-t-il traduit en français?
Je n'en sais évidemment rien. Mon intuition me dit: tout dépend du contenu. Si l'intention - comme c'est probable (d'après les propos tenus jusqu'ici par l'auteur, et si l'on considère en outre que le livre est précédé d'une préface signée par François en personne) est d'accréditer la thèse de la continuité, ce n'est pas impossible. Mais Benoît XVI n'est pas un sujet éditorial "porteur" en France, les médias ont fait (et font encore) en sorte qu'il en soit ainsi.
A suivre, donc.

L'introduction l'Elio Guerriero


L'Osservatore Romano
24-25 août 2016
(via ilsismografo.blogspot.fr)
Ma traduction

* * *

Le 30 Août sort dans les librairies italiennes le livre Servitore di Dio e dell’umanità. La biografia di Benedetto XVI (Milan, Mondadori, 2016).
Le livre est l'œuvre d'Elio Guerriero, longtemps responsable éditorial chez Jaca Book et aux Edizioni San Paolo, pendant plus de vingt ans directeur de l'édition italienne de la revue "Communio".
Dans les années quatre-vingt, il a fait la connaissance du cardinal Ratzinger et a supervisé la traduction d'un grand nombre de ses œuvres et de plusieurs anthologies. Collaborateur de l'édition italienne des Opera Omnia (Libreria Editrice Vaticana), il trace dans ce livre un portrait du théologien et du pape divisé en dix-neuf chapitres.
«Déjà dans sa jeunesse, et plus tard dans ses années d'épiscopat à Münich, Benoît XVI a réalisé que la communauté des croyants était destinée à devenir une minorité en Europe», écrit l'auteur en conclusion. Il poursuit: «En somme, mieux vaut une communauté numériquement réduite, mais participant à la vie liturgique et sacramentelle, et prête à témoigner de sa foi. Seule une communauté de ce genre, qui ressent la compréhension des pasteurs, a un avenir devant elle, elle se resserre autour du Christ, le Fils de Dieu, le Bon Samaritain qui guérit les blessures de tous les hommes.
Pour eux, le pape a écrit ce dernier livre, qui n'est pas un ouvrage d'érudition. Il naît, au contraire du désir d'engendrer un amour passionné pour Jésus de Nazareth. Cela aussi est une grâce du pontificat de Benoît, tenacement poursuivie et terminée avec la sollicitude aimante du pasteur et la sagesse mûre du théologien».

Du livre, nous anticipons la préface de François, et une interview avec Benoît XVI, publiée en annexe au livre, et la quasi-totalité de l'introduction.

Introduction
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Une biographie de Joseph Ratzinger-Benoît XVI doit nécessairement partir d'une constatation historico-géographique. Il est né en Allemagne en 1927, durant la funeste montée du nazisme qui devait laisser tant d'horreurs derrière lui. Comme beaucoup de catholiques allemands, il a grandi en refusant toute forme de violence, mais aussi en essayant de survivre à cette vague de barbarie de l'Allemagne qui s'étendit dangereusement à toute l'Europe.
La tourmente de la guerre l'amena, durant sa période de formation, à s'approcher de deux penseurs, Augustin et Bonaventure, qui avaient mis le temps au centre de leur réflexion.
Le père africain plaçait l'amour de Dieu au début de l'histoire et de sa grâce, annoncée par Jésus, comme un don concédé à la faiblesse de l'homme.
Le vieux 'magister' parisien, devenu ministre général des franciscains, en même temps que le tournant historique amené par le poverello d'Assise, souligna la continuité de la révélation de Dieu qui, culminant en Jésus-Christ, reste toujours vivante et active dans le temps, en dépit de la faiblesse et la corruption des institutions. Mais malgré les illusions millénaristes de Joachim de Fiore et de ses disciples de tous les temps, elle est inévitable. Le Royaume de Dieu annoncé par Jésus est certes proche par la présence de la grâce et les sacrements, mais, encore une fois, il n'est pas dans les possibilités de l' homme de le réaliser ou même d'en hâter la venue.
À Vatican II, soutenu par la pensée des deux docteurs de l'Eglise, mais aussi de deux théologiens contemporains comme Henri de Lubac et Hans Urs von Balthasar, Ratzinger fut un adversaire convaincu de la vision naturaliste de la Scholastique qui dominait encore dans les congrégations et les universités pontificales. Quelques années plus tard, cependant, avec la même fermeté, il prit ses distances de Rahner, de Kung, des théologiens de libération et d'autres qui, à son avis, en insistant trop sur la nouveauté, couraient le risque de rompre le fil de la tradition. Pour Ratzinger, celle-ci est comme un cours sans ininterruption, qui remonte aux origines apostoliques et à Jésus lui-même.
A Münich, le cardinal fit la connaissance de la Integrierte Gemeinde (1), un petit mouvement de chrétiens, que l'horreur nazie avait conduits à repenser à l'Israël éternel et à la dette de gratitude des chrétiens envers le peuple de la promesse. Partant de ce stimulus, il a élaboré la pensée des nombreuses religions et de la seule alliance faite par Dieu avec l'humanité à travers les fils d'Abraham. Dans cette optique, sa pensée de la révélation commencée dans l'alliance au Sinaï et portée à sa plénitude par Jésus avec la nouvelle loi proclamée sur le mont des Béatitudes, a pris forme.

En tant que préfet du vieux Saint-Office, Ratzinger a essayé de seconder l'oeuvre de Jean-Paul II, mettant finalement un terme aux conséquences néfastes du nazisme et de la guerre, et rappelant l'Europe non seulement à ses racines chrétiennes, mais aussi à l'amour, à la beauté capable de façonner et de donner des formes accueillantes à des pays et des villes, à des environnements et à des paysages.
En tant que Pape, Benoît XVI, comme il l'avait fait à Münich, a estimé que sa tâche n'était pas tant de réformer de vieilles institutions, mais, en regardant plus loin, d'inviter l'Église à la foi et à la metanoia - le changement des cœurs requis par les scandales sexuels et économiques.
À tous les hommes, il a rappelé que le doute appartient non seulement aux croyants, qui ont le devoir d'expliquer les raisons de leur foi, mais aussi à ceux qui regardent la création d'un œil de sympathie, et à ceux qui gouvernent le monde avec responsabilité. L'amarrage de Platon dans le monde de l'esprit reste une possibilité sérieuse pour l'homme qui s'interroge avec conscience et loyauté, avec la raisoon qui le distingue parmi les créatures.
Son héritage est dans la défense inlassable de la vérité, bien précieux pour l'humanité tout entière, dans l'encyclique sur l'amour, qui concerne tous les hommes à la recherche d'un sens, d'une possible cohabitation dans la fraternité.
Un autre héritage de grand poids de son pontificat est la renonciation au ministère pétrinien.
Après avoir, avec son vénéré prédécesseur, rappelé l'Europe à ses origines et à sa centralité, il a initié l'ouverture de l'Eglise vers de nouvelles frontières de la géographie et de l' esprit, et il l'a finalement introduite dans ce troisième millénaire dont Jean-Paul II parlait tant.

Je n'ai pas écrit ce livre pour donner une contribution à la cause de béatification de Joseph Ratzinger. Je suis au contraire convaincu que l'Eglise ferait bien de renoncer à la canonisation des Papes parce que, comme l'affirme le Père von Balthasar, cette pratique expose au risque qu'elle se canonise elle-même avec son histoire. De toute façon, la vie des papes se déroule toujours "sur le boisseau", à la vue des hommes du monde entier. Il convient de laisser le jugement sur leur oeuvre à la libre recherche des chercheurs. Cela aussi pourrait être un signe de l'ouverture qui est si chère à son successeur.
J'ai voulu en revanche raconter un honnête homme, amoureux de la Bavière et des livres, qui a quitté à contrecœur la chaire du professeur pour celle de l'évêque. Dans cette même attitude, il s'est mis en route vers Rome, éprouvant la joie contenue du semeur qui jette la parole dans l'espoir que beaucoup la recueilleront. L'acceptation de son élection comme successeur de Jean-Paul II fut une fois de plus un acte d'obéissance à la décision de ses frères dans l'épiscopat. Dans un essai célèbre, il avait parlé de la structure martyrologique du primat pétrinien. Dans le langage un peu contourné des théologiens, il voulait dire qu'être Pape requiérait la patience et l'endurance à la souffrance d'un martyr. Il n'imaginait pas devoir en faire l'expérience lui-même.
Toutefois, même sur le trône de Pierre, il s'avéra être un homme et un chrétien convaincu et cohérent. Le déficit de gouvernement, qu'on lui a reproché, s'accompagnait d'une invitation à la réforme et à suivre le Christ qui méritait un accueil plus convaincus. La fermeté avec laquelle il affronta les scandales sur lesquels on avait trop longtemps gardé le silence, ne trouva pas le soutien de ceux qui trop facilement, en prenaient leurs distances. Sur le terrain politique, enfin, le programme d'un nouvel humanisme pour le troisième millénaire fut accueilli au moins avec scepticisme par cette Europe à laquelle allaient pourtant les préoccupations et l'affection du pape allemand.

Un jugement sur le pontificat de Ratzinger ne peut pas ignorer le geste sa démission, longuement méditée et annoncée peu après le début de l'année de la foi. Ce ne fut pas un mouvement de rébellion, ni un pas indolore, mais un geste prophétique, accompli en présence de Dieu et avec son soutien. Ce n'est qu'ainsi qu'on peut expliquer la pacification qui s'en est suivie, la sérénité de celui qui sait avoir fait un choix douloureux mais juste. Le comportement de Ratzinger en tant que Pape émérite est encore plus significatif. L' obéissance et la proximité à François, en particulier dans les moments les plus délicats (???), coupent l'herbe sous le pied aux amateurs du soupçon et transmettent l'image d'un homme qui, après avoir longtemps été aux commandes, n'a pas oublié la vertu d'obéissance.

Les dernières années, le pape Benoît s'est rapproché de saint Benoît, le père l'humanisme monastique capable de garder unies la prière contemplative et l'intense activite silencieuse et harmonique. Dans son livre "Le christianisme et ls religions du monde", il rappelait la mort de saint Benoît, selon saint Grégoire advenue en un endroit élevé. Puis il commentait: «Il peut mieux voir, car il peut tout voir d'en haut, et il sait comment trouver cet endroit parce qu'il est devenu grand intérieurement. Et alors la lumière de Dieu peut le toucher, il peut la reconnaître et grâce à elle avoir une vue d'ensemble». Le monastère Mater Ecclesiae, où le pape Benoît passe la dernière partie de sa vie, se trouve lui aussi en hauteur. Ici, comme saint Augustin, le compagnon de voyage de toute une vie, il a trouvé la paix en Dieu, de là il reste en communion avec son successeur et toute l'Eglise. Il regarde l'humanité avec des yeux plus sereins, avec l'amour de Jésus, le Bon Samaritain qui guérit toutes sortes de blessures, avec la miséricorde dont parle son successeur. À tous, il laisse la semence si patiemment semée: à l'Eglise l'invitation à une suite de Jésus nouvelle et plus convaincue, aux religions et aux Etats l'exhortation à une coopération mutuelle sur la base d'une saine laïcité.

NDT


(1) Il en était question dans la très belle biographie de Chantal et Paul Colonge "Benoît XVI, la joie de croire" (2011).
Je n'ai pas le livre sous la main, mais voici ce que j'écrivais, au moment de la sortie du livre (benoit-et-moi.fr/2011-I):

« (...) il y a un chapitre assez mystérieux, sur un épisode pour moi totalement inconnu, intitulé "Joseph Ratzinger et l'énigme de la Communauté catholique intégrée" (en allemand "Katolische Integrierte Gemeinde". Faute d'avoir pu faire des recherches personnelles - car je ne lis pas l'allemand - il m'est difficile d'en dire plus, sinon que la KIG a été plutôt mal perçue par Peter Seewald.
Mais il me semble que cette relation "énigmatique" s'inscrit dans la curiosité intellectuelle (je dirais: "expérimentale") et la sympathie naturelle du théologien qui considère l'Eglise comme un corps vivant, donc en évolution, et s'intéresse beaucoup aux "nouvelles communautés" ecclésiales, c'est-à-dire aux formes imprévues que pourrait prendre l'Eglise de demain».