Communion, sacrement de la fraternité chrétienne


Un essai inédit (?) du jeune Joseph Ratzinger, en 1960. Ma traduction, d'après la version en italien qui servira d'ouverture du Tome VII des Opera Omnia à paraître cet automne (5/6/2016)



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L'essai présenté sur cette page est tirée d'une conférence qu'en 1960, à la veille du Concile Vatican II, Joseph Ratzinger, professeur de théologie fondamentale à l'Université de Bonn alors âgé de trente-trois ans, prononça pour L'Oeuvre catholique d'Éducation Religieuse de la ville de Leverkusen.
Inédit jusqu'à présent en Italie, "Idee fondamentali del rinnovamento eucaristico del XX secolo" (Idées fondamentales du renouveau eucharistique du XXe siècle) est l'essai d'ouverture du premier des deux tomes du volume 7 des Opera omnia de Joseph Ratzinger-Benoît XVI, qui rassemble les écrits sur le Concile et que la Libreria Editrice Vaticana publiera à l' automne (Joseph Ratzinger, L'enseignement du Concile, vol. 7/1, LEV, 2016, traduction par Pierluca Azzaro).

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Dans les trois/quatre derniers siècles, d'une manière assez unilatérale, on avait souligné que dans l'hostie consacrée, Dieu lui-même est présent. C'est, sans aucun doute, quelque chose de très important et de très grand, et en fin de compte, il est compréhensible que toute l'attention soit concentrée sur ce point. Et pourtant, ce n'est pas la chose décisive dans ce sacrement, et surtout ce n'est pas ce que le Christ avec son institution se proposait effectivement.

Le résultat de la conception du temps passé avait été que l'Eucharistie était entendue avant tout comme un sacrement pour adorer: Dieu est présent, donc on doit l'adorer. L'ostensoir fut de plus en plus enrichi (il n'existe que depuis la fin du Moyen Age), le tabernacle devint de plus en plus majestueux, couvrant presque entièrement la table de l'autel, nacquirent les processions et les prières pour l'adoration eucharistique. Mais surtout on osait à peine communier.

Dieu, on peut l'adorer: mais peut-on aussi le recevoir? Quel homme pouvait encore oser le faire? Recevoir la communion devint un événement rare, et dèjà le lendemain du jour où on l'avait faite, on n'osait pas la faire à nouveau.

Dans la conscience commune s'était solidement imprimée l'idée que chaque fois, avant de recevoir la communion, il fallait aussi toujours se confesser. Si ensuite (très rarement) on osait communier, le sens de cet acte était d'abord compris comme adoration: Dieu était présent et il était nécessaire de glorifier sa grandeur. Dans cette forme de piété, il y avait sans aucun doute beaucoup de bon et de sincère dont, aujourd'hui, nous aurions de nouveau bien besoin; aujourd'hui, peut-être que nous avons trop peu de crainte et que parfois nous allons trop légèrement à la table du Seigneur. L'ensemble, cependant, ne correspondait pas tout à fait au sens originel de ce sacrement.

Ce qu'on entend vraiment avec lui, on peut très facilement le reconnaître dans le signe que le Christ a choisi pour ce sacrement. Il dissimule sa présence sous la forme du pain. Nous pouvons nous demander très simplement: à quoi sert le pain dans la vie quotidienne? La réponse est simple: c'est un aliment.

Donc, il n'est pas à regarder, mais à manger. Si le Seigneur lie sa présence à la forme du pain, le sens d'un tel processus est absolument clair: même ce pain sacré, en premier lieu, n'est pas fait pour être regardé, mais pour être mangé. Cela signifie qu'Il est resté non pas pour être adoré, mais surtout pour être reçu. Encore plus que les tabernacles de pierre, ce qui l'intéresse, ce sont les tabernacles vivants, ce qui l'intéresse, c'est d'avoir des hommes qui soient remplis de Son Esprit, et qui soient prêts à rendre présents l'Esprit et la réalité de Jésus-Christ dans ce monde.

De par sa nature, l'Eucharistie existe pour être reçue, elle est une exhortation à nous laisser imprégner et remplir de l'esprit du Christ, pour ériger ainsi les tabernacles de Dieu là où ils sont vraiment nécessaires: au milieu du monde dans lequel nous vivons, au milieu des hommes qui sont autour de nous. C'est pourquoi la table d'autel, la table du repas, est plus grande que le tabernacle, parce que le Christ fait appel à nous pour être ses tabernacles dans ce monde, pour avoir le courage de son Esprit, de l'Esprit de vérité, de droiture, de justice et de bonté.

L'Eucharistie culmine dans la communion, elle veut être reçue. Si nous réfléchissons, un autre élément émerge. Que se passe-t-il réellement dans la sainte communion? Tous les communiants mangent un unique et même pain, le Christ Seigneur. Ils mangent à l'unique table de Dieu, dans laquelle il n'y a pas de différence, dans laquelle l'employeur et l'employé, l'allemand et le français, le savant et l'ignorant, ont tous le même rang.

S'ils veulent appartenir à Dieu, ils appartiennent à l'unique table: l'Eucharistie réunit tous en un unique banquet. Et, comme nous l'avons dit, en commun, il n'y a pas seulement la table, mais ce qu'ils mangent; sérieusement , c'est absolument la même chose: ils mangent tous le Christ, parce que les hommes sont tous unis spirituellement à la même réalité fondamentale du Christ, tous entrent en quelque sorte dans un unique espace spirituel qui est le Christ.

Dans un moment d'extase spirituelle, Augustin crut d'entendre la voix du Seigneur qui lui disait: «Je suis le pain des forts. Mange-moi. Ce ne sera pas toi, cependant, qui me transformera en toi, comme cela se passe avec la nourriture ordinaire, mais c'est moi qui te transformerai en moi». Cela veut dire que, dans l'alimentation normale, l'homme est plus fort que la nourriture. Il la mange, elle est décomposée dans le processus digestif et (dans ce qui est utile) assimilée au corps, transformée en substances propres de l'organisme, elle devient un morceau de nous-mêmes, transformée en la substance de notre corps.

Dans l'Eucharistie, la nourriture, c'est-à-dire le Christ, est plus forte, et elle est plus que nous. De sorte que le sens de cette nourriture est exactement l'opposé: elle veut nous transformer, nous assimiler au Christ, afin que nous puissions sortir de nous-mêmes, parvenir au-delà de nous-mêmes et devenir comme le Christ. Mais cela signifie en conséquence que tous les communiants, avec la Communion, sont tirés hors d'eux-mêmes et assimilés à l'unique aliment, c'est-à-dire la réalité spirituelle du Christ. Cela signifie à son tour qu'ils sont également fusionnés entre eux. Ils sont tous tirés hors d'eux-mêmes, et conduits vers un unique centre.

Les Pères disent: ils deviennent (ou devraient devenir) «corps du Christ». Et ceci est la véritable signification de la Sainte Communion: que les communiants deviennent entre eux une seule chose par le fait de se conformer à l'unique Christ. La signification première de communion n'est pas la rencontre de l'individu avec son Dieu - pour cela , il y aurait d'autres moyens - mais précisément la fusion des individus entre eux par le Christ. De par sa nature, la Communion est le sacrement de la fraternité chrétienne.

Cela me semble extrêmement important pour ce qui concerne la réception concrète de la Communion. Déjà dans nos prières après la Communion, nous devrions toujours prendre une conscience nouvelle que nous avons reçu le sacrement de la fraternité et nous devrons essayer de comprendre quel engagement cela nous impose. Ainsi, nous devrions donc redevenir beaucoup plus fortement conscient du fait que le catholicisme n'affirme pas seulement une relation verticale de l'individu avec le Christ et avec le Père, ni même simplement un lien avec le sommet hiérarchique suprême, le Pape, mais que le lien horizontale, le lien des communiants et des communautés eucharistiques entre elles appartient aussi fondamentalement à la nature du catholicisme.

Au fond, le nationalisme des peuples catholiques est quelque chose dont on devrait avoir profondément honte, qui montre à quel point le sens authentique de la communion avait été oublié. Être catholique ne signifie pas seulement que nous disons tous «oui» à Rome, mais que nous nous disons les uns aux autres «oui», nous reconnaissant comme cette unique communauté de ceux qui ont participé au Corps du Christ et, à travers lui, à l'Esprit de Christ.

Sur cette base, le christianisme primitif a interprété la nature de l'Eglise. On a dit: l'Eglise est le corps du Christ, et la chose devait signifier qu'elle est la communauté de ceux qui reçoivent ensemble le Corps du Christ, et de cette manière sont entre eux une seule chose. La nature de l'unité de l'Eglise s'accomplissait de façon visible par le fait que les communautés individuelles communiaient entre elles, c'est-à-dire par le fait que chaque chrétien pouvait recevoir la communion dans chaque communauté chrétienne et donc tous, au moyen de l'unique pain, savaient qu'ils étaient unis et liés à l'unique Seigneur et à son Esprit. Nous aurions de nouveau besoin d'un peu de cette conscience de ce qu'est l'Église: l'Église n'est pas un parti, n'est pas un appareil politique, mais elle est communauté dans le Corps du Seigneur. Elle a certes besoin aussi d'une administration et d'un appareil, mais elle est fondamentalement beaucoup plus que cela. (...)

Après tout ce qui a été dit, on ne peut plus considérer la communion sacramentelle simplement comme une simple prière privée où l'individu rencontre son Dieu, pour autant qu'il doive aussi le faire. La communion sacramentelle est plus: elle est le sceau de l'appartenance mutuelle des chrétiens entre eux par leur lien commun avec le Christ. C'est pourquoi elle est une partie essentielle de la Sainte Messe dans laquelle nous célébrons notre union avec nos frères grâce à notre frère Jésus-Christ.

Sur la base de cette conviction, dans le cours du renouveau eucharistique de ces dernières décennies, la Communion a été ré-insérée dans la Messe, de laquelle elle avait été abusivement retirée à la fin du Moyen Age. On était souvent allés jusqu'à ne distribuer la communion qu'n dehors de la messe. De cette façon, la Communion avait été rétrogradée à un acte privé d'édification, obscurcissant sa grande signification, c'est-à-dire de faire partie de cet événement d'ensemble, la Sainte Messe: le sceau de la fraternité entre Dieu et les hommes, et donc, à partir de Dieu, des hommes entre eux; l'inclusion de tous les hommes dans l'évènement de la Croix, afin que le monde entier soit remis à Dieu et ainsi ramené à sa signification authentique; l'appel de chaque individu à être tabernacle vivant de Dieu dans le monde.

"Communion" est de par sa nature une partie de la Sainte Messe, et c'est pourquoi elle y est normalement insérée. Si parfois il est nécessaire qu'elle soit en dehors, comme dans le cas de la communion aux malades, sa corrélation intime avec la célébration de la messe continue à subsister. Et n'est-ce pas beau, pour le malade, de savoir qu'avec la sainte communion, c'est l'événement de la messe et avec elle toute la Sainte Église qui vient à lui de son lit de douleur, de sorte qu'il participe à la communauté de l'Eglise, qu'il participe non seulement à Dieu, mais à l'acte d'amour du Seigneur, à son sacrifice qui est derrière l'hostie et dont elle est le gage et le témoignage?

A partir de là s'est développée une nouvelle compréhension de la question relative à la fréquence de la Sainte Communion. La communion n'est pas une récompense pour ceux qui sont particulièrement vertueux (qui, dans ce cas, pourrait la recevoir sans être un pharisien?), mais elle est au contraire le pain du pèlerin, que Dieu nous offre dans ce monde, qu'il nous offre dans notre faiblesse. Elle est notre «oui» à l'Église, à la communauté de ceux qui croient avec nous; elle est la modalité avec laquelle, vraiment et de fait, nous nous unissons toujours de nouveau à l'Église; elle est cet événement qui nous appelle sans cesse à sortir de toutes les relations purement terrestres, et rend réel le Divin-Eternel dans notre existence.

Voilà pouquoi c'est précisément l'homme en danger qui a un besoin continuel de cette réalisation de sa foi, au moyen de laquelle il vit la communauté de foi d'une manière vraiment concrète. Le regard vers la Communion dominicale doit être constamment pour lui une exhortation à être «communiant» dans sa vie quotidienne: autrement dit, à vivre en tant que chrétien; en effet, dans l'Église primitive, être chrétien revient à être «communiant», à être l'un de ceux qui participaient à la communauté dans le Corps du Seigneur qui est l'Église.

Du fait que l'Église est communauté eucharistique - et que, par conséquent, être chrétien et être «communiant» est la même chose - qu'être un chrétien consiste simplement dans la participation au corps du Seigneur (une circonstance dont tout le reste découle), de ce fait découle également la norme pour la fréquence de la communion: pour la personne qui travaille - et qui donc peut difficilement communier chaque jour - la communion du dimanche devrait être la norme, tandis qu'il peut être suffisant de pratiquer la Confession mensuellement ou même trimestriellement, selon sa disposition,.

Affirmer qu'il ne serait pas possible pour le chrétien normal de vivre aussi longtemps sans tomber dans le péché mortelle est une assertion qui signifie, en même temps, avoir une considération trop basse du chrétien normal et une considération faussement élevée du péché mortel. Un chrétien qui cherche sincèrement à vivre en tant que chrétien ne vit pas en étatde péché mortel, péché qui ne se produit pas accidentellement et marginalement: quelque chose qui arrive accidentellement, justement pour cette raison, n'est pas un péché mortel.

Je crois que là, nous devrions vraiment montrer plus de courage et plus de foi. Tout notre christianisme pourrait changer un peu de visage s'il était de nouveau évident qu'être chrétien et être «communiant» sont une seule et même chose. Etre chrétien devrait être à nouveau quelque chose de beaucoup plus réel, plus dynamique, plus originel et authentique.

La conscience d'appartenir à la communauté eucharistique pourrait être une nouvelle lumière aussi pour notre vie quotidienne. L'Eglise y gagnerait en caractère concret, notre condition de chrétien ne serait plus seulement un fait statistique, mais une réalité vivante.