La préface du P. Lombardi au t. 13 des Opera Omnia


Ma traduction complète... annoncée (12/12/2016)

>>>
Le volume 13 des Opera Omnia



On pourrait soupçonner ce beau texte d'être de complaisance, un simple hommage de circonstance, sorte de "figure imposée" pour quelqu'un qui est chargé de rédiger un discours de commande - on pourrait, oui, si l'on ne connaissait pas la personnalité et l'oeuvre du Pape désormais émérite. Mais tout ce qui est dit ici reste en deça de la vérité, ceux qui ont suivi sans préjugé son difficile pontificat le savent.
Je cite Nathalie D., qui (sans faire référence au P. Lombardi) m'écrivait ce matin:

Ratzinger a toujours été un visionnaire parce que:
1. il a toujours utilisé son intelligence aigüe et son esprit rationnel, et non-idéologique, pour anticiper les conséquences des faits et des courants d'idées sur le long terme.
2. sa connaissance de l'histoire et du coeur humain lui permet de deviner à l'avance le comportement probable des foules et des fidèles, même si les situations ne sont pas rigoureusement identiques selon les époques.
3. son expérience de la "conversion" inattendue (dans un pays aussi civilisé que l'Allemagne) et heureusement transitoire de son peuple au nazisme lui a fait comprendre ce qui peut fasciner les peuples et comment le mensonge peut se cacher derrière une apparence de vérité.
4. son jugement est imperméable à la mode du moment; laquelle se trompe pratiquement à tous les coups!
Il ne cherche pas à plaire mais à extraire la vérité des apparences admises par la majorité.
5. sa foi profonde, étayée par des années d'étude , de méditation et de mise en pratique, est pour lui un fil conducteur très sûr dans sa recherche de la vérité alliée à la charité (titre de sa dernière encyclique: CARITAS IN VERITATE).


Il faut donc savoir gré au P. Lombardi qui l'a côtoyé de près (au moins pendant les nombreux voyages internationaux) durant presque huit ans, d'avoir si bien illustré à quel point Benoît XVI a été - à sa manière délicate, toute personnelle et très originale - un grand communicant. Aux antipodes de son successeur, qui lui est universellement acclamé par le monde de la communication pour de mauvaises raisons (et l'on commence à voir aujourd'hui avec quels résultats!), il n'a pas été reconnu comme tel par les médias, tout simplement parce que ceux-ci refusent de voir ce qui les dépasse.
Mais la comparaison est cruelle, et pas dans le sens que certains ont cru au lendemain de sa renonciation.
Si l'on ne connaissait pas sa gentillesse, sa générosité et sa modestie, on dirait: trois ans après, c'est la revanche de Benoît XVI.

Introduction au volume XIII des Opera Omnia de Joseph Ratzinger


F. Lombardi


Original en italien: www.fondazioneratzinger.va
Ma traduction

* * *


Le fait qu'au cours de ses activités, Joseph Ratzinger ait été disponible à accorder de nombreuses interviews d'ampleur variée, au point que certaines d'entre elles soient d'une importance telle qu'elles sont considérées comme dignes d'être incluses dans la série des Opera Omnia, est déjà en soi une circonstance remarquable.
De nombreuses personnes ayant acquis une grande réputation pour leur compétence ou leurs responsabilités reçoivent des demandes d'interviews de journalistes ou de communicants. Mais dans le cas de théologiens ou de représentants de la culture, cela ne se produit pas souvent, à moins qu'il ne s'agisse de personnes qui ont consciemment assumé le rôle ou la figure de commentateurs sur des questions ou des faits d'actualité en obtenant un certain succès, ou de personnes qui ressentent un certain goût à se trouver sur les pages des journaux ou sur les écrans de télévision, et ont donc établi une relation de disponibilité et d'intérêt mutuel avec les opérateurs de communication, qui sont constamment à la recherche de visages, de voix, de commentaires destinés à capter l'attention du public.
Joseph Ratzinger n'a certainement jamais été animé par la recherche de la notoriété médiatique et a toujours poursuivi avec clarté et méthode, sans se perdre en bavardages, les objectifs prioritaires de son travail de recherche et de son service culturel et pastoral. Si par la suite, il a atteint un large public, non seulement avec ses écrits théologiques, mais aussi avec ses interviews, c'est certainement par un choix personnel et conscient de sa part d'utiliser également cette voie pour atteindre l'objectif de son ministère de théologien, de pasteur, de responsable dans la vie de l'Eglise.

Mais il ne suffisait pas qu'il soit disponible à l'utilisation de cette forme de communication. Il fallait également qu'il sache parfaitement l'utiliser. L'importance et le succès des interviews de Ratzinger sont l'une des meilleures confirmations de la clarté de sa pensée et de la haute qualité de son expression. Ces qualités, qui apparaissaient déjà admirablement dans ses conférences et dans ses écrits (rappelons-nous le succès extraordinaire de l'Introduction au christianisme), dans un certain sens s'exaltent dans le dialogue. Ratzinger est non seulement un penseur profond et et de très vaste culture, mais c'est une personne extraordinairement capable d'exprimer ses pensées avec clarté et ordre, pas seulement quand il expose les textes préparés précédemment, mais aussi quand il répond aux questions qui lui sont proposées à l'occasion de conversations ou d'entretiens. Et cela en allant droit au cœur de la question, sans digressions inutiles, sans circonlocutions compliquées, sans lourdeurs de sophistication érudite, et avec une capacité de synthèse vraiment hors pair. En ce sens Ratzinger - c'est une question qu'à mon avis, on n'a pas assez souligné - est un grand, grand communicateur.

Si donc l'intervieweur est sérieux et suffisamment compétent, et a bien réfléchi aux questions à poser, aux thèmes à aborder durant la rencontre prévue, la conversation se développe avec limpidité, sans perte de temps, et il est ensuite relativement facile d'en transcrire le texte final, qui n'a pas besoin de beaucoup de travail de "nettoyage" ou de remise en ordre, parfois même, de façon inattendue, qui en nécessite peu, ou pratiquement pas ...
Joseph Ratzinger a toujours été disponible au dialogue, à la confrontation dans les domaines de sa compétence, sans crainte d'affronter les questions difficiles. Un fait qui a probablement été favorisé par une circonstance caractéristique de la première période de son activité, c'est-à-dire l'enseignement dans les facultés de théologie incluses dans les universités allemandes, qui porte naturellement à une situation de rencontre, de dialogue et de débat avec les personnes, les disciplines et les différents courants culturels, rendant impossibles la fermeture sur soi-même, la peur ou la timidité, ou un enseignement qui ne s'expose pas aux stimuli de la culture moderne et aux défis du temps présent. Mais plus importante est son attitude fondamentale de rigueur, ou mieux, son honnêteté intellectuelle et spirituelle devant Dieu et devant les hommes, qui l'empêche absolument d'éviter les vraies questions qui lui sont proposées, aussi difficiles et désagréables qu'elles puissent être. A cela s'ajoute, au fil du temps, la responsabilité croissante de pasteur et de guide dans le domaine de la doctrine de l'Eglise, qui impose d'affronter humblement, mais courageusement les questions posées par un public et un peuple de plus en plus vaste, pour «donner raison de l'espérance qui est en nous», comme le demande saint Pierre (1 Pierre 3:15).
La disponibilité avec laquelle Ratzinger a rencontré ses intervieweurs, une fois que le sérieux de leurs intentions était établi, les a toujours frappés, d'une certaine manière les a surpris, allant au-delà de leurs attentes. La conversation pouvait se déployer avec une grande ampleur, sans opposer de résistance, sans craintes, même quand il assumait la plus haute autorité dans l'Église - Préfet de la Congrégation de la Doctrine de la foi et même, pour finir, Pape - comme cela fut le cas en particulier à l'occasion des quatre «grandes» interviews de Ratzinger, les quatre «livres-interview» qui sont rassemblés dans ce volume XIII des Opera Omnia.
Ils ont été réalisés à de longs intervalles de temps les uns des autres: en 1984, deux ans après avoir été nommé préfet; en 1996, dix ans après le précédent; en 2000; et en 2010, au cœur de son ministère pétrinien. Chaque fois, le prestigieux interviewé a voulu consacrer plusieurs jours aux conversations, avec un rythme précis des temps de dialogue et des intervalles suivants, dans un endroit calme, favorisant la concentration et la réflexion (respectivement le Séminaire de Bressanone, la Villa Cavalletti à Frascati, l'abbaye de Montecassino, la villa papale de Castel Gandolfo). Donc rien précipité ou d'improvisé.

Il est intéressant que Ratzinger ait accepté la proposition de ces longs entretiens juste au moment de ses plus hautes responsabilités ecclésiales et à distance de quelques années l'un de l'autre. Il ne s'agit certainement pas seulement d'un acquiescement au grand désir des intervieweurs et de leurs éditeurs respectifs, mais d'un choix conscient d'une voie de communication différente et complémentaire de celle qu'il utilisait déjà normalement - conférences, discours, homélies, catéchèses, documents du Magistère ... - et d'une opportunité de donner des explications et des réponses aux questions (et aux objections) accumulées au fil du temps et de différents points de vue sur sa personne, ses choix et ses orientations.

Nouis savons bien que Joseph Ratzinger n'a pas toujours été bienveillant dans ses jugements sur le travail des journalistes et des médias, en particulier, par exemple, à propos de la présentation du Concile Vatican II, quand il a parlé, avec une connotation négative, d'un «Concile des médias». Nous savons aussi que - surtout à cause de son service en tant que préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi - il n'a pas bénéficié d'un «préjugé favorable», mais plutôt négatif de la part d'une grande partie du monde des médias. Précisément pour cette raison, il est digne d'être noté qu'il ait accepté et cherché consciemment d'obtenir l'aide de professionnels de la communication (principalement deux: Messori et Seewald, le second ayant été ensuite privilégié en raison de la langue) pour parler à un très large public, au-delà du cercle des initiés, mais aussi de celui des catholiques pratiquants, en essayant de répondre avec une grande ampleur aux questions des gens ordinaires, interprétées par les intervieweurs, dans un langage simple et sur le ton de la conversation. Ratzinger n'a jamais «couru après» les médias et ne s'est jamais laissé flatter, mais il est pleinement conscient de vivre dans un monde largement caractérisé par le développement de la communication et donc de la nécessité de régler ses comptes avec elle et de l'utiliser pour mener à bien sa mission personnelle et la mission de l'Eglise.

Etant donné que l'intervieweur essaie toujours de présenter au public une personne concrète, les livres-interview ont l'avantage d'ouvrir des fentes sur la personnalité de la personne interrogée, sur les aspects de sa vie quotidienne, de sa méthode travail, de ses relations avec d'autres (comme le préfet avec le Pape Jean-Paul II), de ses sentiments et de ses attitudes face aux situations et aux difficultés de la vie de l'Eglise. Ils sont donc une contribution importante à la connaissance plus complète de la personnalité et de l'œuvre de Ratzinger.
Dans le même temps, ils offrent, avec un ton discursif et un langage facilement accessible, des réponses succinctes mais claires et parfois vraiment courageuses sur un grand nombre de thèmes importants et débattus affrontés par le Cardinal préfet ou le Pape, à la fois dans le domaine doctrinal et dans le ministère ou le gouvernement de l'Eglise. Dans un sens, ils permettent d'établir une évaluation de la situation de l'Eglise du point de vue exceptionnel de l'interviewé, et un certain «bilan» de son service ecclésial. Il n'est donc pas du tout surprenant que chacun de ces volumes ait représenté en son temps un important «événement éditorial».
Ainsi, dans le cas du premier livre-interview, Rapporto sulla fede ("Entretiens sur la foi"), qui constituait une nouveauté absolue et donc très osée de la part d'un préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi (pour ne pas parler du précédent Saint-Office ...), on fut frappé par la courageuse sévérité du bilan sur la situation de l'Eglise après le Concile Vatican II, qualifiée en termes non équivoques d'«authentique crise qui doit être traitée et guérie». Le Préfet entrait même dans le vif de la relation entre la théologie et le magistère: question sur laquelle il était - avec son identité de théologien - particulièrement attendu au tournant. En outre, il expliquait avec clarté sa vision des problèmes liés à la Théologie de la Libération, et donc la ligne suivie à cet égard par la Congrégation: une des questions les plus cruciales des premières années de ses responsabilités en tant que Préfet.

A dix années de distance, le deuxième livre-interview, "Le Sel de la Terre", sera l'occasion d'un nouveau bilan sur la situation de l'Eglise à la fin du millénaire. Ratzinger dit clairement que la question centrale est la crise de la foi, particulièrement dans la chrétienté occidentale, dans le contexte de la domination de la technique et du relativisme. Nous nous trouvons face à une réflexion sur la situation culturelle et spirituelle du monde, où l'Eglise doit être prête à vivre dans une position de minorité, mais pour cette raison de plus en plus capable de porter l'annonce joyeuse de l'Evangile pour guider le monde à Dieu. Peut-être peut-on commencer à entrevoir les lignes directrices d'un futur pontificat, qui devaient mûrir encore plus quelques années plus tard dans le troisième livre, Dio e il mondo ("Voici quel est notre Dieu").

Il y a encore une nouveauté sensationnelle avec le livre-interview réalisé au cours du pontificat, "Lumière du monde". Jean-Paul II avait aussi publié, avec Messori, un livre d'entretiens Varcare la soglia della speranza ("Franchir le seuil de l'espérance"), mais c'était en fait une interview écrite, qui n'était pas née d'une vraie conversation. Benoît XVI, en revanche, accepte le défi de la conversation avec le journaliste, même s'il le connaissait déjà et avec une formule éprouvée comme Préfet. Mais le Pape est toujours le Pape ... Le nouveau livre fait sensation surtout parce que le Pape y accepte d'entrer, avec sincérité et avec une sérénité totale et dans un sens désarmante, dans toutes les questions les plus sensibles et même douloureuses de la première partie de son pontificat, sur lesquelles s'étaient déjà développés des débats médiatiques de grande résonnance, comme ceux sur le célèbre discours de Ratisbonne, sur les lefebvristes et l'«affaire Williamson», sur l'utilisation des préservatifs, sur les abus sexuels commis par des membres du clergé ... Il est clair que le livre-interview est dans ce cas l'instrument le plus approprié, choisi en toute conscience et avec courage par Benoît XVI pour donner, en une seule fois, une large série de réponses aux nombreuses questions sur son pontificat qu'il sent dans l'air et que le journaliste lui propose de façon systématique. On y trouve des déclarations très importantes. Personnellement, je crois juste de souligner que c'est dans ce livre que Benoît XVI exprime déjà, de la façon la plus claire et la plus précise - et c'est la seule fois où il le fait publiquement - la possibilité de renoncement au pontificat, et ses critères. C'est probablement l'affirmation la plus importante du livre tout entier.

En conclusion, les interviews accordées par Joseph Ratzinger, et en particulier les livres-interview font partie intégrante et non secondaire de son service ecclésial, et ils sont un instrument très important pour sa compréhension, tant dans le domaine de la doctrine et de la confrontation avec la culture de notre temps, que dans le domaine de ses activités de gouvernement de la Congrégation et de l'Eglise universelle. C'est pour cela qu'à juste titre, ils occupent une place à part entière dans le grand tableau des Opera Omnia.