Le drame de la morale



Il y a trente ans, dans le livre-entretien avec Vittorio Messori "Entretiens sur la foi", le cardinal Ratzinger établissait avec une précision chirurgicale le diagnostic sur la crise morale que traversait l'Eglise - une maladie dont on retrouve tous les symptômes dans "Amoris Laetitia" . Le diagnostic n'a pas pris une ride.(24/4/2016)

>>> Ci-contre: Vittorio Messori et le cardinal Ratzinger lors des entretiens qui donnèrent naissance au livre, Bressanone, été 84

 

Le drame de la morale


Joseph, cardinal Ratzinger – Vittorio Messori, « Entretiens sur la foi », Fayard, 1985, pages 95 et suivantes

Du libéralisme à la permissivité


(...) Aussi grave semble la crise qui affecte la morale préconisée par le Magistère de l'Église ; une crise qui est étroitement liée à celle, contemporaine, du dogme catholique. C'est une crise qui touche surtout pour l'instant le monde dit "développé", en particulier l'Europe et les États-Unis ; mais on sait que les modèles élaborés dans ces zones finissent par s'imposer au reste du monde avec la force d'un impérialisme culturel bien connu. En tout cas, pour reprendre les mots du Cardinal, « dans un monde comme l'Occident où l'argent et la richesse sont la mesure de tout, où le modèle commercial du libre-échange impose ses lois implacables à tous les aspects de la vie, l'éthique catholique authentique paraît désormais à beaucoup comme un corps étranger, lointain, une sorte de météore, qui s'oppose non seulement aux habitudes concrètes de la vie, mais aussi à la pensée qui les sous-tend. Le libéralisme économique se traduit sur le plan moral par ce qui lui correspond exactement : la permissivité. » Ainsi, « il devient difficile, sinon impossible, de présenter la morale de l'Église comme raisonnable, trop distante qu'elle est de ce qui est tenu pour évident, normal, par la majorité des gens, conditionnés par une culture hégémonique à laquelle ont même fini par se rallier de nombreux moralistes "catholiques" qui s'en font les défenseurs influents. »

A Bogota, lors de la réunion des évêques présidents des commissions doctrinales et des conférences épiscopales d'Amérique latine, le Cardinal a lu un rapport - encore inédit - dont le propos était de discerner les causes profondes de tout ce qui se passe aujourd'hui dans le domaine de la théologie, y compris la théologie morale à laquelle ce texte accordait une place conforme à son importance.
Il est donc nécessaire de suivre Ratzinger dans son analyse si l'on veut comprendre l'inquiétude qu'il exprime vis-à-vis de certaines voies où s'est engagé l'Occident et, à sa suite, certaines théologies. C'est surtout sur les questions familiales et sexuelles qu'il entend attirer l'attention.

Une série de ruptures


Voici ce qu'il observe : « Dans la culture du monde "développé" a été rompu avant tout le lien indissoluble entre sexualité et maternité. Séparé de la maternité, le sexe est hors de son contexte, il s'est trouvé privé de son point de référence : il est devenu une sorte de mine flottante, à la fois problème et pouvoir omniprésents. »

Après cette première rupture, il en distingue une autre qui en découle : « Une fois accomplie la séparation entre sexualité et maternité, la sexualité a été séparée également de la procréation. Mais le mouvement a même fini par aller en sens inverse : autrement dit, procréation sans sexualité. De là s'ensuivent des expériences de plus en plus outrageantes - dont est truffée l'actualité - de technologie médicale où la procréation devient précisément indépendante de la sexualité. Progressivement, les manipulations biologiques déracinent l'homme de la nature (dont le concept même, nous le verrons, se trouve contesté). On essaie de transformer l'homme, de le manipuler, comme on le fait pour toute autre "chose" rien de plus qu'un produit planifié à plaisir. »

Si je ne me trompe, fais-je observer, nos cultures sont les premières, dans toute l'Histoire, où se réalisent de telles ruptures ?
« Oui, et au bout de cette offensive visant à briser des liens naturels fondamentaux (et non pas, comme on le dit, seulement culturels), il y a des conséquences inimaginables qui découlent de la logique même qui commande à une telle voie. »

Pour lui, nous serions déjà aujourd'hui en train de payer « les effets d'une sexualité sans plus d'attaches avec la maternité et avec la procréation. Il s'ensuit logiquement que toute forme de sexualité est équivalente, donc également digne. » « Il ne s'agit certes pas, précise-t-il, de faire ici du moralisme rétrograde, mais de tirer avec lucidité les conséquences des données qui précèdent : il est en effet logique que le plaisir, la libido de chacun devienne le seul point de référence possible du sexe. Celui-ci, sans plus de raison objective qui le justifie, cherche une raison subjective dans l'assouvissement du désir, dans la réponse la plus "satisfaisante" possible pour l'individu aux instincts auxquels on ne peut plus opposer de frein rationnel. Chacun est alors libre de donner le contenu qu'il veut à sa libido personnelle. »

Il poursuit : « Il est donc naturel que se transforment en "droits" de chaque individu toutes les formes d'assouvissement de la sexualité. Ainsi, pour citer un exemple particulièrement actuel, l'homosexualité devient un droit inaliénable (et comment le nier avec de telles prémisses ?), et le reconnaître pleinement devient même un aspect de la libération de l'homme ».
Mais il est d'autres conséquences de "ces déracinements de la personne humaine dans sa nature profonde".
Il déclare en effet : « Détachée du mariage fondé sur la fidélité de toute une vie, la fécondité, de bénédiction (telle qu'elle était entendue dans toute culture) se retourne en son contraire : une menace pour le libre épanouissement du "droit au bonheur de chacun". Et voilà que l'avortement organisé, gratuit, socialement garanti, se transforme en un autre "droit", en une autre forme de "libération"».

« Désaccord avec la société ou désaccord avec le Magistère »


Tel est donc pour lui le panorama dramatique de l'éthique dans la société libéro-radicale "d'abondance".
Mais comment la morale catholique réagit-elle à tout cela ?
« La mentalité désormais dominante attaque dans ses fondements mêmes la morale de l'Église qui - je le faisais remarquer -, si elle entend rester fidèle à elle-même, risque alors d'apparaître comme un corps étranger, anachronique et gênant. C'est pourquoi, s'ils se veulent encore "crédibles", les experts occidentaux en théologie morale se trouvent placés devant une difficile alternative : il semble qu'ils doivent choisir entre le désaccord avec la société et le désaccord avec le Magistère. Selon le genre de questions, plus ou moins nombreux sont ceux qui choisissent ce second type de désaccord et partent à la recherche de théories et de systèmes qui permettent des compromis entre le catholicisme et les tendances en vogue. Mais cette divergence croissante entre le Magistère et les "nouvelles" théologies morales entraîne des conséquences incalculables ; d'autant plus que l'Église, par le biais de ses écoles et de ses hôpitaux, assume encore (surtout en Amérique) des rôles sociaux importants. Voici donc la lourde alternative : ou bien l'Église trouve une entente, un compromis avec les valeurs acceptées par la société qu'elle veut continuer à servir, ou bien elle décide de rester fidèle à ses propres valeurs (qui, à son avis, sont celles qui protègent l'homme dans ses exigences profondes), et alors elle se trouve mise à l'écart de la société elle-même. »

Ainsi, le Cardinal croit pouvoir constater « qu'aujourd'hui, le domaine de la théologie morale est devenu le principal champ des tensions entre le Magistère et les théologiens, d'autant plus qu'ici les conséquences se font sentir de la façon la plus immédiate. J'aimerais citer quelques-unes de ces tendances : les relations pré-matrimoniales sont souvent justifiées, du moins sous certaines conditions ; la masturbation est présentée comme un phénomène normal de la croissance de l'adolescent ; l'admission des divorcés remariés est continuellement reproposée ; le féminisme radical lui-même, particulièrement dans certains ordres féminins, peut ouvertement se manifester jusque dans l'Église. Quant au problème même de l'homosexualité, on assiste en ce moment à de nettes tentatives de justification : il n'a pas manqué d'évêques qui - par manque d'information ou par sentiment de culpabilité des catholiques envers une "minorité opprimée" - ont même prêté des églises à des gays pour accueillir leurs réunions. Il y a ensuite la question d'Humanae Vitae, l'encyclique de Paul VI qui réaffirmait le "non" à la contraception et qui non seulement n'a pas été comprise, mais a été plus ou moins ouvertement rejetée dans de vastes secteurs de l'Église. »

Mais, dis-je, n'est-ce pas peut-être justement le problème de la régulation des naissances qui prend la morale catholique traditionnelle au dépourvu? N'a-t-on pas l'impression que le Magistère se soit découvert ici sans vrais arguments décisifs ?
« Lors de la parition de l'Encyclique Humanae Vitae en 1968, il est vrai qu'au commencement du grand débat, la base de l'argumentation de la théologie liée au Magistère était encore relativement mince. Mais, entre-temps, grâce à de nouvelles expériences et à de nouvelles réflexions, elle s'est élargie de façon telle que la situation commence plutôt à s'inverser. En tout cas, afin de bien comprendre l'ensemble, il nous faut prendre ici quelque recul. Dans les années 30 ou 40, quelques moralistes catholiques, partant du point de vue de la philosophie personnaliste, avaient commencé à critiquer la fixation unilatérale de la morale sexuelle catholique sur la procréation. A ce propos, ils firent avant tout remarquer que la manière, classique dans le Droit canon, de considérer le mariage à partir de ses "fins", ne tient pas compte de l'essence entière du mariage. Le concept de "fins" est insuffisant pour rendre compte de phénomènes essentiellement humains. En aucune manière ces théologiens ne contestèrent l'importance de la fécondité dans le faisceau de valeurs de la sexualité humaine, mais ils lui assignèrent une place nouvelle dans le cadre d'une vision plus personnaliste du mariage. Ces discussions étaient importantes et ont apporté un approfondissement significatif de la doctrine catholique sur le mariage. Le Concile a repris le meilleur de ces idées et l'a confirmé. Mais c'est alors que commença à se dessiner une nouvelle ligne dans leur développement : alors que les réflexions du Concile se fondaient sur l'unité entre personne et nature en l'homme, on entreprit de présenter le "personnalisme" comme opposé au "naturalisme", comme si la personne humaine et ses exigences pouvaient entrer en contradiction avec la nature. C'est ainsi qu'un personnalisme outrancier a conduit certains théologiens à refuser l'ordre interne, le langage de la nature (qui, par contre, est en lui-même moral, selon l'enseignement catholique constant), ne laissant à la sexualité - y compris conjugale -, pour tout point de référence, que le libre-arbitre de la personne. Voilà une des raisons pour lesquelles on a rejeté Humanae Vitae, et c'est aussi pourquoi certaines théologies se sont trouvées dans l'incapacité de refuser la contraception. »

A la recherche de points fermes


Parmi les systèmes éthiques qui se créent peu à peu comme alternatives à ceux du Magistère, il n'y a pas pour lui que le "personnalisme poussé à l'extrême".
Devant les évêques réunis à Bogota, se référant aux discussions des théologiens moralistes dans le monde occidental, Ratzinger a esquissé les grandes lignes d'autres systèmes qu'il jugeait inacceptables : «Juste après le Concile, on s'est mis à discuter de l'existence de normes morales spécifiquement chrétiennes. Certains en arrivèrent à la conclusion qu'on peut trouver toutes les normes en dehors même du monde chrétien, et que, de fait, la plupart des normes chrétiennes ont été puisées à d'autres cultures, en particulier dans l'antique philosophie classique, notamment la philosophie stoïcienne. De ce faux point de départ, on en est inéluctablement arrivé à l'idée que la morale doit être construite uniquement sur la base de la raison, et que cette autonomie de la raison vaut également pour les croyants. Plus de Magistère, donc, plus de Dieu de la Révélation avec ses commandements et son décalogue. En effet, beaucoup soutiennent que ce décalogue, sur lequel l'Église a édifié sa morale objective, ne serait qu'un "produit culturel" lié à l'antique Moyen-Orient sémitique. Donc une règle relative, dépendante d'une anthropologie et d'une histoire qui ne nous appartiennent plus. Ici réapparaît alors la négation de l'unité de l'Écriture, tandis que refait surface l'antique hérésie qui déclarait l'Ancien Testament (lieu de la "Loi") dépassé et repoussé par le Nouveau (règne de la "Grâce"). Mais, pour le catholique, la Bible est un tout unitaire ; les Béatitudes de Jésus n'annulent pas le Décalogue confié par Dieu à Moïse et, en lui, aux hommes de chaque époque. Par contre, selon ces nouveaux moralistes, nous, hommes "désormais adultes et libérés", devrions chercher tout seuls d'autres normes de comportement'. »

Une recherche, dis-je, à ne mener que par les recours de la raison ?
« En effet, confirme-t-il; or, comme j'avais commencé à le dire, on sait que pour la morale catholique authentique, il y a des actions qu'aucune raison ne pourra jamais justifier, recelant en elles-mêmes un refus du Dieu-Créateur, et par conséquent une négation du bien authentique de l'homme, sa créature. Pour le Magistère, il y a toujours eu des points fermes, des poteaux indicateurs qui ne peuvent être déracinés ou ignorés sans rompre le lien que la philosophie chrétienne établit entre l'Être et le Bien. En proclamant au contraire l'autonomie de la seule raison humaine, une fois qu'on s'est détaché du décalogue, il a fallu partir en quête de nouveaux points fermes : où s'accrocher, comment justifier les devoirs moraux si ceux-ci n'ont plus leurs racines dans la Révélation divine, dans les Commandements du Créateur ? »

Et alors ?
« Et alors, on en est arrivé à ce qu'on a appelé la "morale des fins" - ou, comme on préfère dire aux États-Unis, où elle s'est particulièrement élaborée et répandue, la morale des "conséquences" - le conséquentialisme, rien en soi n'est bon ou mauvais, la bonté d'un acte dépend uniquement de sa fin et de ses conséquences prévisibles et calculables. Mais certains moralistes, s'étant rendu compte des inconvénients d'un tel système, se sont évertués à atténuer le "conséquentialisme" en "proportionalisme" : l'action morale dépend de l'estimation et de la mise en regard, faites par l'homme, de la proportion de bien qui est en jeu. Encore un calcul individuel, en somme - cette fois, de la "proportion" de bien et de mal. »

Mais il me semble, fais-je remarquer, que même la morale classique se référait à des modèles de ce genre : à l'estimation des conséquences, à l'importance du bien qui était en jeu.
« Certainement, répond-il. L'erreur a été de construire un système sur ce qui n'était qu'un aspect de la morale traditionnelle ; celle-ci ne dépendait certes pas - en fin de compte de l'estimation personnelle de l'individu. Mais elle dépendait de la révélation de Dieu, des "modes d'emploi" inscrits par Lui de façon objective et indélébile dans sa Création. C'est ainsi que la nature et l'homme lui-même, en tant que partie de cette nature créée, contiennent en euxmêmes leur moralité. »

La négation de tout cela, aux yeux du Préfet, conduit à des conséquences dévastatrices pour l'individu et la société entière : « Si nous quittons ces systèmes qui ont pris naissance dans le monde occidental du bien-être, souvent, nous découvrons même une morale "proportionnaliste" à l'arrière-plan des convictions morales de certaines théologies de la libération : le "bien absolu" (c'est-à-dire l'édification d'une société juste, socialiste) devient la norme morale qui justifie tout le reste, y compris - si nécessaire - la violence, le fait de tuer et le mensonge. C'est là un des nombreux aspects qui montrent comment, ayant rompu ses attaches avec Dieu, l'humanité tombe à la merci des conséquences les plus arbitraires. La "raison" de l'individu, en effet, peut tour à tour proposer à l'action les buts les plus divers, les .plus imprévisibles et les plus dangereux. Et ce qui semblait "libération" se transforme alors en son contraire, et montre dans les faits son visage luciférien. En fait, tout cela est déjà très exactement décrit dans les premières pages de la Bible. Pour l'homme, le noyau de la Tentation et celui de sa chute se trouvent là, dans ces mots qui sont tout un programme : "Vous deviendrez comme Dieu" (Gen. 3, 5). Comme Dieu : c'est-à-dire libres de la loi du Créateur, libres des lois mêmes de la nature, maîtres absolus de leur propre destin. Sans cesse l'homme en revient à vouloir être lui seul son propre créateur et son propre seigneur. Mais, au bout d'un tel chemin, ce n'est certes pas l'Éden qui l'attend. »